Si son arrivée à Hollywood à l'aube de l'année 2013 et son passage à la science-fiction avec Arrival l'a fait connaître de tous, Denis Villeneuve n'est pas un réalisateur comme les autres et tel Rick Deckard, son passé est aussi mystérieux que fascinant à explorer. A l'occasion de la semaine Blade Runner et de l'anniversaire du metteur en scène, qui fête ses 50 ans aujourd'hui, revenons donc ensemble sur la carrière du plus hollywoodien des Québecois.
Son nom vous avait sans doute déjà venu la mèche, mais Denis Villeneuve est effet né sur le territoire du Québec, plus précisément à Bécancour, le 3 octobre 1967. Étudiant en science de la nature puis en cinéma, il combinera les deux aspects de sa formation dans une filmographie naturaliste, dont l'enjeu majeur est l'exploration de l'humanité, à travers des thèmes récurrents comme la perte de l'innocence ou encore la quête d'une identité.
Mais s'il est facile de trouver quelques points communs entre les films de Denis Villeneuve, il est beaucoup plus ardu de définir le style du réalisateur, qui a commencé sa carrière au Canada avec des films en langue française avant de passer à Hollywood avec des productions toujours plus imposantes, brouillant les pistes au passage.
Les débuts Québécois
D'autant que l'ascension de Villeneuve fut une route sinueuse, qui démarra à la fin des années 1980, époque où le réalisateur va faire parler de lui après avoir gagné un concours lui promettant un métrage auprès de l'Office National du film du Canada. On notera d'ailleurs qu'on le connaissait alors pour des documentaires audacieux, autre preuve de son approche naturaliste. Propulsé par ce premier tremplin, il réalise REW FFWD avant d'être révélé par la critique quelques années plus tard avec Un 32 août sur Terre, qui fera le tour des festivals et sera retenu pour représenter le Canada aux Oscars, en 1999, pour la catégorie meilleur film en langue étrangère.
Après cette histoire qui voit une jeune femme redéfinir son identité après un accident de voiture, il enchaîne avec Maelström, qui sera à l'affiche de nombreux festivals lui aussi, et ira représenter une nouvelle fois le Canada aux Oscars, en 2001. Le nom de Denis Villeneuve commence donc à circuler et le réalisateur en profite pour explorer de nombreux sujets à l'aide de court-métrages, comme Next Floor ou encore Polytechnique, qui s'intéresse à la tuerie de l'École Polytechnique de Montréal et à son tueur misogyne. Ce court, qui frappe le soixante-deuxième festival de Cannes, placera d'ailleurs définitivement les femmes au centre de la filmographie de Denis Villeneuve.
On lui confie au début des années 2011 l'adaptation d'une pièce de Wajdi Mouawad, Incendies (ci-dessus) qui fait l'ouverture de la Mostra de Venise cette année-là, scellant le lien très étroit que la filmographie de Denis Villeneuve entretient avec les festivals de cinéma. Le film est une nouvelle fois nommé aux Oscars et son succès ouvre définitivement les portes de Hollywood au réalisateur, qui ne va pas chômer.
Le tournant hollywoodien
En 2013, ce n'est pas un mais deux films qui signent son entrée sur le marché hollywoodien : Prisonners puis Enemy, deux thrillers bien différents, mais qui encore une fois, nous parlent d'identité et d'innocence. Le premier voit en effet Hugh Jackman et Jake Gyllenhaal poursuivre le kidnappeur d'une petite fille, tandis que le second s'intéresse une nouvelle fois à Gyllenhaal, qui de flic torturé, passe à professeur dépressif ET star ratée, le métrage présentant une troublante histoire de doppelgängers.
De bonnes critiques et un public américain scotché plus tard, Denis Villeneuve se lance dans le thriller d'action Sicario en 2015 puis Premier Contact (Arrival) l'année dernière, deux films qui témoignent d'une autre obsession de Villeneuve : l'idée d'invasion, ici représentée sous sa forme première : l'arrivée d'un groupe sur un territoire inconnu, que l'on parle d'une troupe de la DEA au Mexique ou d'extraterrestres sur Terre.
Ce sont ces deux films qui à mon sens fournissent un nouveau tremplin à Villeneuve en l'installant définitivement dans le paysage hollywoodien, qui ne pouvait s'empêcher de coller une étiquette sur le réalisateur. Après Arrival, Blade Runner 2049 et bientôt Dune, Denis Villeneuve risque bien d'être identitifé comme un adepte de la science-fiction.
Le style Villeneuve ?
Mais si j'ai brièvement retracé la filmographie de Denis Villeneuve, ce n'est pas par fainéantise, mais bien par choix. En effet, même en revenant sur chacun des films du réalisateur, il est difficile de saisir ce qui fait l'essence du style Villeneuve, qui de prime abord, pourrait donner l'impression qu'il s'efface au profit de l'histoire. Comme nous le disions, quelques thèmes forts subsistent mais la réalisation de Villeneuve reste vierge de tics et de signatures bien précis. Sans doute parce que l'approche du réalisateur est restée, malgré un virage hollywoodien, tout à fait naturaliste : si le bonhomme sait s'entourer des meilleurs faiseur d'images qui soit, le directeur de la photographie Roger Deakins en tête, son style ne prend jamais le pas sur le ou les sujets observés.
