
On a aimé
• Un joli travail de couleurs et d'éclairage
• Paul Rudd et Justin Theroux
• Duncan Jones qui filme Berlin
• Paul Rudd et Justin Theroux
• Duncan Jones qui filme Berlin
On n'a pas aimé
• Le montage et l'écriture
• Difficile de savoir ce que le réalisateur essaye de dire
• Trop long
• La fin, énorme raté
• Difficile de savoir ce que le réalisateur essaye de dire
• Trop long
• La fin, énorme raté
Annoncé, attendu, le dernier film de Duncan Jones a enfin fini par parvenir aux écrans connectés de notre monde. Au sortir d'une longue gestation, Mute se dessine comme une véritable curiosité. Difficile d'expliquer ce que le cinéaste avait en tête, ou ce que le public était en droit d'attendre - toujours est-il que le film est là, et difficile de le dire autrement, c'est une amère déception.
La voix d'une critique dont je reprends ici les mots expliquait récemment que l'erreur principale de Duncan Jones, à l'image d'un Neill Blomkamp, est d'avoir commencé sa carrière par son chef d'oeuvre. Acclamé pour son irréprochable travail sur Moon, le metteur en scène n'aura jamais su depuis égaler cette première entrée dans le monde du cinéma - et comme tout jeune metteur en scène, Jones aura depuis enchaîné les erreurs classiques. Travailler sur un projet de commande, puis s'éloigner du système pour revenir à une idée personnelle de l'approche créative - trop personnelle, et c'est là son second crime.
Mute n'est pas une coquille vide, elle est au contraire pleine, à rabord, d'éléments qui résonnent en lui comme de véritables propos intérieurs. Mais personne ne devrait avoir besoin d'être le biographe de Duncan Jones pour apprécier son cinéma, ou d'attendre une version commentée pour comprendre une écriture pesante, hasardeuse et un montage qui ne s'y retrouve pas. Faisons le point : quel est le récit, quel est l'argument ?
A New Career in a New Town

Le film Mute est l'histoire de Leo (Alexander Skarsgard), un barman muet de Berlin, en 2052. Cette situation temporelle a une importance plus esthétique que solide dans le film - on est ici dans un monde qui ignore une partie de ce que l'évolution de nos sociétés a pu accompagner en terme de technologies, comme si tout avait été écrit au sortir de la Guerre Froide. Un certain sous-texte sur l'histoire de Berlin accompagne l'avancée du métrage, par touches éparpillées où chacun trouvera ou ne trouvera pas de sens réel.
Leo est amoureux de Naadirah (Seyneb Saleh), une serveuse de son lieu de travail dont il partage la vie. En reflet de ce personnage, se dresse un autre segment, consacré à Cactus (Paul Rudd), vétéran de l'armée américaine et chirurgien, qui opère pour la mafia des bas fonds dans l'espoir d'obtenir des papiers pour fuir la capitale allemande et rentrer dans son pays natal avec sa fille. Le métrage va principalement s'articuler sur la quête de ces deux personnages, l'un cherchant sa femme manquante, l'autre évoluant à travers quelques scénettes avec son étrange ami Duck, campé par Justin Theroux.

Déjà, tout est confus et difficile à situer : les liens entre l'un et l'autre sont au départ brumeux, jusqu'à un renversement de situations réussi qui change la perspective et mène vers un second souffle tardif. Les moments de vie qui jalonnent le parcours de Cactus sonnent au départ comme des instants de sincérité bienvenues, alourdis par le parcours de Leo.
Le héros évolue d'un point A à un point B dans ce film qui imite Blade Runner dans ses défauts : une quête de polar où le personnage est ballotté sans point de chute, sans accomplir d'action concrète où se développer en filligrane de l'intrigue. Le challenge du film était de rendre vivant ce héros dépourvu de la parole - si le pari est réussi de ce côté là, l'écriture des dialogues sera une véritable tannée. On a l'impression que tout se résoud sans difficultés, quand le héros tombe chaque fois face à des interlocuteurs qui vident leur sac trop vite, trop facilement.
On voit circuler à droite et à gauche des scènes qui se répètent, fondées sur le mouvement et l'exploration d'une ville qui fait vite le tour de ses gadgets, pour en définitive retomber sur quelque chose d'assez simple. L'avantage étant que l'on apprend à connaître Cactus, qui développe une storyline intéressante, mais le temps d'écran partagé avec Skarsgard est un énorme problème vu ce que cet autre personnage accomplit de son côté. On s'ennuie vite, pour ne pas apprendre grand chose de plus.
Plus généralement, le rythme est fautif, à tous les niveaux. Après une jolie introduction, qui pose un confort visuel et sonore en surplus de fonds verts monstrueux (il sera intéressant de savoir combien Netflix a mis sur la table au moment de la post-production), s'installe un creux qui ne sera jamais réellement comblé. On passe d'actions utiles en actions utiles en se demandant ce que l'on cherche, et lorsque la fin survient, un quatrième acte se supperpose au troisième. L'épilogue d'un film qui refuse de se boucler rajoute à la lassitude de très, très nombreuses erreurs d'écriture éparpillées pendant les deux heures de durée.

