Critiques

La Forme de l'Eau, la nouvelle toile de maître de Del Toro

Par Corentin
20 février 2018
La Forme de l'Eau, la nouvelle toile de maître de Del Toro
On a aimé
• Les thématiques
• Une vraie poésie
• Michael Shannon
On n'a pas aimé
• Le montage

Qu'est ce que le cinéma ? Est-ce un art ? Est-ce une industrie ? Cette année, la question frappe à la gorge comme un amer instant de lucidité. Entre les armées franchisées de grosses machines de guerre, errent dans le paysage d'Hollywood quelques vieux conteurs d'histoires. Des nostalgiques, des artistes, des poètes parfois, et parmi ceux qui auront réussi à devenir seuls suffisamment bons pour devenir importants, il y a Guillermo Del Toro.

La Forme de l'Eau est le troisième film de Guillermo Del Toro après Hellboy II, époque à laquelle le cinéaste mexicain coupe les ponts avec les commandes de franchises, pour se mettre à créer. D'aucuns regrettent l'immense Labyrinthe de Pan - pour eux, inégalé, ni par les robots géants, ni par l'hommage à une sorte d'épouvante poussiéreuse, terrains de ses dernières productions. Or, quand on lui demande quel est son film préféré, celui qu'il a pris le plus de plaisir à faire, Del Toro cite La Forme de l'Eau. Pourquoi ? Parce que le sujet l'intéresse ? Parce qu'il était plus libre ? Peut-être un peu des deux. 


La Forme de l'Eau est une histoire d'amour, qui raconte comment une jeune femme muette (Sally Hawkins) s'éprend pour une créature mystique arrachée à sa terre sud-Américaine par les Etat-Unis. Les origines de l'un comme l'autre sont floues. Del Toro s'ancre d'emblée dans le conte, avec ses codes, son il était une fois, et son ils vécurent heureux (à nuancer). Ensuite, il amène le réalisme d'une époque, et de ses opinions politiques généralement en retrait.

L'ichtyo sapien que Doug Jones met en mouvement joue comme une métaphore de l'autre, avec ses défauts, son aspect, sa nature profonde. L'amour selon Guillermo Del Toro, c'est transcender l'altérité et aimer quelqu'un pour ce qu'il est, une parabole qu'on retrouve dans le même terreau féerique, La Belle et la Bête servant d'exemple de référence. Mais ce n'est qu'une des nombreuses métaphores du film, puisque si l'homme poisson fascine, il effraye aussi, et ce n'est pas une poignée de villageois armés de fourches qui en veut à sa peau, mais une paire de gouvernements engagés à s'auto-détruire lentement.

La charge du Toro


Les pistes se lectures se confondent, mais en définitive, celle qui hurle le plus fort, celle que Del Toro surligne le mieux à travers sa caméra, est un propos follement actuel sur l'homme blanc et sa civilisation. Le métrage se situe au départ des années 1960, après la Crise des Missiles et l'assassinat de Kennedy. Mais ce que certains voudront lire comme un commentaire sur cette époque se recoupe avec adresse dans le paysage moderne. En particulier après l'année 2017, la prolifération de discours homophobes, racistes, la parole des femmes contre le harcèlement et le mécanisme défensif (affolant) de l'homme évidemment exempt de tous reproches - tout est présent. 

Del Toro aura fait ce choix : ses héros sont une femme muette, une femme noire, un homme homosexuel vieillissant. Son méchant, lui, est une caricature de fasciste imbu de lui-même et de ses convictions. Saisissant. Michael Shannon crève l'écran dans ce rôle - un agent du gouvernement, sadique, sexiste, raciste et chrétien. Il est obsédé par sa carrière, obsédé par sa réussite, obsédé par son style de vie american way. Le réalisateur ridiculise ce poster boy de la nation, encore vivace aujourd'hui (il a même pris la présidence entre temps), tout en rendant terrifiant la bêtise de ses croyances, la violence de ses actions.

Shannon évoque par bien des aspects le Captaine Vidal du Labyrinthe de Pan. C'est aussi un fasciste, un témoignage des pensées politiques de son époque. Un homme de pouvoir, cruel, violent, qui méprise les femmes. Le film rend même une sorte de clin d'oeil rétrospectif, et castre symboliquement Shannon comme il avait défiguré Vidal.

 

La Forme de l'Eau est au croisement du Labyrinthe, pour son mélange entre réalité et genre, entre le conte de fée et l'appui d'idées politiques marquées, et Crimson Peak. Lui qui rendait hommage à une conception passée du cinéma, et pensait le décor comme indissociable des actes et des personnages. Se rejoignent ici ces deux intentions, en moins poli. Del Toro insuffle par de petits détails une résonnance réaliste. Ses héros fument, jurent, aiment le sexe, chacun a le droit à son propre développement de caractère, son propre arc narratif, et tous amènent un regard différent au pavé que Del Toro jette dans la marre de l'occident. 

