1.
| Qu'est-ce que le webtoon ?
Le webtoon, c’est trois choses nouvelles : une plateforme, une forme, et une pratique de lecture.
Comme plateforme, c’est une application, disponible dans de nombreux pays et de nombreuses langues, qui permet de découvrir gratuitement le travail d’un nombre immense d’illustrateurs et de scénaristes. Le principe est simple : les BD, ou mangas, publiés dessus, se lisent de haut en bas, et le lecteur doit scroller pour poursuivre sa lecture. Ces oeuvres sont publiées chapitre par chapitre, la plupart du temps un par semaine, constituant un genre de roman-feuilleton illustré.
C’est aussi le lieu idéal pour découvrir des artistes du monde entier, la communauté et l’entreprise travaillant souvent à traduire les meilleures séries dans plusieurs langues.
Le webtoon est aussi une forme : certes le scrolling est une contrainte, empêchant les larges pages pleines que permet la BD, mais ils sont nombreux, les illustrateurs qui l’utilisent à leur avantage, dessinant des scènes qui se révèlent doucement aux yeux de lecteur, sans jamais se dévoiler pleinement en une fois. Rachel Smith, la créatrice de Lore Olympus, d’ailleurs publié sous format papier également, est une des maîtres par exemple de cette technique.
Mais, et cela me semble plus important, ce qu’apporte de neuf le webtoon en tant que forme, c’est aussi un rythme. Les épisodes, parfois très courts, ont parfois, au contraire, l’ampleur d’une petite BD ; il n’y a pas de limites au nombre d’épisode que peut contenir une série, les contraintes économiques de production étant assez faibles pour la plateforme, et certaines histoires vous emporteront aussi longtemps - et aussi loin - que le ferait un roman. Un gros, du genre Le Comte de Monte-Cristo.
Et - pour ne pas sous-estimer l’incidence que cela a sur la narration - il faut compter dans les contraintes rythmiques imposées aux auteurs l’attente entre chaque épisode. Les récits proposés sont la plupart du temps nerveux et addictifs, les épisodes s’achevant sur des tensions parfois insupportables, sur des cliffhangers de toute beauté.
Mais par ce point, on commence déjà à définir ce qu’est le webtoon comme pratique : webtoon, c’est donc une bibliothèque pour ainsi dire infinie de BD et mangas que l’on trimballe dans son téléphone, qui est censé nous occuper le temps d’un voyage en métro ou autre, et dans laquelle on se plonge avec plaisir pendant des heures, lorsqu’on découvre une nouvelle série passionnante.
La différence qui me semble la plus évidente d’avec la BD, en fait, c’est que le webtoon n’exerce pas sur le lecteur la contrainte d’un temps qui doit lui être consacré - et que le lecteur, malheureusement, n’a pas toujours. Ce qui en fait le succès, sans doute, est moins sa qualité intrinsèque que son adéquation à nos rythmes de vie.
Que vous soyez des aficionados de Webtoon ou non, on est là pour vous parler de nos oeuvres préférées : si, comme dans tous les domaines, il y a de nombreuses productions assez indifférentes, il y a en également beaucoup de magnifiques et très riches.
2.
| Cursed Princess Club : le conte de fées, featuring Sigmond Freud
Voici le premier Webtoon pour lequel j’ai eu de l’admiration ! Cursed Princess Club réunit tous les ingrédients qui changent une histoire en un tour de magie, dépassant le mélange de mots et d’images, pour donner l'illusion que les personnages vivent par eux-mêmes.
On a là un très bon récit. Le ton virevolte, du drame au rire, de la joie au grotesque, de la crainte aux remords. En ressent envers les personnages l’attachement qu’il faut pour vivre à fond toutes les situations dans lesquelles ils se retrouvent. Ce qui est un tour de force, ce webtoon étant une parodie : ce n'est pas simple, de donner à ses personnages des ridicules assez vraisemblables pour provoquer de l'empathie !
Enfin… J’ai été pris de vitesse par ma volonté de faire l’éloge de cette histoire, mais cet éloge resterait creux, si je ne vous disais rien de ce qu’elle est.
Cursed Princess Club, c’est trois princesses de conte de fées, qui vivent au Royaume Pastel. Maria, passionnée d’art, Laurena, passionnée d’arts… martiaux, et Gwendolyn. Cette dernière est l’être le plus généreux, attentif que vous puissiez croiser ; mais le prince Frederick, du Royaume du Plaid, n’a cure de ces qualités : elle est laide.
Les trois princesses doivent unir le Royaume Pastel à celui du Plaid, en épousant ses trois princes. Pour les deux soeurs ainées, c’est le coup de foudre. Pour Gwendolyn commence une longue quête, au bout de laquelle on espère la voir retrouver l’estime de soi - un amour propre, qui repose sur le sentiment intime de sa valeur, et non sur le regard des autres. Il n’y a qu’ainsi qu’elle pourra aimer pour de vrai, et sans inféoder sa perception d’elle-même à son amoureux ; car oui, le coeur de Gwendolyn bat très fort pour quelqu’un.
