
• L'anthologie propose même quelques chefs d'œuvres
• Il faudra attendre l'année prochaine pour une nouvelle fournée
Les éditions ActuSF proposent depuis plusieurs années une anthologie de nouvelles à l’occasion du festival des Utopiales, qui se déroulent chaque année à Nantes. Ce recueil sert à nous rappeler combien la littérature de l’imaginaire porte de grands écrivains et de grands textes. Après une préface savante de Roland Lehoucq, astrophysicien et président du festival des Utopiales et Sylvie Lainé, professeur en science de l’information et de la communication et romancière, les auteurs nous proposent tour à tour d’emprunter leur réalité pour éclairer la nôtre sous un jour nouveau.
Alain Damasio – Les yeux en face des trous
Alain Damasio ouvre cette anthologie avec la première partie de son nouveau projet littéraire : Fusion.
Charlie, agent d’entretien dans un hôpital de la mémoire, dérobe un flacon de Fuse, un révélateur de souvenirs lorsqu’il est mélangé au liquide sécrété par le corps (sueur, sang, larme, etc.) Avec son ami Bari, ils vont utiliser le produit comme une vulgaire drogue qui permet de visiter le souvenir de l’autre, mais l’arrivée d’une nouvelle employée au passé empesé va bouleverser le quotidien des deux hommes.
Une fois de plus, Alain Damasio livre un texte puissant qui soulève mille interrogations et qui nous laisse exsangues sur uncliffhanger insoutenable.
Aliette de Bodard – Immersion
Aliette de Bodard propose deux axes narratifs : celui d’un couple, un galactique et sa femme, et celui de Quy, une jeune Rong qui à la suite de l’échec de ses études est venue travailler dans le restaurant familial.
Si le récit s’articule autour des personnages, il tourne aussi autour d’un objet, l’immerseur qui agit sur le cerveau comme un moteur de recherche. L’artefact donne des informations sur la manière de se comporter. Comme un smartphone multifonction, il propose aussi d’aménager un avatar qui surimprime une image holographique sur le visage pour rendre l’apparence de chacun plus conforme aux normes de beauté dominante.
Avec intelligence, Aliette de Bodard crée un univers cohérent qui propose une critique de l’impérialisme culturel et de la notion d’identité.
Jérôme Noirez – Welcome Home
Welcome Home de Jérôme Noirez est un trip halluciné de deux personnages qui se font inviter dans une subréalité par un couple de gens fortuné.
La subréalité est un monde parallèle détenu par une entreprise qui n’est régie par aucune loi.
La nouvelle confronte un couple de personnages décadents à la Las Vegas Parano d’Hunter S. Thompson à la société hygiénique proposée par la Silicon Valley. Le résultat est un récit irrévérencieux, subversif et caustique qui montre une fois de plus tout le talent de Jérôme Noirez. Le meilleur texte de cette anthologie.
Philippe Curval – Un demi bien tiré
Deux amis se lancent un pari. Ils doivent se rendre chacun à un bar qui se trouve à équidistance de leurs deux logements. Ils devront faire escale dans chaque troquets qui se trouvent sur leur chemin, dans le seul but de prouver que la paradoxe de Zénon se révèle juste ou non. Si le paradoxe se vérifie, il ne devrait jamais être en mesure de rejoindre leur destination.
Philippe Curval propose une histoire amusante qui se laisse lire sans déplaisir.
Joël Champetier – Dieu, un, zéro
Un mathématicien est invité par un groupe de scientifiques dont les recherches sont financées par des groupes religieux. La nouvelle montre comment certains idéologues extrémistes opposent religion et science. La chute de l’histoire est la plus surprenante du recueil.
Daryl Gregory – Les aventures de Rocket Boy ne s’arrêtent jamais
Un homme s’installe de nouveau dans le quartier de son enfance. Cet événement est l’occasion pour lui de se remémorer les jeux avec son meilleur ami. Mais derrière cette nostalgie se cache un drame.
À l'instar de son roman, Nous allons très bien, merci, cette nouvelle montre combien Daryl Gregory arrive à traiter de sujets difficiles tout en restant juste. L’une des plus belles nouvelles de l’anthologie.
