Après une attente plus longue que prévue, le film ayant été longuement repoussé, Jupiter Ascending sortira ENFIN en salles ce mercredi.
Une opportunité rêvée pour se pencher sur la carrière immense (au moins par la qualité) de ses créateurs, Lana et Andy Wachowski. Des réalisateurs qui ont profondément marqué leur Art et leur époque, tout en peinant à nouer régulièrement avec le succès public et commercial, développant une filmographie qui privilégie la richesse à l'accessibilité, le message aux concessions marketing. Des artistes, des vrais.
• Peintres en bâtiment et cinéastes
Larry Wachowski nait à Chicago en 1965. Son frère Andy deux ans plus tard. Dès leurs débuts, ils vont être profondément attirés par le cinéma, dévorant des centaines de films. Ils vont même s'occuper du programme télévisuel de leur lycée avant de déménager pour New York où ils vont ils entreront au Bard College. Cependant, peu intéressés dans les études où ils ne trouvent pas leur compte (ils préfèrent les leçons apportés par les films d'Alfred Hitchcock, les frères Coen ou Francis Ford Coppola pour ne citer qu'eux), ils abandonnent la fac et retournent à Chicago pour y fonder une entreprise de peinture en bâtiment.
Ils se satisfont de cette situation pendant un temps, mais leur rencontre avec le maître de l'horreur Clive Barker va tout changer pour eux. Le créateur d'Hellraiser va en effet tomber sous leur charme et leur confier l'écriture d'Ectokid, un comic-book qu'il a créé pour le compte de Razorline, un label de Marvel. Satisfait de leur prestation, il laisse ensuite aux deux frères le soin d'adapter son Hellraiser et son Nightbreed en comics, toujours pour Marvel (dans le label Epic cette fois-ci).
Ils travaillent toujours dans leur entreprise de peinture en bâtiment, mais l'industrie du cinéma s'intéresse de nouveau à eux maintenant que leur nom commence à circuler. Joel Silver, qui est alors jeune producteur pour le compte de la Warner va leur acheter deux scripts pour un million de dollars chacun. Le premier sera Assassins, film de Robert Donner avec Sylvester Stallone et Antonio Banderas. Un échec critique retentissant que l'on ne peut pas mettre sur le dos des jeunes scénaristes, ces derniers ayant essayé en vain de retirer leur nom de l'affiche, s'estimant lésés par la réécriture totale (et confuse) du script par Brian Helgeland.
Cette première déconvenue (ce ne sera pas leur dernière) ne va cependant pas leur fermer les portes d'Hollywood, Dino De Laurentiis acceptant de produire, avec très peu de moyens, leur Bound. Ce polar moderne, qui joue avec les codes du film de mafia, est l'un des premiers à mettre en scène un couple lesbien et sera particulièrement bien reçu par la critique, même si leur refus de faire des concessions sur la violence et les scènes de sexe va empêcher ce film de percer auprès du grand public.
• Entrez dans la Matrice
Si le succès n'est pas encore au rendez-vous, il est suffisant pour que Joel Silver rappelle le duo de nouveaux réalisateurs. Il leur rappelle qu'ils lui avaient vendu un deuxième script et leur demande s'ils ne veulent pas l'adapter eux-même. Ils ne laissent pas passer l'occasion et débutent en 1997 la production de The Matrix. La phase de pré-production sera le théâtre d'un affrontement quotidien entre les réalisateurs et la Warner, les premiers ne s'inscrivant pas dans la logique des producteurs hollywoodiens et refusent de faire aucune concession. Les deux frangins vont même demander aux artistes underground Geof Darrow et Steve Skroce de réaliser un storyboard exhaustif de 600 pages, afin de montrer plan par plan ce qu'ils veulent faire.
Leur tactique de l'usure fonctionnera à plein puisque le studio leur laissera les coudées franches, n'intervenant que dans le casting. C'est ainsi que Keanu Reeves entrera dans la Matrice (l'autre acteur qui était dans la dernière ligne droite était Kevin Costner, soulagement rétroactif). Les Wacho' sont assez circonspects sur le choix de celui-ci, surtout connu alors pour ses rôles de jeune premier dans Point Break ou Speed. Ils se feront vite une raison devant sa performance et vont vite s'entendre avec lui sur une conception de la spiritualité inspirée des philosophies orientales.
Devant la complexité technique du film, ils vont faire le choix de tourner en Australie pour alléger le budget, afin de pouvoir avoir les effets spéciaux optimum. Ainsi, le bullet time sera conçu pour ce film par John Gaeta qui dit s'être esthétiquement inspiré de Katsuhiro Otomo et de Michel Gondry pour créer cet effet. De même, pour les scènes de combat, les deux réalisateurs s'appuient sur le film Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ainsi que sur Fist of Legend, dont l'esthétique a profondément marqué ces fans d'animation et de films d'arts martiaux.
