
• La structure en récit enchâssant qui n'empêche pas la clarté de la narration
• Les atmosphères différentes de chaque histoire
Quand on parle de littérature gothique, on cite souvent les livres d'Anne Radcliffe, et d'autres romans comme Le Château d'Otrante ou Vathek. En revanche, Melmoth ou l'Homme errant, de Charles Robert Maturin, est rarement mis en avant. C'est pourtant le plus intéressant – et peut-être le plus moderne – de tous les classiques gothiques du début du XIXème siècle. Il est temps de le dépoussiérer et de vous donner envie de le lire !
Melmoth ou l'Homme errant a été publié en 1820. A l'époque de sa sortie, il vient parachever toute la première vague de romans gothiques qui sévit depuis la fin du XVIIIème siècle. C'est Horace Walpole qui a ouvert le bal avec Le Château d'Otrante (1764), bientôt suivi par William Beckford (Vathek, 1786) et Anne Radcliffe. Bien sûr, ils sont loin d'être les seuls auteurs de ce mouvement, mais je vous sors les grands noms pour resituer le contexte. (Si vous en voulez d'autres, Jane Austen livre son best of personnel de romans gothiques dans Northanger Abbey. Sa liste des sept « romans abominables » se trouve facilement sur internet, et des universitaires se sont même penchés dessus.)
Bref, après toute cette première vague, Charles Robert Maturin, vicaire de son état (et oncle d'Oscar Wilde, pour l'anecdote), débarque pour nous livrer Melmoth ou l'Homme errant. Un sacré bouquin de la taille d'une brique (720 pages dans l'édition de Libretto), qui est immersif et qu'on ne parvient plus à lâcher une fois rentré dedans.
Alors, Melmoth ou l'Homme errant, ça raconte quoi ? Il y a deux façons de le résumer. Voici la première : l'étudiant Melmoth est appelé au chevet de son oncle mourant. Ce dernier lui lègue un mystérieux manuscrit qui évoque son ancêtre. Le jeune homme découvre aussi, bien caché, un portrait fascinant qui représente son aïeul. Comme le hasard fait toujours bien les choses dans les romans du XIXème siècle, un naufrage a lieu non loin de là. Et voilà t'y pas qu'un survivant fort sympathique, Stanton, révèle au jeune étudiant qu'il est à la recherche de Melmoth (celui du portrait). Le bougre serait donc immortel ! Stanton va donc raconter tout ce qu'il sait au sujet de Melmoth, l'homme errant.
L'autre façon de résumer le roman de Maturin, c'est de le présenter comme une compilation d'histoires où figure l'homme errant. En effet, outre le manuscrit découvert par le jeune héritier, Stanton raconte une histoire faite de récits enchâssés. C'est-à-dire qu'il va raconter une histoire dans laquelle un personnage raconte une histoire, dans laquelle un autre personnage raconte une histoire... etc. Melmoth ou l'Homme errant est ainsi un récit à plusieurs strates. On compte pas moins de six récits dans ce roman – qui portent tous un titre. Et si sa structure est complexe, Maturin ne perd jamais son lecteur, qui s'y retrouve parfaitement dans ces histoires imbriquées les unes dans les autres comme des poupées russes.
Un roman-monstre et un anti-héros marquant
Melmoth ou l'Homme errant, c'est un peu un roman-monstre. Pas forcément en raison de sa taille, mais de la variété d'histoires et d'atmosphères qu'il propose. On voyage ainsi d'un monastère sous l'Inquisition à une île tropicale perdue, en passant par des petits villages perdus en Espagne. Et le fil conducteur de toutes ces histoires, c'est Melmoth, le fameux homme errant. Cet anti-héros a fait un pacte avec le diable pour obtenir 150 ans de vie supplémentaire. Le seul moyen pour lui de se débarrasser de cette malédiction, c'est de la transmettre à celui qui l'acceptera. C'est la raison pour laquelle il apparaît à des gens désespérés, au bord du gouffre. Dans certaines histoires, Melmoth est une présence à peine évoquée. Une caractéristique qui n'est pas sans rappeler les nouvelles d'H.P. Lovecraft, qui admirait le roman de Maturin !
S'il est quasiment absent de certaines histoires, Melmoth tient en revanche un rôle central dans plusieurs d'entre elles. En particulier dans L'histoire des Indiens, qui permet d'explorer le personnage et ses motivations. Cette section du roman nous présente l'histoire d'Immalie, une jeune fille qui a grandi seule sur une île après un naufrage. Forcément, elle est l'incarnation de la pureté, elle est en phase avec la nature et chante divinement. (On est au XIXème siècle, ne l'oublions pas.) L'arrivée de Melmoth sur son île va changer la donne. A fil de leurs dialogues, la jeune fille s'éveille, prend conscience des notions de Bien et de Mal, et... une romance s'instaure entre les deux personnages. Et elle est bien plus intéressante que beaucoup d'autres sorties à la même époque ! Dans les romans gothiques, il est d'usage de voir l'héroïne poursuivie par unvillain ténébreux, puis de la voir épouser le jeune premier. Ou alors, comme Jane Eyre, de provoquer la rédemption de celui qu'elle aime. Point de tout cela dans Melmoth ou l'Homme errant ! Immalie aime Melmoth tel qu'il est. Pourtant, celui-ci fait clairement comprendre à la jeune fille (parfois de façon très amère et dure) qu'il est ce qu'il est, qu'il ne peut pas changer, et que leur relation est vouée à l'échec. Pour savoir comment tout ça finit, il vous faudra lire le roman...
Melmoth ou l'Homme errant, c'est aussi du fantastique, de l'épouvante, des visions à faire pâlir d'envie Goya, et de l'épique à faire frissonner un Oscar Wilde adolescent. Étant protestant, Maturin en profite aussi pour écrire une charge contre l'Inquisition et la vie monastique. (Les moines de son roman, coupés du monde, sont réduits à leurs instincts les plus plus sombres à cause de leur réclusion.) Le lecteur est face à un roman gothique qui reprend la plupart des codes du genres : les naufrages, l'ennemi ténébreux, la noble héroïne, les monastères, les visions... pour mieux secouer tout ça, le rendre plus moderne et y insuffler quelque chose de neuf ! Avec une multitude de personnages et d'atmosphères, Melmoth ou l'Homme errant crée un univers en soi. Le tout gouverné par Melmoth, anti-héros à la fois redoutable et magnifique, qui suscite la terreur ou l'amour chez ceux qu'il croise, et ne manque jamais l'occasion de placer une phrase élégante et cynique. Ce personnage est un précurseur, et a laissé sa trace chez beaucoup d'auteurs par la suite. (Notamment chez Lautréamont, avec Les Chants de Maldoror, que je vous conseille !)
Ne vous laissez donc pas rebuter par la taille du bouquin : si vous avez l'habitude de lire de la SF ou de la Fantasy, vous êtes habitués aux grands formats. Partez à la rencontre de Melmoth et vagabondez à ses côtés, le voyage en vaut la peine !
J'ai
lu Melmoth, l'homme errant en
me le procurant via le domaine public. Si vous souhaitez lire une
version papier, les éditions Libretto ont publié une nouvelle
traduction que vous pouvez commander ici.