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Game Of Thrones : le problématique rapport au spoiler

Par Sullivan
15 avril 2014
Game Of Thrones : le problématique rapport au spoiler

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cet article contient des spoilers.
George R.R. Martin s'occupera de traiter vos lettres.

À une époque où tout va (trop) vite, une question, qui aurait semblé à peine justifiable il y a une dizaine d'années en dehors du cercle fermé des amateurs hardcore de Culture Pop, prend aujourd'hui des allures de drame sociétal, invoquée par l'avènement des tout-puissants réseaux sociaux, où chacun peut prendre la parole pour le meilleur, et parfois pour le pire.

Ainsi, alors que la culture du spoiler pré-Internet s'arrêtait à des anecdotes de conventions, où la culture était infiniment moins accessible qu'aujourd'hui (en Day One, 720p, sous-titres français et boisson à la main), celle-ci est aujourd'hui devenue mère de querelles, en témoigne la joute verbale à laquelle je viens de me livrer sur Twitter avec mon amour de Manu, pour savoir si une blague (référencée, et donc réservée à un public averti - le leitmotiv même du spoiler) sortie d'une série diffusée il y a 24h constituait un "gâcheur". Passons sur cette question un tantinet méticuleuse et revenons à ce 14 Avril un peu particulier. 

Alors que Game Of Thrones constitue aujourd'hui le plus grand phénomène de série TV tous networks confondus (The Walking Dead et True Detective ont beau faire/avoir fait de la résistance, rien ne vaut les aventures de Tyrion et des siens à l'échelle de leurs spectateurs respectifs), l'ensemble des publics - du plus large au plus hardcore - s'empresse de voir son épisode afin de retourner à Westeros profiter des dernières nouveautés tant qu'il est temps. Passons même le simple fait que les évènements qui ont choqué hier soir - la mort du très binaire et très méchant Joffrey - datent de 2003 et de la publication en V.O d'A Storm Of Swords et revenons quelques temps sur l'évolution criante du rapport au spoiler depuis l'année passée.

Quoique, restons un peu sur ces souvenirs d'une époque où Game Of Thrones n'était pas encore une série TV et où l'importance des spoilers était toute autre sur les réseaux sociaux. Souvenez-vous, mais n'allez pas faire un tour dans les vieilles timelines de vos amis lecteurs, qui à l'époque s'étaient lâchés (à raison) à l'annonce de l'adaptation TV de la saga de George R.R. Martin. Lorsque Game Of Thrones était encore une belle et grande saga de livres aux yeux des gens, et pas seulement une production télévisuelle, j'ai souvenir d'avoir lu les pires spoilers autour de la saga, concernant des évènements qui ne viendront qu'en 2015 ou 2016 (!) chez HBO, tant il était normal de débattre sur des questions telles que "Est-il normal que tel acteur, qui est en fait le frère d'untel, ait ce visage là et pas un autre ?" (Pardonnez moi le ton cryptique, j'essaye de vous éviter un spoiler de catégorie Godzilla) ou encore "Ah, Jack Gleeson a la tête parfaite pour jouer Joffrey, j'ai déjà hâte qu'il meure à son mariage." Oui oui, toutes ces choses sont sûrement passées sous votre nez à une époque où le nom de Daenerys sonnait plus comme un forfait de téléphone que comme le patronyme de la mère des Dragons. Et si tout a dérapé hier, avec des milliers de personnes qui s'imaginent plus malines que les autres à écrire "Oh, ENFIN ! #GoT" ou "IL EST MORT, ÇA Y EST!" (ce qui leur passe par la tête au moment de cliquer sur "envoyer", eux seuls le savent), ce n'était pas le cas il y a encore quelques mois. 

3 Juin 2013, la France commence une nouvelle semaine et The Rains of Castamere débarque sur les écrans. Connu par beaucoup comme le tournant de la série (il le sera encore plus d'ici quelques mois, vous pouvez donc le revoir dès maintenant), cet épisode est connu sous le nom de "Red Wedding" chez de nombreux fans. Déjà à l'époque, les réseaux sociaux sentent le souffre, mais l'ambiance reste bon enfant. Évidemment, certains cas isolés s'amusent à spoiler l'intrigue (la mort de Robb Stark et des siens) autour d'eux, pour se sentir à la pointe de l'actualité ou pour compenser des problèmes qui ne nous regardent pas. Mais plutôt que de gâcher la belle soirée de tout le monde, la plupart des gens jouent le jeu et partagent les désormais fameuses vidéos des réactions de fans devant la boucherie inattendue de fin d'épisode, et chacun garde pour soi, ou pour son cercle privé, les discussions autour du plus gros évènement TV de l'époque.
Comment expliquer donc la petite catastrophe d'hier soir ? Comment expliquer que nos voisins américains parviennent eux aussi à se faire spoiler par leurs propres sites d'actualité, qui diffusent l'image de Joffrey mourant dès l'en-tête de leur article, dès le Lundi matin ? N'y a-t-il de justice que pour les rares spectateurs qui ont le confort de découvrir un épisode dès sa diffusion ? La fameuse prescription est-elle devenue quasi-instantanée, devant la vitesse de diffusion de l'information? Il s'agit ici des mêmes questionnements de fond que ceux concernant le fact-checking, ce mal des temps modernes qui pousse les journalistes à publier d'abord, et à vérifier plus tard (attention, je ne clame pas haut et fort notre innocence, il nous est arrivé à plusieurs reprises de tomber dans le panneau et de vous emmener avec nous, et nous n'en sommes pas fiers). 

