Carmilla : vampire, saphisme et 19e siècle !
Bram Stoker a longtemps dominé la scène littéraire vampirique avec son mythique Dracula, toujours autant diaboliquement vif dans nos esprits. Mais connaissez-vous Carmilla de Sheridan le Fanu publié 25 ans auparavant, en 1872? Grâce aux éditions Actes Sud, SyFantasy a pu redécouvrir ce classique qui a été une réelle source d’inspiration pour le célèbre écrivain irlandais. Sans surprise, ce court roman mériterait bien des louanges grâce à son récit singulier, queer et sensuel. Alors pour aujourd’hui, laissons quelques instants Dracula en faveur de l’ensorcelante et (presque) irrésistible Carmilla…
Illustration de David Henry Friston dans l’édition originale
Une histoire à faire frémir ?
Dans un château styrien sombre et isolé, Laura entretient une vie paisible mais solitaire. Lorsqu’elle apprend que la fille du général Spieldorf est décédée et ne pourra pas la rencontrer, elle est dévastée : elle qui s’impatientait tant d’avoir une nouvelle amie, la voilà de nouveau seule…Mais au cours d’un soir doux et crépusculaire, un accident de calèche entraînera le séjour forcé de Carmilla au château. D’abord excitée par cette invitée inattendue, Laura finira par développer de forts sentiments réciproques pour cette jeune fille exaltée et envoûtante.
Depuis, le deuil devient le quotidien de la petite campagne autrichienne entourant le schloss : de nombreuses femmes meurent d’une étrange maladie provoquant une agonie presque immédiate…Quel est donc ce mal qui fait trembler les jeunes filles et leur famille ? Parfois, il est préférable de ne plus croire aux coïncidences et de laisser le pragmatisme de côté…
Un roman gothique dans toute sa splendeur
Dès les premières pages, l’univers gothique propre au 19e siècle se retrouve à travers les mots de l’auteur : château, promenades nocturnes, événements inquiétants, protagoniste naïf…Tout y est pour passer une agréable lecture, plongé dans une Styrie mystérieuse et une atmosphère rappelant celle d’Ann Radcliffe. Malgré une intrigue paraissant toutefois simple, Sheridan le Fanu maîtrise à la perfection son fil conducteur et ne laisse aucune longueur distraire son lecteur. Le récit se révèle être dynamique et plaisant, à la fois grâce à sa narratrice s’adressant directement à un « vous » qu’aux courts chapitres.
Si la petite centaine de pages ne permet pas à l’auteur de bien développer ses personnages, le bon traitement de la figure du vampire n’y est pas délaissé. Bien au contraire, Carmilla est un personnage dont on ignore beaucoup et pourtant, ses prises de parole révèlent une grande complexité. Oscillant entre victime et prédatrice, il est difficile de ne pas aimer et avoir pitié de cette créature qui fait pourtant tant de ravages.
Une étonnante modernité
Malgré le genre restrictif du roman gothique et la période répressive durant laquelle Sheridan le Fanu a vécu, il a pris le risque d’offrir une œuvre transgressive : non seulement il ose insérer une sensualité évidente dans son récit, mais en plus de cela, elle concerne deux femmes ! Le saphisme reliant Laura et Carmilla étant clairement décrit, l’auteur ose mettre à la vie un personnage féminin louant son amour pour sa bien-aimée. Ainsi, Carmilla incarne la passion et la séduction féminine dans son état pur. Elle ne réfrène pas ses pulsions et ose exprimer ses élans d’amour. Laura est quant à elle plus réservée et incarne davantage le regard du lecteur victorien. Voulant se conformer à la société malgré sa passion, elle instaure des limites. Si l’œuvre reste classique dans sa structure, il ne faut alors pas négliger cet aspect provocateur de l’auteur qui, incontestablement, plaît au lecteur moderne.
« Si ton cher cœur est blessé, mon cœur éperdu saigne avec le tien. Dans l'extase de ma très grande humiliation, je vis dans l'ardeur de ta vie, et tu mourras - doucement - dans la mienne. Je ne peux l'empêcher. » (p.43)
Un classique oublié à redécouvrir afin de se plonger dans toute la noirceur et la beauté du genre gothique, tout cela dominé par la belle et controversée Carmilla dont on percevrait presque les pas légers, meurtriers...