Le roman d'anticipation est un exercice assez périlleux puisqu'il consiste à imaginer ce que sera le monde de demain, à se projeter dans le futur pour en imaginer le quotidien. Parmi ceux qui se sont essayés au genre, on retrouve quelques génies comme Ray Bradbury, Aldous Huxley et bien sûr George Orwell. Quand ce dernier publie en 1949 son plus fameux roman, 1984 (quoique dans le monde anglo-saxon, La Ferme des Animaux est peut-être encore plus connue), ce romancier, qui n'est pas à proprement parler un auteur de science-fiction puisqu'il s'est adonné à bien d'autres genres, il dépeint une dystopie qui va profondément marquer l'imaginaire collectif, au point même que l'on utilise désormais l'adjectif "orwellien" pour décrire des dérives totalitaires qui ne sont pas sans rappeler celles que l'on trouve dans 1984.
Le contexte de la publication de 1984 est assez particulier, puisqu'il s'attaque clairement au totalitarisme soviétique alors que nous ne sommes qu'à l'aube de la Guerre Froide. Dans La Ferme des Animaux, l'écrivain avait déjà sonné la charge contre le régime de Staline, ayant même dû attendre la fin de la guerre pour pouvoir le publier puisque aucun éditeur n'acceptait d'éditer ce pamphlet à peine déguisé contre ce qui était alors encore un allié de la Grande-Bretagne et des USA dans leur guerre contre le nazisme. Il est évident que l'auteur britannique a quelques griefs contre le soviétisme, ce qui va largement être récupéré par les Américains au moment de la publication du roman de l'autre côté de l'Atlantique, qui vont utiliser à leur dessein cette charge contre le régime ennemi.
Du moins, c'est ainsi qu'ils vont l'interpréter, passant outre le fait que ce n'est pas tant le soviétisme mais le totalitarisme qu'Orwell attaque. En effet, Eric Blair de son vrai nom est bien loin des pouvoirs en place. En fait, c'est même un marxiste convaincu, qui a combattu sous la bannière communiste durant la Guerre Civile en Espagne et dont les précédents romans ont une portée sociale, portant par exemple sur les ouvriers anglais. Cependant, il va vite faire la différence entre ses idéaux socialistes et la réalité du soviétisme. De même, il se sent éloignée des idéaux de cette "gauche caviar" qui se développe en Europe, dans des salons mondains très éloignés des réalités sociales, et qui est menée par un Jean-Paul Sartre qu'il déteste.
1984 est publié dans un contexte tendu, où la Guerre Froide est déjà devenue une réalité concrète - la Guerre de Corée explosera l'année suivante - sur un fond de peur de l'arme atomique. Si bien que ce roman sera vite récupéré et analysé dans le seul prisme de la charge contre les totalitarismes, soviétiques ou fascistes. Est ainsi ignoré l'un des aspects très importants de son histoire : la crainte égale du développement de l'hégémonie américaine. Le bloc de l'Océania en est ainsi l'imagerie claire, puisqu'il montre d'une part que les Etats-Unis ont pris le contrôle de la Grande-Bretagne, mais aussi que les technocrates financiers sont tout aussi totalitaires que leurs adversaires des blocs de l'Est.
S'il n'est pas technophobe, ce qui constitue sa grande différence avec son professeur Aldous Huxley, George Orwell va parfaitement saisir ce qui se développe dans l'ombre. Avec une acuité qui force aujourd'hui le respect, il va imaginer ce système de surveillance globale qui va prendre le nom de Big Brother. L'auteur va aussi parfaitement saisir comment le discours sur la sécurité et la crainte du terrorisme va être un terreau parfait pour mettre en place ce système qui détruit peu à peu la liberté d'expression et le concept de vie privée. Un constat d'autant plus amer que plus de cinquante ans après, on observe qu'il avait su saisir certaines des réalités actuelles, d'où émergent une nouvelle forme de totalitarisme.
"Nul n'est prophète en son pays". Le fameux adage se révèle encore une fois tragiquement vrai, alors que George Orwell a tiré la sonnette d'alarme sur les dérives sécuritaires des régimes occidentaux bien avant que l'on puisse imaginer l'existence d'internet et des systèmes de télécommunications de masse. Pourtant, il est presque étonnant de voir qu'il aura fallu qu'Edward Snowden risque sa vie en faisant des révélations sur la surveillance des citoyens exercée par la NSA et autres organismes à acronymes pour que le grand public prenne conscience qu'il était désormais impossible de cacher quoique ce soit. Ce qu'Orwell n'avait pas vu venir, c'est l'aspect insidieux de cette surveillance globale, bien moins frontale que ce qu'il avait imaginé. Reste un visionnaire dont l'œuvre d'anticipation ne peut qu'inspirer le respect.