Passionné d’histoire et jeune écrivain aux côtés de Pierre Pevel (Les Lames du Cardinal, Paris des Merveilles), Benjamin Lupu a étendu l’univers des Paris des Merveilles dans une belle anthologie, Contes et Récits du Paris des Merveilles. Sorti pour le mois du Cuivre aux Editions Bragelonne, le Grand Jeu est son récit d’un cambriolage dans une Constantinople steampunk (pour lire ce qu’on en pense, c’est ici). Il nous parle plus en détails de son travail avec Pierre Pevel, comment il a écrit son premier roman et ses projets futurs !
Comment est née l’idée du Grand Jeu ?
Je savais que je voulais investir l'univers du steampunk. Le XIXe siècle est un terreau fertile, sans doute autant que les mondes anciens de l'Antiquité et du Moyen Âge. Après tout, c'est au XIXe siècle que se sont en grande partie cristallisés nos imaginaires modernes avec des géants comme Shelley, Verne, Dumas, Wells, Doyle ou Rosny Ainé. En commençant à réfléchir à ce que pourrait être mon roman steampunk, j'ai dû prendre position. J'ai pas mal tourné autour du sujet pour finalement me dire que j'allais me raccrocher à la matière première même – le XIXe siècle – plutôt qu'au corpus du genre (livres, films, animés, BD…).
À partir de là, plusieurs évidences se sont imposées : la mondialisation, les empires, la Révolution industrielle. J'en ai touché un mot à Stéphane Marsan aux Imaginales 2019 pour savoir si c'était quelque chose qui pourrait l'intéresser. À l'époque, le pitch se résumait à : « J’aimerais écrire quelque chose sur une dictature industrielle et ça serait du steampunk. Ça pourrait t’intéresser ? ». Stéphane a spontanément répondu oui et m'a donné des conseils sur les pièges à éviter concernant le steampunk. Il restait à trouver l'étincelle qui mettrait le feu au projet. Il fallait des personnages, un thème, des enjeux et… un univers. J'avais cette idée somme toute assez vague de dictature industrielle, mais comment était-elle née et quelle était sa place dans le monde ? Pendant l'été 2019, j'ai fait plusieurs tests d'uchronies, j'ai (re)lu des livres, je me suis arraché les cheveux, j'ai expérimenté une version personnelle de la sorcellerie pour que les esprits me viennent en aide.
Et puis, ça s'est imposé à moi un peu mystérieusement : j'allais transposer ma version de la guerre froide dans un XIXe siècle alternatif et ça serait un roman d'espionnage haut en couleur avec toute l'esthétique et les codes du steampunk. J'adore l'ambiance des romans et des films de la Guerre froide ou de la Seconde Guerre mondiale. Il y a quelque chose de profondément humain dans ces histoires qui égarent souvent leurs protagonistes dans des labyrinthes invisibles, leur réclament des choix impossibles dans une lutte qui les dépasse. C'est comme ça que l'affrontement du Nouvel empire russe et de l'Alliance de l'Ouest est né. Après ça l'histoire pouvait grandir.
Pourquoi Instanbul/Constantinople pour cadrer votre aventure steampunk ?
Finalement, l'autre grand terrain de jeu d'un auteur, après l'histoire, c'est la géographie. L'intrigue originelle se déroulait entre Paris et ce qui restait des états germaniques après la Seconde guerre impériale de 1871 (vous savez celle où le Nouvel empire russe écrase l'Alliance de l'Ouest venue au secours de la Prusse lors de la sinistre bataille de Magdebourg… mais si souvenez-vous). Mais j'avais du mal à y développer la partie cambriole de mon intrigue (je vous ai dit que je suis fan des histoires de casse ?). En revoyant Casablanca – un de mes films préférés – et en me raccrochant à l'histoire de l'empire ottoman au XIXe siècle, je me suis dit que Constantinople ferait un fabuleux décor pour mon jeu d'espions. J'ai cependant hésité car m'imprégner de la culture ottomane et de la ville ajoutait une complexité supplémentaire. J'avais déjà la culture russe à infuser et pas mal de recherches à faire sur les machines à vapeur et autres technologies de l'époque.
Ce qui a emporté le morceau, c'est que l'enjeu de l'intrigue prenait subitement une autre ampleur. Ça a demandé des litres-café-heures, mais j'ai découvert la splendeur de cette ville. Elle s'est totalement imposée à moi et j'ai pris un plaisir fou à lui donner une teinte steampunk. (D'ailleurs, la vraie Constantinople est déjà très « steam », les sultans ottomans ayant entrepris depuis la moitié du XIXe siècle de moderniser leur empire.) Un autre aspect que j'ai apprécié, c'est le cosmopolitisme de cette ville. Il s'y produisait une rencontre permanente de l'Orient et l'Occident dans un jeu incessant d'intrigues, si bien que je n'ai finalement pas tant forcé le trait.
Les personnages de la bande de Martina sont très attachants, comment les avez-vous imaginés ?
Comme une famille. Il fallait bien sûr les ancrer dans l'univers. Ils sont connectés au Siècle rouge et noir. Mais si vous prenez le trio (quintet si on ajoute Mun et Aron), vous verrez que leurs histoires sont assez universelles. Il y a la fonceuse, le bricoleur angoissé, la mutique, le premier de la classe… et ça fait une bande. J'aime le travail d'équipe (y compris en écriture). Martina, Maurice et Mortier ont besoin les uns des autres. Chacun a ses qualités, ses petites manies, ses fêlures et j'espère qu'on ressent l'empathie qui les unit quand ils doivent affronter ce que je leur ai réservé. Ils se complètent les uns les autres et se dévoilent au rythme de l'intrigue. Ils sont d'ailleurs partie intégrante du tissu de l'intrigue.
