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Interview de Patrice Louinet, spécialiste de Robert E. Howard

Par Woulfo
28 novembre 2014
Interview de Patrice Louinet, spécialiste de Robert E. Howard

Alors que la collection Bragelonne autour de l'œuvre de Robert E. Howard se termine l'année prochaine (douze beaux numéros), nous avons eu l'occasion de poser quelques questions à l'homme qui se cache derrière cette collection : Patrice Louinet. Expert mondialement reconnu, invité d'honneur des derniers Howard Days, Patrice Louinet fait parti de ses personnes qui œuvrent à la reconnaissance de l'œuvre de l'auteur de Conan mainte-fois bafouée. 80 ans après sa mort, ce n'est que partie remise pour cet auteur qui a remodelé l'image de la fantasy.

L'oeuvre de Robert E. Howard

 

Syfantasy : Tout d’abord permet-moi de te remercier pour tout le travail accompli sur l’œuvre de Robert E. Howard en France et par-delà nos frontières. Le douzième et dernier tome de la collection de l’auteur chez Bragelonne est prévu pour l’année prochaine. Quel est ton ressenti après tant d’années de travail ?

Patrice Louinet : Déjà, merci du compliment ! Je suis particulièrement fier d’avoir mené ce travail à son terme, exactement tel que je l’avais défini presque dès le départ. C’est donc une belle page qui va se fermer, mais ce n’est aussi que cela : une page. C’était évidemment nécessaire, et c’est un énorme succès, tant critique que commercial ! Je réfléchis cependant à l’après-Bragelonne depuis pas mal de temps déjà, avec divers projets, liés, de près, de loin, ou pas du tout aux volumes Brage'. Je souhaite désormais voir paraître Howard en poche. Le jour où l’on verra une série de six ou sept volumes Howard à prix démocratiques reprenant ses meilleurs textes, pas forcément classés par cycles, et sans aucun étiquetage "Fantasy", sera le jour où j’aurai atteint mon objectif éditorial en France.

Syfantasy : Parlons-un peu de toi : comment as-tu découvert Howard ? Quel est le premier souvenir que tu retiens de ses histoires ?

Patrice Louinet : J’ai découvert Howard par Conan, ayant acheté le premier volume de la série suite à mes lectures enthousiastes de la version comic-book de chez Marvel. Je ne me souviens pas si j’ai commencé par la nouvelle de Sprague de Camp qui inaugurait le volume. Je me souviens l’avoir lue, mais je ne me souviens pas de la chronologie de ma lecture, ni ce que j’en pensais. En revanche, quand j’ai lu La Tour de l’Éléphant, je me suis pris une baffe monumentale, dont je ne me suis jamais remis, en dépit de la traduction guère reluisante. La beauté, la poésie, ce premier chapitre, la tragédie de Yag-kosha, tout était magique dans ce texte et aujourd’hui encore, c’est une de mes nouvelles préférées de Conan et de Howard.

Syfantasy : Comment vois-tu l’influence littéraire de Howard de nos jours ?

Patrice Louinet : Elle s’installe enfin ! Depuis que l’on commence à débroussailler l’arbre Tolkien qui a longtemps masqué la forêt de la Fantasy, on prend de mieux en mieux conscience du rôle fondateur de Howard. De plus en plus d’auteurs se réclament ouvertement de Howard, et puis on a George R.R. Martin qui nous dit qu’il faut avoir lu les nouvelles originales de Howard, et pas que les Conan. Bref, redécouvert et réévalué depuis une douzaine d’années (aux USA) et sept (en France), Howard devient non seulement un auteur fréquentable, mais dont on peut se revendiquer.

Syfantasy : En dehors du terrain fantastique, Robert E. Howard a aussi eu l’occasion d’écrire des textes policiers et de boxe. Une réédition française est-elle prévue ?

Patrice Louinet :Il existe des projets... mais il va falloir attendre pour ça... Aidé de mes complices Chris Gruber et Mark Finn, j’ai dirigé aux États-Unis, sous l’égide de la Robert E. Howard Foundation, une série de quatre volumes reprenant tous les textes de boxe de Howard, le tout agrémenté d’intros et d’articles critiques à la façon des Conan. Je compte bien voir ça en France...

Syfantasy : En dehors du pulp pur jus comme on peut se l’imaginer, Howard a aussi écrit de nombreuses nouvelles pessimistes remplie de cruauté et de noirceur. Howard était un auteur aux multiples visages, aux multiples talents : comment- définirait-tu le Texan, quelle est sa richesse et sa particularité ?