En 1999, The Matrix sort en salles et a un succès retentissant, surprenant même pour ses auteurs, encore plus pour les producteurs. Personne n'attendait un film piochant ses influences un peu partout et surtout présentant un tel bagage philosophique. Tellement que les deux suites seront vite commandées par la Warner. Les deux sortiront en 2003 mais ne rencontreront pas le même succès, loin de là. Cet échec retentissant ne sera que le début de leur lente disparition des couvertures des magazines spécialisés.
Pourtant, ils ne s'arrêteront pas là dans leur saga puisqu'en plus de l'écriture d'un jeu (dont l'aspect technique est plus que rebutant), ils mirent sur pied Animatrix. Cette série de court-métrage d'animation dans l'univers de Matrix est un véritable cri d'amour lancé à l'animation japonaise. Convoquant les maîtres du genre, ils offrent un banquet riche en narration virtuose et en claques visuelles. Une gourmandise dont on ne se lasse pas et qui peut aisément être considéré comme ce que les frangins ont fait de mieux dans ce monde qu'ils ont créé.
• Un duo en mutation
Ils vont avoir un nouveau coup d'éclat juste après en écrivant et produisant V pour Vendetta, l'adaptation du célèbre graphic novel d'Alan Moore. Ils laisseront la réalisation à James McTeigue et le film sera un relatif succès. C'est surtout sa portée symbolique qui va marquer, par la large diffusion de l'image iconique de Guy Fawkes (au point de devenir le point de ralliement des Anonymous) et de son discours anti-fasciste. Et même s'ils déplacent le message anarchiste de la BD vers des considérations plus socialistes, il reste remarquable qu'un tel brûlot anti-système ait pu recevoir un succès populaire qui reste aussi vivace aujourd'hui grâce à ce discours implémenté en lui.
Il faudra attendre 2008 pour revoir les Wachowski derrière la caméra, avec Speed Racer, l'adaptation d'un manga des années 50. Encore un projet dans lequel les producteurs n'ont qu'une confiance modérée. Faut dire qu'ils se proposent de mettre sur la pellicule un long-métrage aux couleurs acidulées, où les courses automobiles sont le prétexte à une valse d'effets visuels innovants et osés. D'ailleurs, c'est sans doute cette volonté d'aller explorer de nouveaux territoires aussi bien visuels que narratifs qui va faire de ce film un véritable désastre auprès du public, le film ne rentrant même pas dans ses frais.
Entretemps, Larry va devenir Lana, les frères Wachowski deviennent juste les Wachowski. Au bout d'un développement qui aura duré près de dix ans, Larry va faire une chirurgie pour devenir une femme. C'est ainsi qu'on la redécouvrira en 2012, alors qu'elle fait la promotion de Cloud Atlas, le nouveau film qu'elle et son frère ont mitonné dans leur coin, à l'abri de l'intérêt des médias qui n'attendent désormais plus les productions de ce duo improbable. Cette femme aux dreads roses qui parle de lignes temporelles liées les unes aux autres, dans un mouvement philosophique proche de la théorie intégrale de la conscience chère à Ken Wilber, forcément la Warner n'a pas vraiment su comment le vendre.
Encore une fois, et malgré un casting qui comptait tout de même Tom Hanks et Halle Berry, le film fut un échec retentissant, rentrant à peine dans ses frais. Pourtant, les Wacho' n'ont toujours pas baissé les bras, et c'est un avenir plein de projets qui s'ouvre à eux. Jupiter Ascending déjà, que vous avez peut-être déjà vu à l'heure de lire ces lignes, nouveau volet de leur chassé-croisé amoureux avec le cinéma. En effet, la Warner serait intéressée par Hood, une réinterprétation moderne de l'histoire de Robin des Bois que les Wachowski ont déjà écrit et qu'ils voudraient réaliser. Aussi, on ne peut passer à côté de Sense8, série qui arrivera en mai sur Netflix, et qui semble être un véritable petit bijou si l'on croit leurs déclarations. De là, irons-nous jusqu'à nous demander si le meilleur de Lana et Andy ne se trouve pas devant eux ? Car il serait dommage de toujours regarder vers Matrix, sous prétexte que c'est leur œuvre qui a le plus rapporté. Le talent des Wachowski ne saurait se mesurer à l'échelle d'un seul film, ni même d'une trilogie, mais bien d'une carrière qui continue de patiemment se construire, pour notre plus grand et plus sincère plaisir.
