Au milieu des années quatre-vingt-dix, deux livres allaient changer de manière considérable le milieu de la littérature jeunesse. Le plus célèbre des deux est l’œuvre de J.K. Rowling, Harry Potter. Le second est le cycle À La Croisée des Mondes de Philip Pullman. En plus de rencontrer un succès important en librairie, celui-ci a joui du luxe incroyable de se voir couronné par de nombreuses distinctions, notamment le prix Whitebread, ce qui n’a malheureusement pas été le cas pour les romans mettant en scène le jeune sorcier. Pour se faire une idée du caractère exceptionnel de cette récompense, c’est comme si la Quête d’Ewilan de Pierre Bottero avait été couronnée par le prix Goncourt. Pour la toute première fois, un livre à destination de la jeunesse bénéficiait d’un tel honneur.
En dépit de leur succès, les deux œuvres même si elles s’adressent aux enfants ne possèdent pas des atouts identiques. La grande différence entre elles est qu’À la croisée des Mondes est une lecture plus engagée. Philip Pullman utilise son histoire pour illustrer sa pensée sur l’athéisme alors que dans Harry Potter le sous-texte se révèle moins appuyé. Une des autres divergences qui oppose le récit de Pullman à celui de J.K. Rowling est que l’auteur des aventures de Lyra cite de manière claire les références qu’il emprunte aux écrivains passés pour servir son propos.
D’Oxford au Paradis Perdu
Même si l’on peut égrainer les multiples références qui ont influencé la trilogie À la Croisée des Mondes, la plus marquante est, sans conteste, Le Paradis Perdu de John Milton qui met en scène la chute de Satan et de l’Homme. L’auteur désirait faire sa version de ce grand classique de la littérature anglaise en trois livres à destination des adolescents. Il pousse d’ailleurs l’hommage jusque dans le titre original de la série, His Dark Materials qui est tiré d’un vers de ce poème.
« Dans ce sauvage abîme, berceau de la nature, et peut-être son tombeau ; dans cet abîme qui n’est ni mer, ni terre, ni air, ni feu, mais tous ces éléments qui, confusément mêlés dans leurs causes fécondes, doivent ainsi se combattre toujours, à moins que le tout-puissant Créateur n’arrange ses noirs matériaux (his dark materials) pour former de nouveaux mondes »
Bien sûr cette référence au Paradis Perdu ne s’arrête pas qu’au clin d’œil du titre. Ils partagent surtout des thématiques communes aux deux œuvres. Les deux auteurs sont préoccupés par les questions qui tournent autour de l’autorité et de la liberté. Tous les deux reposent aussi leur récit sur un acte de désobéissance.
L’ignorance comme moyen de conserver l’emprise des puissants sur les masses se trouve aussi au cœur de leur texte. Dans l’œuvre de Pullman, ce sujet est représenté par l’action du Magisterium, l’autorité religieuse de son univers, qui maintient son pouvoir en empêchant les gens d’acquérir certaines connaissances. Chez Milton, Satan, le personnage principal du Paradis Perdu, suggère que Dieu a interdit à l’homme de manger le fruit de l’arbre de la connaissance pour le garder dans un état d’abêtissement.
Un autre point commun entre les deux auteurs est l’utilisation de la culture catholique comme un élément important de leur récit.
Une boussole ou un lion
D’ailleurs cette manière d’utiliser la mythologie biblique pour en faire le véhicule de son idéologique athée concentra une vive critique d’intégristes de l’Église catholique qui lui préfèrent plutôt Narnia de C.S. Lewis. Afin d’illustrer l’ire que provoqua Philip Pullman : il fut traité par un éditorialiste de droite comme « l'auteur le plus dangereux en Grande-Bretagne ».
Les livres de Pullman ne sont pas à lire comme une attaque contre Dieu, mais comme un réquisitoire contre la cruauté, la censure et la bureaucratie qui accompagnent la religion comme moyen de pouvoir.
Aux yeux de Philip Pullman la lecture est une démarche démocratique. Il s’oppose en quelque sorte à l’acte d’écrire qui est, selon lui, une démarche dictatoriale, car un auteur peut plier l’intrigue, les phrases, les personnages à sa convenance. Les lecteurs peuvent considérer ses romans comme des histoires d’aventure, ou comme une charge contre l’église, ou comme un traité philosophique. Ils sont maîtres de leur expérience.
Paradoxalement, À la Croisée des Mondes fut souvent comparé aux Chroniques de Narnia, la série de romans cultes à destination de la jeunesse. Le récit C.S Lewis est imprégné d'allégorie chrétienne. Pour exemple, cet univers est gouverné par un dieu unique, Aslan, le lion, la figure christique par excellence.
Pullman est très critique envers l’œuvre de C.S. Lewis. Pendant une conférence, en réponse à une question, Pullman a dit à un public composé en grande partie d'enfants qu'il avait d'abord lu les livres de Narnia lorsqu'il était enseignant. Il a ajouté: « Je me suis rendu compte que ce que C.S Lewis faisait était de la propagande en faveur de la religion. » Il qualifie même ces romans d’ouvertement racistes et sexistes. « Cette œuvre est un dénigrement total des filles et des femmes, une fille (le personnage de Susan) a été envoyée en enfer parce qu'elle s'intéressait aux vêtements et aux garçons. »
Dans un article du Time du 17 juillet 2005, J.K. Rowling enfonçait le clou, sur le sexisme dans l’œuvre de C.S. Lewis. Selon elle : « Susan qui était la plus âgée des filles est perdue pour le monde de Narnia parce qu'elle s'intéresse à son rouge à lèvres. En fait, elle devient irréligieuse parce qu'elle découvre sa sexualité, j'ai un gros problème avec ça. »
À la Croisée des Mondes s’est construit en opposition à l’œuvre de C.S. Lewis. Toutes deux sont le véhicule de l’idéologie de leurs auteurs respectifs.
Une œuvre n’apparait pas ex nihilo, la série de livres qui compose À la Croisée des Mondes en est le parfait exemple. Elle est à la confluence de son époque, des références qui la construisent ainsi que de celle qu’elle veut dénoncer. La trilogie de Philip Pullman est une œuvre forte portée par un auteur engagé.
Avec La Belle Sauvage, l’écrivain revient avec un tout nouveau cycle de romans qui vient approfondir l’univers qu’il a instigué avec les aventures de Lyra. À vous de chercher dans celui-ci quelles sont les références qui l’habitent.