Patrice Louinet : Howard a commis beaucoup de choses dans sa carrière, de l’excellent, du bon ou très bon, du moyen, du pourri et de l’horriblement commercial. Il a toujours été, et s’est toujours revendiqué, comme un auteur « professionnel ». Il aurait aimé se consacrer à la poésie, mais il a dû rapidement accepter qu’il ne pourrait jamais en vivre. Il n’a jamais renoncé à ses aspirations poétiques, a toujours été incapable de copier ou de plagier. Il avait des histoires à raconter, et il l’a fait à travers le formidable véhicule des pulps, mais sans jamais renier son côté « auteur ayant des choses à dire » et « poète ». C’est d’ailleurs ce qu’on lit sur sa pierre tombale : « auteur et poète ». Ses récits peuvent parfois sembler simples en surface, mais pour peu qu’on gratte le vernis, on s’aperçoit que les meilleurs d’entre eux sont d’une complexité redoutable. Moi qui admire les auteurs au style laconique (Hemingway, Hammett, McCarthy), je suis emporté par le souffle et la poésie du style howardien. Quant Howard est au mieux de sa forme, personne ne lui arrive à la cheville.

Syfantasy : D’où vient l’image d’un Howard écrivant d’une traite ses histoires alors que de nombreux documents que vous proposez dans votre collection chez Bragelonne montrent un Howard très méthodique et peu enclin à écrire à la volée ?

Patrice Louinet Sprague de Camp devait « justifier » sa prise de contrôle des nouvelles de Conan. Il commença donc à dire que Howard écrivait vite, sans aucun soin, dans un état second, et que les textes comportaient des erreurs et des inexactitudes. Par « bonheur », de Camp était là pour tout remettre en ordre et en place, contre espèces sonnantes et trébuchante, plus un gros pourcentage, évidemment. La plupart des textes de Conan étaient assez travaillés et certains très travaillés. Six mois de gestation pour les Clous Rouges, par exemple...

Syfantasy : L’œuvre de Howard est souvent considérée comme une œuvre raciste. Quelle est ta réponse à cette affirmation ?

Patrice Louinet : Je trouve qu’il est toujours très con de vouloir poser des étiquettes modernes sur une époque révolue, mais bon... Howard vivait dans le Texas semi-rural des années vingt et trente, et comme tous ses concitoyens ou presque, il était raciste du racisme ordinaire de l’Américain de base. Ceci dit, c’était un individu nettement plus complexe que la plupart de ses contemporains. Rappelons qu’il méprisait le fascisme et Mussolini, que son personnage le plus célèbre est un barbare basané venu critiquer les habitants des contrées indo-européennes, et que le personnage auquel il aurait aimé ressembler aurait été un Picte, c’est-à-dire, un individu mat, chétif, de très petite taille, au regard fuyant, vivant terré, et pourchassé de tous côtés. Étonnant dans ces conditions que certains s’obstinent à voir en Howard le chantre du surhomme nietzschéen alors que ses convictions philosophiques étaient diamétralement opposées... Sans doute une indigestion de Milius...

Syfantasy : La relation épistolaire de Howard et Lovecraft montre énormément de respect entre les deux auteurs. Ces nombreuses lettres échangées entre les deux auteurs seront-elles un jour dévoilées dans une édition ?

Patrice Louinet : Là encore, il existe un vrai projet, mais qui n’en est qu’au stade de projet....

Conan, personnage emblématique de Robert E. Howard

 

Syfantasy : Si tu avais une nouvelle de Conan à conseiller à nos lecteurs (oui, une seule !) ainsi qu’une nouvelle sans Conan ?

Patrice Louinet : Les Clous Rouges (in Conan : les Clous Rouges) et Les Vers de la Terre (in Bran Mak Morn) mais c’est s***** comme question !

Syfantasy : Une des particularités du « massacre littéraire de Conan » après sa mort a consisté à créer une chronologie du personnage ainsi qu’une origine, comme s’il fallait nécessairement donner un leitmotiv au personnage. Aujourd’hui, c’est toujours un procédé récurrent que ce soit en film ou comic-book. En quoi cela dénature-t-il le travail de Howard ?