Pour l’aider dans ce parcours, Gwen rencontre bientôt un groupe très particulier de fées : des princesses maudites (et un prince, et un majordome), qui ont décidé de vivre entre elles loin de la société, dans un petit pied à terre au sein d’une forêt magique. Je dis fées, car elles auront pour rôle d’aider Gwen à parcourir ce chemin intérieur qui l’amènera à s’accepter. Mais c'est plutôt une coloc de filles marrantes et pas mal badass.
Et c’est là-dedans qu’est l’exceptionnelle qualité de ce récit : ce n’est pas un groupe de soutien quelconque, ou de développement personnel que rencontre Gwen. Se répéter « tout va bien » tous les jours n’a jamais aidé personne, et l’autrice ne succombe à aucun moment à cette facilité.
La vie psychique suit ses propres règles. Elles sont mystérieuses, elles sont impitoyables. Celui qui les ignore et qui mène sa vie sans les suivre se vide de ses émotions, de son intérêt pour lui-même, et peu à peu de son intelligence ; au moment de l’introspection, il est comme un aveugle, qui bénit son affliction, car il aurait peur d’ouvrir ses yeux sur un désert.
Ces pièges que tend l’inconscient à celui qui s’abandonne lui-même en faisant sa vie, ce sont les malédictions qui les représentent. Gwen n’a d’autre choix que de résoudre réellement ses problèmes, ou bien elle sera incapable de vivre - comme pour ceux qui souffrent d’anxiété, de dépression, ou ce genre de soucis. D'où quelques passages qui empruntent à l'horreur, au milieu d'épisodes franchement hilarants.
Cursed Princess Club reprend les codes du conte de fées, et s’en moque, et les parodie, de sorte que c’est bien le plaisir qui pousse le lecteur d’un épisode à l’autre. L'autrice dédaigne la lourdeur ou la tristesse. Mais en même temps, cette histoire reprend à son profit l'essence de ces contes : ce webtoon est la mise en scène d’un parcours inconscient, à la fin duquel on se retrouve affranchi des peines et des barrières qui font la vie aussi limitée, parfois, qu’incomplète.
Pour découvrir, vous avez ici le lien vers le 1er épisode.
AIPT, un média anglophone, a réalisé une interview très sympa de l'autrice : juste là, si ça vous intéresse !
Edit : les couvertures sont bien des couvertures, le récit a été adapté au format papier, mais n'a pas été traduit et diffusé en France sous ce format.
3.
| Lookism : la sociologie de la beauté
Ce récit-là n’a pas grand-chose à voir avec le précédent. C’est une histoire avant tout politique ; plutôt, même, sociologique, on pourrait dire, dans ses thèmes.
Hyeong-Seok Park, en Corée, est un lycéen victime de son physique. Un de ses condisciples va même jusqu’à le traiter comme son animal de compagnie, le forçant à imiter pikachu, entre deux séances de lynchage et autres humiliations.
Se sentant détruit peu à peu, Hyeong-Seok demande à être transféré vers un autre lycée, dans une autre ville. Puis, quelques jours après son déménagement, avant sa rentrée, il se réveille dans un nouveau corps : grand, musclé, plein d’énergie, beau. Il ne perd pas pour autant son ancien corps, avec lequel il travaille la nuit, tandis que l’autre étudie le jour, et surtout, vit des aventures.
Par le personnage principal, le thème est surtout la répartition des corps, économiquement et socialement, en fonction de leur beauté (et donc, des valeurs qu’ils représentent, morales, ou commerciales via le mannequinat, le système des idoles, etc).
C’est un thème passionnant, et qui le devient de plus en plus, à mesure qu’on voit la différence de traitement que reçoivent les deux corps de Hyeong-Seok.
Mais l’auteur n’est pas en manque d’imagination, et de même qu’il réussit à rendre concret ce problème subtil qu'est la répartition des corps par la société, il s’empare aisément de nombreux autres sujets - le handicap, la mafia, la bêtise, l’addiction au jeu, et il en parle avec en tête cette violence qu’inflige la société à ceux qui ne savent pas l’intégrer vraiment.
Ce sont ces exclus qui font les antagonistes. L’auteur fait des monstres à partir des victimes, jonglant avec l’horreur, et ne la tempérant que par ceux de ses personnages qui refusent d’exclure qui que ce soit - parfois, malgré leurs propres douleurs.
Et tout en décortiquant les violences qu’inflige la société, l’auteur refuse qu’on s’appuie sur les injustices subies pour justifier de devenir un monstre, source de nouvelles violences.