Jean-Laurent Del Socorro – Le vert est éternel
La nouvelle se déroule pendant le siège d’Amiens tenu par les Espagnols en 1597. Une troupe de mercenaires accueille, dans leur camp, une maure, Fatima, chroniqueuse du roi.
Jean-Laurent Del Socorro écrit une histoire d’amour comme une parenthèse dans la reconquête de la France par Henry IV. Cette nouvelle s’inscrit dans l’univers de son roman de fantasy historique, Royaume de vent et de colères.
Charlotte Bousquet – Coyote Creek
L’histoire raconte la dernière fuite à dos de cheval d’une vieille Amérindienne atteinte d’alzheimer.
Charlotte Bousquet offre un récit touchant sur la volonté de vivre au mépris des ravages de la maladie.
Stéphane Przybylski – Intelligence extra-terrestre
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, un homme prétend que l’avion allemand qu’il pourchassait a été abattu par un vaisseau extra-terrestre. L’auteur de la tétralogie Le Château des millions d’années propose comme à son habitude un récit solide sur le plan historique et sympathique en terme de lecture.
Laurent Queyssy – Pont-des-Sables
Comme la nouvelle de Daryl Gregory présente dans ce recueil, Laurent Queyssi explore à son tour les cicatrices de l’enfance. Il s’appuie sur des détails pour donner corps à ces jeunes garçons dont le quotidien est fait d’ennui, de virées en vélo sur les routes de campagne, jusqu’à ce qu’un événement surnaturel bouleverse leur quotidien.
Pont-des-Sables est sans doute l’une des meilleures nouvelles de ce recueil. Son auteur tisse les événements de son intrigue avec maestria pour conduire à une chute surprenante.
Fabien Clavel – Versus
Fabien Clavel, auteur de l’excellent Feuillets de Cuivre, conte les pérégrinations d’une troupe de soldats perdus sur une planète hostile. Ici, le concept de l’histoire tient lieu de récit. Les dialogues qui s’enchainent sonnent un peu faux. L’intrigue s’évente très vite et tue la surprise de la chute.
Robert Silverberg – Smithers et les fantômes du Thar
Robert Silverberg, invité d’honneur de l’édition 2015 du festival des Utopiales, se devait de figurer dans cette anthologie. Avec Smithers et les fantômes du Thar, il nous emmène en voyage dans l’Inde coloniale auprès de deux sujets de la couronne britannique partis par delà le désert de Thar à la recherche d’une civilisation inconnue.
Nous retrouvons avec plaisir dans cette nouvelle tous les ingrédients d’un dépaysement qui fleure bon l’âge d’or de la science-fiction.
Mike Carey – Visage
Mike Carey que nous avions eu l'occasion de croiser pendant le festival, vient clore cette anthologie avec brio. Sa nouvelle est centrée sur un gouverneur qui découvre peu à peu les us et coutumes de la province dont il a la charge. Sa fonction l’amène aussi à officier comme juge. Il est confronté à une affaire où un père appartenant à une peuplade locale refuse de rendre le visage de sa fille afin qu’elle se marie avec l’homme de son choix.
Une fois de plus, Mike Carey écrit une histoire pleine de force sur l’impérialisme coloniale et sur le poids de la culture sur les femmes. Un très grand texte.
Il ne faut pas considérer ce recueil comme un vulgaire souvenir de festival, un produit dérivé, comme un poster ou un badge quelconque. Ici, les éditions ActuSF nous proposent une belle fenêtre sur la production de l’imaginaire. Si quelques nouvelles paraissent moins bonnes que d’autres, cela tient plus à mon ressenti de lecteur qu’à un manque de qualité. Si vous voulez découvrir la littérature de science-fiction, commencez par ce livre. Piochez-y une nouvelle puis une autre, il n’y a pas de plaisir plus sain que cette boulimie-là. Pour les autres, je ne vous apprendrai rien en vous disant que derrière ce titre et cette couverture se cachent la preuve de la vivacité et l’intelligence d’un genre.