Certains argueront qu'il ne faut pas traîner sur les réseaux sociaux si l'on ne veut pas jouer avec les foudres d'Internet, mais jusqu'à preuve du contraire, ceux-ci n'ont pas été inventés pour les idiots en mal de reconnaissance et/ou d'humour dont la journée repose sur le fait de dégoûter ceux qui les entourent. Certes, il y a eu beaucoup de maladresse hier soir et j'ai moi-même vu quelques contacts écrire "Ah, enfin !" et réclamer ensuite l'ordre et le mutisme en commentaires pour ne spoiler personne, comme si leur statut ne suffisait pas. Il n'y a pas mort d'homme (dites ça à Joffrey, tiens), d'autant que d'autres argueront qu'il est de toute façon préférable de lire les bouquins et qu'il n'y a pas vraiment de spoilers tant que tout est déjà disponible depuis des années, mais ceux-là aussi se trompent. Le rapport à une œuvre est personnel et source des plus belles discussions pour animer vos journées, pas des pires conflits qui s'animent à cause de la mort d'un personnage dans une série qui compte déjà une vingtaine de héros sacrifiés.


Évidemment, les évènements d'hier soir prennent une tournure de ras-le-bol dans le rapport à l'intrigue, parce que deux publics se confrontent : ceux qui consomment leur série TV comme ils consomment un match de foot, et ceux qui aiment voyager, se laisser porter, découvrir et s'étonner. Nous en revenons donc aux sources de ce texte, et à cette époque où tout va trop vite. Il y a 10 ans encore, la mort de Joffrey aurait été une discussion de machine à café et le petit dernier de l'entreprise aurait mangé un spoiler en allant se couler un double expresso, sans que cela ne fasse débat. Aujourd'hui, il faut justement se débattre pour éviter la discussion, et consommer sa série avant que quelqu'un ne vienne la gâcher pour son petit plaisir sadique. En spoiler comme en amour, c'est le geste qui compte et c'est quand ce geste est intentionnel que le gâcheur prend toute son ampleur, alors qu'il aurait été anecdotique (quoique grave sur le moment) s'il avait été dévoilé par inadvertance. Loin de moi l'envie de vous dire qu'il s'agit ici d'une dérive sociétale et que les réseaux sociaux nous rendent tous plus pourris et plus égoïstes, d'autant que j'ai tendance à penser que l'individu est bien plus complexe que toutes les études qui lui sont consacrées, mais il serait de bon ton d'aborder les œuvres artistiques pour ce qu'elles sont intrinsèquement, et pas comme un vecteur des pires interactions sociales. 

Rappelons-nous 5 minutes cette époque où le rapport à la culture était bien plus difficile, parce que matériel, cher et parfois/souvent lointain, où découvrir une série passait par un épisode pioché au hasard à la TV avant de recoller les morceaux comme faire se peut. Souvenons-nous de cette époque où nos amis nous racontaient une intrigue avec toute la passion du monde, parfois en spoilant les 3/4 de celle-ci sans même y penser, et où la découverte d'une œuvre se faisait de mains en mains, dans le respect, s'étalant sur des semaines. Bref, je ne vais vous dresser la liste des différences de l'accès à la culture entre hier et aujourd'hui, d'autant que je suis partisan de la toile à cause de son rôle d'enseignant libre et instantané des peuples (je n'étais pas fan des aller-retours en vélo dans St Mars du Désert  pour aller emprunter 3 mangas tous les jours), mais il est parfois bon de questionner nos méthodes, nos habitudes, qui évoluent sans même que l'on s'en rende compte, conduites par la multiplication des biais et des technologies. Parce qu'une histoire, qu'elle soit une VHS ou qu'elle se finisse par .avi, ça reste un ensemble d'idées, mises bout à bout et dont la découverte reste le bien le plus précieux. En 1994, comme en 2014.