Quelles sont les sensations de lecture qu’aimeriez-vous que vos lecteurs gardent du Grand Jeu ?
Les émotions d'un voyage où ils embarquent au loin avec un équipage, certes atypique, mais attachant. C'est volontairement que le livre commence avec un accostage. J'avais envie que le lecteur sorte du terminal de l'aérogare de Sirkeci aux côtés de Martina. J'espère aussi imprimer la toile visuelle des différents décors que j'ai choisis, susciter le sense of wonder si particulier aux littératures de l'imaginaire. Et puis bien sûr, il faudrait que le lecteur ressorte ébouriffé par la course contre la montre de l'intrigue, avec peut-être le brin de nostalgie qui donne l'envie de continuer un peu.
Crédit : Benjamin Carré pour les Editions Bragelonne
Vous avez aussi écrit une série de nouvelles sur Internet, de quoi parle-t-elle ?
Aïe… bah d'une bande et d'une ville cosmopolite ? Malgré ces ressemblances flagrantes, les Mystères de Kioshe est un objet littéraire différent et un projet personnel qui me tient à cœur. Les Mystères de Kioshe, c'est une série de fantasy en dix histoires qui imite volontairement les mini-séries que vous regardez sur votre plateforme préférée (Netflix, Prime ou autre). On y suit durant deux saisons de cinq épisodes chacune, le combat acharné d'une magicienne déchue pour comprendre ce qui lui est arrivé et prendre sa revanche. Chaque épisode est une grosse nouvelle, on pourrait dire une novella, qui raconte une histoire complète et dévoile une facette de la ville-monde de Kioshe.
Bien sûr, un fil rouge traverse les dix épisodes comme dans toute bonne série qui se respecte. Nous avons poussé le vice jusqu'à avoir des finale. Je dis « nous » car je ne suis pas seul dans cette aventure. L'autrice Sylvie Poulain m'a rejoint et l'ami Thomas Mariani nous a fait le plaisir d'un épisode déjanté (avec notamment l'entrée en scène d'un… crapaud géant poilu, équivalent pour lui d'un étalon de course ; je n'en dis pas plus, mais imaginez ma tête à la relecture). Encore le mimétisme avec les séries TV où des pools de scénaristes écrivent ensemble. C'est aussi une aventure d'édition car nous avons pris soin d'aller au bout de la démarche avec un processus d'écriture et de correction professionnel. On notera au passage les très belles illustrations de l'artiste brésilien João Henrique De Jesus Gomes qui donne une touche unique à cet univers.
Vous avez également travaillé sur le recueil des Contes et récits du Paris des Merveilles avec Pierre Pevel, comment était-ce d’écrire au côté d’un « monstre » de la fantasy en France ?
Pierre, on est d'accord que c'est lui qui vous traite de « monstre » hein ? Il y a deux auteurs qui m'ont dévoilé l'envers du décor du métier d'auteur : Pierre Pevel et Lionel Davoust. Ils ont en commun d'être des artisans avec un savoir-faire extraordinaire et d'être pédagogues. Je suis friand d'expériences littéraires et le fait que Pierre ouvre son univers à de parfaits inconnu.e.s est tout bonnement fantastique. Il faut noter que ce n'est pas une ouverture de façade. Il nous a réellement laissé écrire nos histoires. Ce que je ne savais pas, c'est qu'il prendrait aussi le temps de nous accompagner dans la structuration du récit et là, j'ai vraiment pu découvrir ce qu'était un auteur professionnel. Pierre est très exigeant mais sans jamais vous étouffer ni être dogmatique. Comme Lionel, il a patiemment démystifié la mise en mots de mes idées. Ça ne veut pas dire que c'est facile, mais maintenant je connais quelques raccourcis. J'ai un cadre plus solide qui m'a permis d'écrire de meilleures histoires.
Pouvez-vous nous parler de vos projets à venir ?
L'année commence avec trois récits courts (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué, n'est-ce pas ?). J'ai finalisé une nouvelle dans l'univers du Siècle rouge et noir (sans rapport avec Le Grand Jeu). Je travaille actuellement sur ma deuxième incursion dans le Paris des merveilles puisque Pierre Pevel m'a de nouveau fait confiance, une histoire pour un recueil consacré aux enquêteurs. Et enfin j'ai écrit les premières scènes du dixième épisode des Mystères de Kioshe qui marque le dénouement de cette série de fantasy.
Un peu plus tard dans l'année devrait paraître ma première nouvelle de science-fiction dans le cadre de l'anthologie publiée par le festival Nice Fictions. Une histoire sur un sujet qui me tient à cœur : comment une civilisation renaît alors que les ruines grandioses du passé la hante.
Et après ? Hé bien, ça sera un nouveau roman qui germe petit à petit. Pour le moment, j'ai envie de ce que je qualifie de « fantasy monastique ». L'avenir nous dira si ça se concrétise ou pas.
Dernière question pour nos fans steampunk : Jules Verne ou Tim Powers ?
Sans hésiter Jack Vance. Blague à part, Tim Powers. Les voies d'Anubis, qui est le premier roman que j'ai lu de cet auteur à la fin des années 90, m'a scotché. C'est foisonnant et indéfinissable. Je sais juste que j'ai adoré. Jules Verne est bien sûr un géant, mais il faut le lire en tenant compte du contexte, avec une certaine érudition, et c'est donc moins une lecture plaisir pour moi.
Retrouvez notre critique du Grand Jeu, ici
Retrouvez le blog de Benjamin et les Mystères de Kioshe, ici : https://benjaminlupu.net/
Le site de son éditeur, Bragelonne : https://www.bragelonne.fr/
Enjoy 😉