Patrice Louinet : La "longue quête" vers la royauté est une invention de de Camp. Conan se moque de "planifier sa carrière". Le plus important est que les nouvelles de Conan ne parlent pas de Conan. Conan n’évolue pas, ne change pas, n’a pas de famille, de biographie et de destinée. Vous pouvez vous amuser à placer des nouvelles géniales de Conan comme la Reine de la Côte Noire avant ou après Au-delà de la Rivière Noire ou La Tour de l’Éléphant, cela ne changera en rien votre lecture. L’une ne découle ni ne dépend de l’autre. Aucun des textes ne comporte le nom Conan dans le titre, aucun ne fait suite à un autre. Ce n’est pas un hasard. Les Clous Rouges ne parle pas de Conan, mais de la décadence de la civilisation vue à travers le prisme d’une cité. Les textes, les meilleurs d’entre eux, s’entend, parlent de "quelque chose", pas de "quelqu’un".

Syfantasy : Parlons comics. Je suppose que tu as lu des Conan de Barry Smith mais as-tu eu l’occasion de lire le travail de Brian Wood et Fred Van Lente récemment chez Dark Horse ? Et le Thor de Jason Aaron qui se rapproche sur certains passages, je trouve, du Conan de Howard ?

Patrice Louinet : Je ne suis plus la production des comics Conan depuis très longtemps, désolé. Ce n’est pas porter un jugement sur leur qualité, dont j’ignore tout.

Syfantasy : Es-tu au courant d’une publication de dessins de Conan par Bruce Timm ?

Patrice Louinet : Mieux que ça : j’ai les dessins, une quarantaine. Et non, désolé, mais je ne peux pas les montrer...

Conan Hyborian Quests : le blockbuster du jeu de plateau prévu pour l'année prochaine


Syfantasy : Le jeu de plateau Conan prévu pour l’année prochaine est un énorme projet qui réunit de nombreux talents et tu fais bien évidemment partie de cet équipage. En quoi consiste ton travail dessus ? Quels seront les liens directs avec l’œuvre de Robert E. Howard ?

Patrice Louinet : Ce jeu va être l’événement ludique de 2015 dans son domaine, et c’est la dream team du genre qui s’y colle. Pour se faire une idée, il faut faire un tour sur la page Facebook de Monolith, la firme qui édite le jeu. Le fil consacré au jeu sur TricTrac.net a d’ores-et-déjà plus de 400 pages et 130 000 vues, ce qui est tout simplement délirant pour un jeu qui sortira en août 2015. Bref, comme tu le dis, un "énorme projet". Je suis de l’aventure car les concepteurs du jeu ont opté pour la fidélité absolue à Howard. Je suis donc le monsieur "exigeant, voire très chiant", comme disait récemment (et malicieusement) Fred Henry. Mon travail consiste à veiller à la fidélité à l’œuvre howardienne. En clair, tous les personnages sont tirés des nouvelles originales de Howard, toutes les descriptions fournies aux dessinateurs l’ont été à partir des descriptions de Howard, tous les éléments non hyboriens ont été évacués. Je vais également écrire un paragraphe introductif à Howard qui renverra les gamers vers les Del Rey (marché US) et les Bragelonne (en France), et à tous les personnages, afin de favoriser l’immersion des joueurs.

Conan : un personnage bafoué au cinéma

 

Syfantasy : Schwarzy ou Momoa ?

Patrice Louinet : Momoa. Schwarzy, c’est Terminator, pas Conan.

Syfantasy : En quoi le film de John Milius est-il totalement déconnecté de l’œuvre de Robert E. Howard ?

Patrice Louinet : En tout. Philosophie "fasciste zen" (comme se déclare Milius), envolées pompeuses nietzschéennes, philosophie aux antipodes de Howard, un Conan qui n’a rien à voir avec celui de Howard. Musique fabuleuse, très bonne histoire, avec des bouts de passages de Howard coupés de leur contexte. Le film s’appellerait "Gengis le Barbare", je le trouverais génial. En tant qu’adaptation du Conan de Howard, c’est une foirade lamentable.

Et pour conclure...

 

Syfantasy : Quels sont tes projets actuels et sur quoi aimerais-tu approfondir ton étude de Robert E. Howard ?

Patrice Louinet : Je traduis le douzième Howard pour Bragelonne, écris une thèse sur Howard en Littérature Anglophone à la Sorbonne, prépare un (petit) livre sur Howard qui devrait être annoncé dans les jours qui viennent, bosse pas mal sur le jeu de plateau en ce moment, viens tout juste de terminer l’écriture d’un documentaire télé sur Howard et Conan, passe toujours pas mal de temps sur robert-e-howard.fr (le site/hub français sur tout ce qui touche à Howard), prépare un très gros volume d’anthologie pulp que j’espère pouvoir annoncer vers février, et j’ai un autre très gros chantier Howard dont je ne peux encore parler. J’ai aussi des activités professionnelles annexes non liées à Howard... et il m’arrive parfois de dormir.