La collection Big Bang s’est donnée la mission de republier l’intégralité de la Guerre du Lotus de Kay Kristoff, une belle saga mêlant roman d’apprentissage, griffons et fantasy japonisante. Syfantasy vous propose un extrait d’une des nouvelles inédites de cette trilogie envoutante : Invocation à la pluie.
* * *
Les mouettes crient.
Je suis assise sur l’un des piliers de bois au bout de la jetée numéro huit, les jambes repliées sous moi, et je les écoute s’interpeller au-dessus de la baie. Il y en a quatre aujourd’hui, qui dessinent des cercles indolents dans le ciel rouge tacheté de goudron. De mémoire, je n’en avais encore jamais vu autant d’un coup. L’eau huileuse lèche les poteaux moisis au-dessous de moi, et l’atmosphère couleur de sang vibre du chant discordant des moteurs, des hélices et des mouches à lotus. Tout autour de moi résonnent les bavardages, claquements et chuintements des engrenages, du métal et de la chair. Mais je me réfugie dans les recoins silencieux de ma tête et j’écoute les mouettes.
Parfois je leur réponds.
— Bonjour.
C’est une voix de garçon, douce et ourlée d’un sourire, comme s’il venait tout juste de rire. Je me tourne et le regarde brièvement, en plissant les yeux derrière les lunettes polarisées qui me protègent. Derrière lui le soleil rouge, bas dans le ciel comme un rocher pesant, découpe le monde avec tout le tranchant d’une lame de rasoir, faisant de ce garçon une ombre noyée au milieu.
Il est tout maigre. Vêtu de nippes crasseuses dont se dégage la puanteur de cette même fumée bleu noir qui flotte comme une chape sur la ville, qui l’emprisonne dans une étuve étouffante et qui couvre tout de sueur. Le garçon repousse ses lunettes sur son front le temps de se frotter les yeux, et je remarque que le blanc en est tout barbouillé de rouge, comme ceux d’un lotusomane, et que ses ongles tout cassés sont incrustés de graisse noire. Pourtant la ligne de sa mâchoire, ses pommettes saillantes et ses mains fortes envoient voleter des papillons au creux de mon ventre sans que je comprenne pourquoi. Je me rends compte que je le dévisage mais j’ai perdu l’usage de la parole.
Enfin, je l’avais égaré. Je le retrouve au fond de mes chaussettes.
— Bonjour, parviens-je à bredouiller.
— Est-ce que je peux m’asseoir ?
Il désigne le bois gris pâle à côté de moi, tout délavé par le soleil incandescent et par les pluies noires qui s’abattent en hiver. Le garçon remet ses lunettes, mais avant qu’ils disparaissent derrière le verre poli, je remarque qu’il a les yeux noisette et les paupières lourdes, en forme de fer de lance naginata.
— Si tu veux.
Je hausse les épaules et reporte mon regard sur les mouettes.
Si j’étais une noble dame au palais du shōgun, je choisirais ce moment pour déplier mon éventail et, d’un geste élégant, cacher la rougeur de mes joues. Je l’observerais par-dessus le papier de riz, les yeux ornés d’un trait de khôl et les paupières poudrées de bleu, avant de dire quelque chose de mystérieux. Sauf que le palais du shōgun se dresse bien loin de nous, perché sur la colline qui surplombe la ville, d’où il essaie vainement de garder le nez au-dessus des échappements toxiques que crachent vers le ciel les moteurs, générateurs et rickshaws à moteur, et sauf que mes yeux ne sont pas ourlés de khôl et de poudre bleue mais de poussière et de cendres collées par la sueur.
Et puis, je ne trouve rien de mystérieux à dire.
Le garçon s’assied à côté de moi au bord de la jetée, les jambes pendantes, et soulève le mouchoir tout sale qui protège son visage afin de cracher dans la mer noire et goudronneuse. J’observe la forme de ses lèvres, la longue ligne qui glisse sans interruption de son menton à sa gorge et jusqu’à son épaule. Derrière nous un navire céleste démarre son moteur ; une étincelle toussote et crachote avant de lancer un grondement grave et bas, comme un coup de tonnerre lointain. Nous nous retournons d’un même mouvement pour le voir s’éloigner des hautes flèches d’appontage qui longent la baie comme une rangée de dents rouillées.
C’est un cuirassé à l’exosquelette de fer, lent et ventru, armé pour la guerre, et dont les hélices tranchent l’air étouffant tandis qu’il traîne sa carcasse à travers le ciel rouge. Le totem du clan Tora est peint sur sa partie gonflable – un tigre redoutable, aux griffes et aux crocs aussi acérés que les lames daishō des samouraïs de fer alignés sur le pont du navire. Ils partent vers l’est, sans nul doute, en direction de Morcheba – toujours plus de troupes pour nourrir la glorieuse guerre contre les barbares gaijin qui résistent à l’expansion de notre empire. Toujours plus de chair pour le hachoir. Des garçons au visage sérieux sous leur casque de métal, recrutés parmi les taudis et les caniveaux contre la promesse de trois repas quotidiens et d’une place au sein du puissant zaibatsu Tora, le tout pour une cause dont la gloire vaut bien leur mort.
C’était ce que croyait mon père.