Patron véreux, savants fous, ingénieurs malhonnêtes, scientifiques sans éthique, conseils d'administration mal intentionnés... Le cinéma a l'habitude de mettre en scène des antagonistes venus du monde de l’entreprise. Mais à moins qu'ils soient les héros de leur propres films, ils ne sont que rarement dépeints avec la troublante vérité qui caractérise nombre des personnages d'Okja.
Et quand je dis troublante, j'en sais quelque chose, puisque j'ai moi-même eu la chance de faire mes études dans une école de commerce, dans laquelle j'ai pu me familiariser avec les bienfaits du marketing, mais aussi avec sa puissance et les travers qui vont avec. Mais il m'aura fallu attendre un certain temps avant de trouver des antagonistes industriels aussi saisissants que les chefs d'entreprise qui défilaient dans mon établissement. Pour être honnête avec vous, j'avais d'ailleurs fait une croix sur cette catégorie de vilains en me contentant des affreux marketeux et autres patrons d'entreprises caricaturaux qu'on retrouve dans les blockusters hollywoodiens, comme la trilogie Iron Man, pour ne citer qu'un exemple.
J'ai donc pris un certain coup derrière la nuque vendredi dernier en découvrant Okja, le dernier film en date de Bong Joon-Ho, depuis mon salon grâce aux bons soins de Netflix. Le film du génial réalisateur coréen s'ouvre en effet sur une conférence de presse des plus solides, pour quiconque a l'œil attentif ou formé aux arts de la communication. Outre le contexte qu'elle permet d'installer, cette présentation semble en effet totalement conforme aux normes du moment dans le merveilleux monde des toutes-puissantes entreprises. Et si je n'ai trouvé aucune preuve pour étayer mon propos, j'imagine volontiers que la scène a fait l'objet de recherches très attentives.
Certes, Tilda Swinton pourrait vous vendre n'importe quoi. Mais pour la première fois depuis mon diplôme de marketeux en devenir, j'ai ressenti un frisson mélangeant la honte à l'inquiétude devant le réalisme de cette conférence de presse, qui cache son horrible vérité - la création d'une espèce entièrement pensée pour satisfaire nos besoins inhumains en viande - derrière des techniques qui ont fait leur preuve dans le vrai milieu des entreprises. A savoir, par exemple, la création d'un concours, qui attire votre attention loin des polémiques potentielles en plus de créer de l'interaction et donc de la notoriété pour un projet. Ou encore le vocabulaire et les couleurs employés, qui renvoient directement au phénomène de GreenWashing. Aussi appelé Écoblanchiment en français, ce terme sert à qualifier un marketing - souvent dirigé par des multinationales - qui oriente son discours vers un impact positif sur l'environnement pour mieux vous faire oublier la pollution qui se cache derrière les activités de l'entreprise - une compagnie pétrolière comme Total et ses spots sur les énergies renouvelables sont une bonne illustration.
Finement menée grâce aux dialogues et l’interprétation de Tilda Swinton, qui rappelle le comportement des patrons de la Silicon Valley, la scène a provoqué chez moi un vrai malaise, qui ne fut qu'accentué par le moteur du film, la relation entre Okja et Mija (Seo-Hyun Ahn) et tous les détails apportés par Bong Joon-Ho à l'aspect industriel de son histoire. La plupart des scènes et des personnages forts du métrage peuvent en effet être vus comme des micro-critiques des meilleures - ou plutôt des pires - pratiques de l'histoire du marketing. Rapidement, une seconde lecture sur ce domaine s'installe, donc, et ne quittera pas l'esprit de spectateurs ne serait-ce qu'un peu sensibles à cette question.
Il faut dire que les références ne sont pas toujours subtiles, à en croire le nom de la compagnie inquiétée dans cette affreuse histoire, Mirando, qui vous rappellera sans doute un géant des biotechnologies agricoles (sinon, cliquez ici). D'autres, heureusement, sont bien plus fines, et témoignent du talent du réalisateur Coréen. On remarquera notamment l'écart choisi entre la première et la seconde partie de l'histoire, dix ans tout rond qui laissent généralement au public le temps de pardonner, ou plutôt d'oublier, toute entreprise, si elle n'a pas coulé entre temps. Un écart qui peut sembler anodin mais qui, dans ma propre expérience de visionnage, a renforcé le caractère réaliste, d'un point de vue marketing, d'Okja.
En vrac, j'ai aussi pu remarquer l'attention du personnage de Tilda Swinton à l'égard des journalistes, qu'elle dit plus intéressés par ses "super-cochons" que leurs origines ou leur éventuel impact sur l'homme ou l'environnement - comme si le film voulait aussi me rappeler de bien faire mon boulot. On peut également noter la notion d'endorsement qui se cache derrière le (terrifiant) personnage de Jake Gylenhaal, que Mirando engage pour soutenir son projet avant de se rendre compte que le bonhomme est ingérable, et qu'il finit par faire du mal à l'image de marque déjà désastreuse de l'entreprise. Et c'est sans compter l'usage de milices privées, l'incroyable scène de gestion de crise en milieu de film ou encore les parallèles qu'on pourrait dresser entre l'Animal Liberation Front du métrage et notre Green Peace ou L214, qui ont des méthodes très similaires.
Vous l'aurez compris, outre la puissante et touchante histoire qu'il raconte et les thèmes importants qu'il soulève, Okja brille par sa représentation du marketing et de ses praticiens. Dépeints avec un réalisme assez troublant, ils renforcent le propos de Bong Joon-Ho et ajoutent un autre niveau de lecture à son dernier bébé, qu'on espère un jour être diffusé dans les écoles de commerce pour apprendre aux futures générations à reconnaître le bon du (très mauvais) marketing. Presque un comble pour un film dont la distribution et donc la promotion a été maintes fois débattue dans la presse, la taille du géant Netflix oblige. Mais il y a un édito' pour tout !