Lookism parle de la Corée, mais c'est par sa morale de combat et de bienveillance, où rien des inégalités n’est nié, que le récit crée de nombreuses situations dans lesquelles on peut projeter nos propres difficultés, nos conflits, nos peines et notre désir de les dépasser pour rester quelqu'un de bien.
Bref : Lookism est peut-être le webtoon le plus intelligent de toute l’application, avec un style graphique hyper sympa, et ce que j’ai peu évoqué, des arcs de récit absolument passionnants, tous plus prenants les uns que les autres.
Mais à ce sujet : eh bien, c’est plus dur de justifier l’impatience que l’on a de retrouver un univers, que de le décrire tout simplement avec ses enjeux. C’est pourtant dans cette immersion qu’est l’art d’un scénariste, de cette réussite dépend toutes les autres : et Taejun Pak, l’auteur, est sans conteste un auteur de grand talent.
Et voici le lien vers le 1er épisode !
4.
| Gosu : le chef-d'oeuvre inconnu
Si je n’ai pas qualifié l’auteur de Lookism de maître absolu du scénario, c’est à cause de Ryu Ki-Woon, l’auteur de Gosu. C’est là le genre d’oeuvre qui devient trop difficile à analyser, non parce qu’elle manquerait de finesse, mais par ce que, summum de l’art, elle laisse son lecteur dans un état d’hébétude enfantin : c’est dans une expérience que Gosu nous emporte, d’abord pleine de sensations, et qui paraît complexe, car, nous ayant pris tout entiers, la comprendre devient presque un exercice d’introspection.
Franchement, je crois qu’encore une fois l’éloge m’emporte une fois encore trop tôt - frustré que ce chef-d'oeuvre ne soit que peu lu, du moins en France. Voici donc ce que raconte Gosu :
Dans la province frontalière de Nanman, au Sud-Est de la Chine, en guerre perpétuelle, émerge un chef, dont la maîtrise des arts martiaux est quasi-divine. C’est Dokgo Ryong. Son influence grandit, il voyage, tandis que l’alliance de Murim - qui réunit les plus grands maîtres des arts martiaux, et règne sur la Chine, sombre dans la corruption. Dokgo Ryong conquiert le territoire sous sa coupe, appuyé par son armée et ses disciples : mais ceux-ci le trahissent alors qu'il touche au but. Dokgo Ryong passe pour mort.
Il s’écarte de la société, et vit en ermite jusqu’à la fin de sa vie. Mais sa rancoeur ne le quitte jamais : il forme Gang Ryong en secret, afin que le jeune homme le venge un jour. Vient celui où le maître meurt, et l’enfant part accomplir sa quête meurtrière.
Gang Ryong, le disciple, demande où trouver les traîtres, ses futures victimes, à la première taverne où il s’arrête. Eh… Quoi ? Il n’est pas au courant ? Ça fait déjà bien longtemps que ces hommes d’un autre temps ne sont plus.
Gang Ryong, en sage, décide d’aider l’hôtesse de cette auberge, pour laquelle il fait alors des livraisons. Mais ses clients et les vagabonds qu’il croise n’ont pas toujours des vies tranquilles ni l’âme en paix. Et certains portent des rumeurs dans leur sac, où résonne l’écho de troubles qui dépassent la vie de chacun, que seul un maître saura apaiser.
Gosu, c’est donc une de ces histoires comme les Japonais et les Coréens les font bien mieux que les Occidentaux, dont l’intérêt est dans les rencontres que fait le personnage principal, ouvrant sur un nombre d’histoires impressionnants, diverses par leurs enjeux comme par la psychologie et la symbolique de leurs personnages secondaires.
Je ne ferais pas honneur à Gosu si je n’évoquais pas également le travail de Moon Jung-Hoo, l’illustrateur, qui n’excelle pas moins pour dessiner les magnifiques paysages de cette Chine rêvée du moyen-âge où se situe de récit, que pour nous emporter dans des scènes d’action qui prennent aux tripes.
Avec sa galerie de personnages mémorables, son action, si bien écrite, ses dessins, et un je-ne-sais-quoi d’imagination qui rend le tout plus vrai que nature, Gosu est un incontournable de Webtoon ! Perso, je trépigne en attendant qu’un éditeur aventureux à l’oeil d’aigle récupère les droits pour en faire un manga du feu de dieu.
Petite précision : de ces trois webtoons, seul Gosu n’est pas disponible en français. Pour le lire, il suffit de choisir de mettre le contenu en anglais dans les paramètres de publication.
Sinon, voici le lien vers le 1er épisode.
L’application regorge de superbes BD, bien trop nombreuses pour que nous vous les listions en un article : si on vous a donné envie, on ne peut que vous encourager à poursuivre l’exploration par vous-même !