En ce sens, il ne se rapproche que d'un seul réalisateur, à mon humble avis. Une autre anomalie, d'ailleurs, que le monde entier connaît sous le nom de Christopher Nolan. Comme lui, Villeneuve a su importer une approche internationale à ses films (Nolan est britannique) et comme lui, le metteur en scène est connu pour une approche parfois si humaine qu'elle en devient froide. Ce qui explique d'ailleurs pourquoi nombre de spectacteurs ne réagissent aux films ni de l'un, ni de l'autre. Et pour la petite anecdote, quand le projet d'une suite de Blade Runner fut mis en chantier, c'est Christopher Nolan que la production avait dans le colimateur (mais nous en reparlerons cette semaine). Une autre connexion entre les deux hommes donc, s'il fallait en donner plus.
Mais Denis Villeneuve ne se laisse pas cataloguer en "Nolan québecquois" pour autant. C'est bien les thèmes et non le style qui les distingue, cependant, puisque encore une fois, Villeneuve a bien du mal (mais c'est tant mieux) à rentrer dans un moule reconnaissable du premier coup d'œil. Contrairement à son compère, le québecquois n'a même pas l'obssession des formats de pellicule pour nous aider à définir son cinéma. Il faudra donc rester du côté des thématiques, et des thématiques seulement.
Des thèmes forts
Car s'il est difficile de mettre des mots sur ce qui fait le style Villeneuve, sa filmographie n'en est pas moins consistante. Et les passages du réalisateur du court au long-métrage ou du film québecois au film hollywoodien ne sont pas aussi radicaux qu'on pourrait le croire. Pour la simple est bonne raison que c'est l'exploration de l'humanité qui toujours, domine, que le sujet soit une jeune femme traversant l'enfer pour se réfugier au Canada ou une scientifique élaborant un moyen de communiquer avec une espèce alien. Ce ne sont d'ailleurs pas seulement les personnages centraux qui servent au réalisateur à dresser son portrait de l'humanité mais bien l'ensemble du casting, toujours utilisé avec une vraie maîtrise et sans détails putassiers, Villeneuve préférant suggérer que montrer la violence qui sommeille en chacun de nous.
Et pour nous parler de ce qui est humain et de ce qui ne l'est pas - un défi qui d'emblée, fait de lui le meilleur candidat pour une suite de Blade Runner - Denis Villeneuve a souvent recours aux mêmes mécanismes, quitte à ce qu'ils prennent une apprence légèrement différente. On pense notamment à l'invasion, d'une espèce (Arrival), d'un intrus (Enemy) ou d'une idée (Prisoners) qui va bousculer les personnages des films de Denis Villeneuve et les pousser à agir avec parcimonie, ou bien au contraire, avec violence, les deux étant mises en scène sans aucun jugement de valeur de la part du réalisateur. Mieux, par son absence morale, Villeneuve poussera souvent le spectacteur à se questionner sur sa complaisance vis à vis de la violence, notamment dans Prisoners, et plus récemment, dans Arrival ou Sicario.
Autre mécanisme, la quête de l'identité. Présent très tôt dans la filmographie de Denis Villeneuve, ce thème s'est petit à petit installé dans tous les métrages du réalisateur. La quête d'une identité propre était ainsi le sujet explicite d'Incendies, mais reste caché dans l'intrigue d'Arrival, où le personnage d'Amy Adams a du mal à se définir, faute de souvenirs étranges, ou Sicario, où l'héroïne incarnée par Emily Blunt semble remettre en question son rôle dans le FBI, au fur et à mesure que l'intrigue brise ses convictions idéalistes. On remarquera donc que le thème de l'identité rime souvent avec celui de l'innocence, chez Villeneuve, qui fait toujours passer ses personnages par de violents dilemmes éthiques, et utilise souvent les enfants comme repère moral ultime, en témoignent les dernières images de Sicario ou plus simplement, Prisoners.
Dernier point marquant, et non des moindres, la présence de personnages féminins très forts. Si on le remarque plus volontiers depuis Sicario, Denis Villeneuve a toujours proposé à son public des femmes aux destins très variés, et qui ne sont pas non plus présentées d'une manière caricaturale ou irréaliste. La plupart ont des failles, commettent des erreurs, comme leurs équivalents masculins, mais continuent d'assurer leurs fonctions malgré l'adversité, sous toutes les formes qu'elle peut prendre dans une société patriarcale. A ce titre, d'ailleurs, la tuerie dépeinte dans Polytechnique est effrayante de vérité. Néanmoins, Villeneuve n'a encore jamais cédé à une approche consensuelle des personnages féminins, qui ne sont pas toujours du bon côté de la loi, et profitent du traiement naturaliste caractéristique du québecois. C'est d'ailleurs ce qui me rend bien pressé de découvrir les personnages de Robin Wright et Ana de Armas dans Blade Runner 2049.
Si on pourrait reporcher bien des choses au cinéma de Denis Villeneuve, il est proprement impossible de le qualifier de réplicant, au sens propre, car le réalisateur a toujours pris le soin de forger son style en toute discrétion, et sans empiéter sur ses histoires et ses personnages, dans lesquels on retrouve toutefois un certain nombre de points communs. La quête de l'identité, l'invasion et la perte de l'innocence sont les trois thèmes forts qui parcourent sa filmographie, maintenant un tout cohérent sans transformer des intrigues parfois radicalement éloignées en "un Villeuneuve". Comme si le réalisateur disposait de la souplesse qui manque à presque tout ses compères : celle-là même qui vous permet de (se) réinventer sans (se) trahir. Vous faut-il une autre bonne raison d'attendre Blade Runner 2049 avec la plus démente des impatiences ?