La structure n'en apparaît que plus forte, mais le réalisateur doit choisir. Son montage sacrifie en partie l'histoire d'amour dans les deux premiers tiers, où elle évolue en un nombre restreint de scènes et grâce à des effets de montage savoureux. C'est un des reproches à adresser : en cours de route, on rattache les wagons avec la romance, mais le coeur du film n'y est pas forcément. Ces choix de montages posent aussi la question du traitement de la créature, qui va énormément changer au fil de l'histoire (ici, point de divulgâchis). 

Del Toro détourne sa propre idée pour projeter ses idéaux politiques, un immense doigt d'honneur à la culture dominante. De même qu'aux studios, à qui le réalisateur dédie deux scènes. L'une parle de franchises, qui livrent des produits tout prêts au goût infect, l'autre des commandes d'un "producteur", qui demande à ce qu'on change une oeuvre pour satisfaire le client. 

Poésie de visuels 

 

Côté mise en scène, la liberté du réalisateur se ressent dans chaque mouvement de caméra. Il aime promener son regard autour de ses héros, toujours proches d'eux et en évitant les plans fixes à qui elle préfère de lents travelings. Il les enrobe dans leur environnement, participant à intégrer le décor dans leur construction, et se permettant de narrer à un certain rythme comme le récit d'un roman. 

La scénographie générale est un énorme travail, proprement irréprochable et plus entière que les plans à dimension humaine de Pacific Rim où le classicisme était de rigueur. L'habillage musical sert aussi la posture d'hommage. Desplat cherche les sonorités tonitruantes des vieux films d'horreur pour appuyer au départ l'aspect monstrueux de la créature, puis enchaîne avec de plus douces mélopées, mélancoliques et chaleureuses.

La façon de filmer l'eau est l'un des exercices de styles que se donne Del Toro. Celle-ci se présente chaque fois comme annonciatrice de quelque chose de familier, voire de romantique. Cette façon de faire revenir le thème dans les dialogues, les couleurs ou les détails visuels (nombreux, promenez vos yeux dans les décors), fait semble-t-il écho à une chanson que l'on entend en fin de film. Celle-ci est un thème amoureux, qui parle du fait de retrouver dans l'être aimé dans chaque détail de la vie, du quotidien, lorsqu'on n'a plus que lui en tête. C'est poétique. C'est beau. C'est bien.

 

Il y aurait d'autres propos à soulever, notamment sur le scientifique et la découverte, ou sur le langage, très intéressant. Mais il n'y aurait alors plus assez de place pour évoquer le style. Et quoi que personne ne sera surpris, il faut en passant par là : The Shape of Water est une réussite artistique irréprochable. 

Chaque scène est éclairée avec génie, chaque élément du décor posé au bon endroit, chaque musique part au bon moment et épouse les besoins de la scène. Del Toro arrive ici au pinacle de son style perfectionniste, de son amour pour le vétuste, les teintes de jaune ici en partie absentes, remplacées par le bleu et le vert, dans ses costumes et sa façon splendide de faire dialoguer l'hommage et la nouveauté. Doug Jones fait partie de cet ensemble artistique, et si le regard met un certain temps à oublier Abe Sapien, on finit par ne plus voir l'humain dans le costume passé le premier tiers. Tout est beau, tout est magnifique, c'est une toile de maître qui ne manque d'aucun coup de pinceau.

Et le supplément d'âme, alors ?

 

En définitive, on se demande ce qui fait que Guillermo Del Toro y arrive quand d'autres n'y arrivent pas. Il est vraisemblable que la Fox Searchlight aura laissé les mains entièrement libres au cinéaste. Mais ce niveau de réussite rare reste une nouvelle surprenante aujourd'hui.

C'est cet art du compromis qui fascine chez Del Toro, comme elle fascinerait chez Miyazaki -des oeuvres que tout le monde, dans lequel toutes les classes de cinéphiles se retrouvent. Un compromis entre le film à budget et le film d'auteur, entre l'auteur élitiste et l'auteur qui parle à un large public. Entre l'humour, la légèreté, la gravité, la violence. Entre un message politique et un message de conte. 

Il conviendra d'en reparler à l'avenir, mais au jugé, La Forme de l'Eau assome comme une déclaration d'amour au cinéma, parfait pour les déçus du Del Toro de ces dernières années, et peut-être son meilleur film depuis Le Labyrinthe de Pan. A noter, cependant, pour éviter comme souvent que la critique soit plus belle que le résultat : c'est la simplicité de son cinéma et la sincérité de son propos qui rendent Guillermo Del Toro saisissant. Ce que n'avaient sans doute pas compris les détracteurs de Pacific Rim, qui s'attendaient peut-être à un scénario plus élaboré - le réalisateur est avant tout un amoureux de l'imaginaire, pas le nouveau Christopher Nolan

 

La Forme de l'Eau, un film qui mérite déjà son commentaire audio pour pouvoir être évoqué en détails. Techniquement splendide, le métrage profite d'une exigence artistique de chaque instant, où chaque scène est parfaitement éclairée, chaque réplique parfaitement déclamée, et à être ainsi généreux le film se perd dans son envie de trop en faire avec un montage qui laisse un goût de quasi-sans fautes. On s'en contentera. On s'en réjouira. A conseiller aux amoureux d'hommes poissons, de reprises de Gainsbourg et de Michael Shannon méchant.