Critiques

Interstellar, la critique sans spoilers

Par Sullivan
31 octobre 2014
Interstellar, la critique sans spoilers
On a aimé
• Un film utile et sain
• L'audace d'aborder des thèmes jugés trop haut-perchés
• La direction artistique, somptueuse
On n'a pas aimé
• Le Pathos, meilleur ennemi de Nolan et d'Hollywood.
• Quelques inégalités de casting

• Cette critique est garantie sans le moindre spoiler •

Développant la culture du secret comme peu de ses contemporains à l'heure où Hollywood lève le voile sur ses films jusqu'à quatre ans avant leur sortie, Chris Nolan jouit d'une aura double lorsqu'il s'agit d'évoquer l'expérience de son dernier film en salles, lui qui incite presque inconsciemment son audience à se préserver des images de son futur long-métrage malgré l'inévitable danse de posters, trailers et autres extraits à quelques semaines de chacune de ses sorties. 

Vous l'aurez compris, c'est presque vierge d'hypothétiques spoilers que je m'apprêtais à découvrir Interstellar hier soir (après avoir vu la première bande-annonce seulement),  alors qu'un Chris Nolan toujours aussi Aristo-Britannique montait sur scène au Gaumont Marignan afin de présenter son film, sur les champs. 30 minutes d'une interview parfois flottante plus tard, le réalisateur était parvenu à ne rien dévoiler de son film, à l'exception peut-être de la place de celui-ci dans sa vie (et pourquoi à ce moment précis de celle-ci) et de quelques-uns des thèmes qu'il s'apprêtait à survoler, là haut dans son vaisseau. Son secret ? Simplement expliquer posément à l'audience les enjeux de la découverte totale d'un film en salles, particulièrement lorsqu'il s'agit d'une tentative (d'une ambition, diront certains) de proposer un "cinéma pur", évoquant à plusieurs reprises le chef d'oeuvre de Kubrick, forcément. Plus intéressé par les sentiments que par la spectacularité à tout prix, celui que l'on imagine comme un chef d'orchestre du 7ème art venait alors de dévoiler Interstellar avec une rare et sincère modestie. 

Conçu comme un leg psychologique de l'homme qu'il est devenu, et du devoir de paternité et de transmission en particulier, le projet annoncé dès la sortie de The Dark Knight Rises est certes conçu comme un best-of de la pensée d'un réalisateur définitivement intellectuel et néo-penseur, mais apporte surtout un constat plutôt qu'une alerte sur le traitement infligé à la Terre par ses plus tempétueux locataires, les humains. Nolan, Jonathan cette fois, va se servir de cet état de fait déjà largement porté à Hollywood (et magnifié par un Alfonso Cuaron qui a livré le film le plus abouti des années 2000 avec le dramatique Les Fils de l'Homme) pour offrir un socle à son histoire. Délivré avec finesse et malice, ce contexte est le parfait moment pour les deux frères de faire voler en éclat les pratiques d'une société toujours plus vampirisante et fondée sur les addictions en toute sorte, où l'histoire est plus que jamais racontée par les vainqueurs et où les priorités pour la race humaine sont étriquées eût égard à la situation inhérente de la terre, et de la Terre.

Du côté de l'image, Nolan étant un esthète affirmé depuis ses prises de position concernant la pellicule, l'IMAX et les différentes technologies à adopter pour éviter les fonds verts et les CGI autant que possible, on notera forcément l'absence de Wally Pfister, directeur photo attitré du réalisateur, passé lui aussi derrière la caméra pour son premier film plutôt sous-estimé, Transcendance. Là où l'artisan des lumières fabuleuses du Prestige et des autres succès de Chris Nolan offrait à ce dernier une image très marquée et définitivement cinégénique, le réalisateur fait avec Interstellar le choix d'une plus grande souplesse, particulièrement dans le premier tiers du film où la nature apparaît aussi majestueuse que menaçante, face à des protagonistes filmés avec  une énergie débordante, le magnétique Matthew McConaughey en tête.


Et si le socle d'Interstellar reste définitivement la nature et le rapport que chacun devrait entretenir avec les grands schémas - et le temps en particulier, le réalisateur trouve en son casting un écho parfait à ses interrogations et autres occasions de donner de la matière à penser. Développé au travers du prisme scientifique, le film ne délaisse jamais l'agnosticisme et les grandes questions auxquelles la Science ne peut apporter de réponses, en témoigne les thèmes soulevés par les personnages, allant de l'empirisme le plus naturel aux concepts les plus abstraits (et les plus salvateurs) tels que l'amour et le rapport à l'autre. C'est bien cette propension qu'a le Britannique à associer la spiritualité (qui, rappelons-le pour les encartés du fond, n'est pas l'apanage des religions) qui sublime le film, poussant certains concepts aux frontières de leur représentation tangible, sans peur du qu'en dira-t-on. 

Car si l'expression est toute faite et employée comme un tampon dans de trop nombreux cas, Interstellar souffre réellement des défauts de ses qualités. À qui aborde les grands thèmes s'opposent les grandes réflexions et le terreau d'une pensée qui n'en finit plus de progresser à mesure que l'art et la culture amènent la nature humaine à avancer (et ce malgré les bulles culturelles dans lesquelles celle-ci s'enferme). Et c'est particulièrement là que trébuche une fois de plus Chris Nolan, qui à grand coups de Pathos sabote presque son film dans son derniers tiers, malgré le déluge de concepts et de tentatives de représenter l'indicible.
"Trop Hollywoodien" diront certains, "trop souvent" diront les amoureux du cinéma de l'auteur. Sans rien vous gâcher de l'intrigue, jouez au calcul mental avec le temps qui passe dans le film et vous comprendrez le manque de finesse qui transparaît au travers d'un détail curieux, pour ne pas dire lourd. Ce revirement propre à sa filmographie est-il ordonné pour mieux plaire aux studios qui acceptent de financer son cinéma particulier, malgré les cartons avérés liés au nom de Nolan ? L'explication semblerait trop facile et il semble qu'il faille regarder ailleurs pour comprendre cette mauvaise habitude dont il pourrait se passer. 

Empruntant à la fois à Cuaron et Kubrick (la comparaison reviendra sans cesse tant que le film sera en salles), Interstellar résonne comme l'affirmation et l'aboutissement du cinéma de Chris Nolan. Débarrassé de la pression du fandom lié au Chevalier Noir et à sa trilogie milliardaire, le Britannique livre son film le plus personnel et le plus humain, sans oublier d'affronter avec maestria de sacrés challenges liés aux questions qui nous dépassent. Il en devient d'autant plus peinant de retrouver les défauts de la fratrie Nolan sur le dernier tiers du film, comme une ritournelle qu'on aimerait oublier avec un auteur qui affirme paradoxalement toujours plus son art à Hollywood.