Jones filme au départ avec une certaine envie, promenant sa caméra dans les décors de sa Berlin fantasmée pour exposer son univers. Celui-ci est intéressant : d'anticipation sur certains points, et brutalement conventionnel et quotidien sur d'autres. On sent l'amour ou la curiosité d'un metteur en scène qui aura accompagné son père (à qui le film est dédié) lors des enregistrements de la célèbre trilogie berlinoise, étant enfant.
Hommage à Bowie
Plus généralement, l'ombre de Bowie plane sur les intentions. Pas dans l'équippement esthétique - encore que le film soit généralement très joli à regarder. Fait des superbes éclairages de Gary Shaw, la colorimétrie riche de sens et faite de bleu et de jaunes supperposés, et un ensemble visuel souvent réussi, quand il ne s'agit pas de CGI (cette partie là est un autre loupé). La science-fiction ou l'hommage à Blade Runner passe généralement par les lumières, plus encore que par les inventions technologiques que se permet Jones pour aider à l'avancée du scénario : cette ville de polar, faite de jolis néons.
Mais c'est en vérité dans le sous-texte général que le réalisateur cherche l'image de son père ou plus généralement, du père. Ce qui fait de Paul Rudd le véritable héros du film est cette humanité complexe, parfois carnassière, que Jones instille, difficilement. La paternité était ce qu'il vantait comme message principal sur Warcraft, époque à laquelle il devient à la fois père et orphelin : en évitant d'aller trop loin dans ce propos, on peut essayer de comprendre quelques directions prises sur Mute, mais pas toutes et là vient le problème. Puisque, prise tel quel et sans le discours associé, ce message imperméable laisse un goût de bizarre ou d'absurde devant certains retournements.

Le film est un cauchemar de doubles sens, parfois génant dans ce qu'il essaye de poser sur ses héros. On s'intéresse moins à la ville, au passé, au contexte de ce monde jamais développé. L'arc narratif sert un propos assez flou, de même que l'idée sous-exploitée de son héros : Léo est au départ un Amish, et se pose dans le premier acte l'idée d'opposer cette nation qui refuse la technologie à un contexte de monde science-fictionnel. Son origine et sa conclusion se répondent mal, et en un sens, tomber la même semaine que La Forme de l'Eau chez nous est un réel handicap dans ce traitement du mutisme et de l'obsession pour l'eau au cinéma (mais, évitons la comparaison).
Puisque le rôle de la parole est aussi brumeux, de même que les nombreux jeux entre différentes langues ou la place occupée par Berlin dans tout cet étrange contexte culturel. On apprécie la peinture d'un monde underground riche, souvent ample dans le rôle occupé par par la sexualité sous-terraine, sans que cela n'amène grand chose à part des questionnements sur le sens du personnage joué par Justin Theroux. Glaçant, voire parfois monstrueux, ce-dernier rate sa dernière ligne droite en devenant simplement incohérent, là où lui et Rudd portent véritablement le film entre deux moments de creux.
D'une manière générale, on pourrait lister toutes les erreurs ou manquements dans l'écriture, ou simplement résumer cela à l'histoire d'un auteur en roue libre qui se perd en ne se mettant pas de limites. Jones explique en interview qu'il aurait aimé commencer sa carrière par Mute, et avoir travaillé dessus depuis seize années. Côté spectateur, on sent l'artiste raconte une histoire, claire à ses yeux mais horriblement boursoufflée. Du besoin d'être à ce point fidèle à ses idées que tout ce qui est en trop n'est pas retirer, même au prix du rythme ou de la cohérence, voire de la structure. C'est fâcheux.

C'est fâcheux parce que Paul Rudd fait un superbe travail, à contre-emploi dans ce rôle où on ne l'imaginait pas déployé ainsi. C'est fâcheux parce que le travail de couleurs et d'ambiances visuelles est réussi, passant d'une cuisine à l'ancienne où la lumière traverse les stores, à ce jeu entre les nuances de bleu de toute beauté, des costumes ou un usage des robots intéressants (mais là encore, effleuré).
Et surtout, c'est fâcheux pour Duncan Jones, qui n'aurait eu qu'à remonter son film dans un certain sens pour gommer une somme de défauts impardonnables, mais faciles à éviter. Côté production, on notera au passage que ce film risque de faire mal à Netflix, qui réalise coup sur coup avec The Cloverfield Paradox deux déceptions enchaînées - le lien ne s'arrête d'ailleurs pas là, puisque si God Particle est devenu un Cloverfield par la force des choses, Jones se permet aussi de faire de Mute une suite avouée de Moon.
Vous repérerez vous mêmes les (énormes) détails pointant à cette conclusion, mais le film souffrira grandement des effets négatifs du binge de la plateforme. On se demande si l'envie de ne communiquer que tardivement autour du film est volontaire. On se demande aussi si ce n'est pas justement là que le rôle des studios se place, si un artiste parti ainsi en roue libre n'aurait pas du être mieux canalisé.
Puisque le potentiel, l'univers et les acteurs sont bons, cet étrange objet que Netflix pose sous nos yeux fera (espérons le) plus débat que Cloverfield Paradox, à moins que comme d'habitude les fans ne poursuivent leur course au zéro sur dix sans essayer de juger des intentions d'un réalisateur qui aurait sans doute plus à dire avec un peu plus de retenue.
Mute est un échec - et c'est un constat horrible à tirer pour qui apprécie les deux premiers films du cinéaste. Là où sent que Duncan Jones cherche à nous dire quelque chose, le réalisateur se perd en refusant d'être didactique. Son héros bringuebalé, son anti-héros au sidekick douteux, un quatrième acte horriblement gênant, des scènes qui ne semblent mener à rien et un film qui ne cesse de perdre en intérêt malgré quelques soubresauts. En définitive, on aimerait aimer, mais rien n'y fait : la structure et la cohérence d'ensemble font défaut au réalisateur, qui aurait gagné à condenser, éclairer ou éclaircir, ou à retravailler son scénario pour s'épargner une balourdise qui ne passe définitivement pas. Dommage, mais l'avantage, c'est que ça reste compris dans votre abonnement.