Écrit et publié en 1974, Carrie est la première pierre du grand édifice littéraire horrifique qu'est l'œuvre de Stephen King. Au-delà de la plaisante lecture qu'il propose, il est aussi le patient zéro du virus "King" qui allait contaminer l'humanité entière, désormais accro à la savoureuse horreur que délivre chacun de ses ouvrages depuis 50 ans déjà. Si ce premier récit n'a peut-être pas atteint une maturité d'écriture suffisante pour l'ériger de suite comme l'un de ses meilleurs romans, force est de reconnaître que l'essence-même de King est déjà infusée.
Carrie devient la première d'une longue lignée de personnages marginalisés, que l'on retrouve dans divers œuvres de l'auteur, symboles d'une société les ayant mis au ban contre leur gré. Le flot d'insultes que reçoit Carrie durant le premier chapitre, ainsi que les multiples persécutions subies, dépeignent un portrait peu glorieux de l'Amérique, montrant les contours d'une critique qu'assène King contre un pays qu'il aime pourtant sincèrement.
Mais le personnage malmené de Carrie n'est qu'un élément parmi d'autres qui contribuent à rendre le roman unique. Prenons par exemple la dualité entre la marginale et Chris, jeune femme ayant tout pour réussir réputation, beauté, place sociale avantageuse) : elle démontre le talent de King pour ciseler ses personnages tels des joyaux, en dévoilant au premier abord la figure d'une fille de bonne famille mesquine, se croyant toute puissante derrière l'autorité de son père avocat, qui révèle finalement une attirance pour le danger en sortant avec l'instable Billy, figure masculine dominant qui ne voit en Chris qu'une femme de plus à posséder le temps d'une semaine.
Une autre dualité fascinante, c'est aussi celle entre Carrie et sa propre mère : fervente chrétienne étouffante, elle écrase la jeune fille d'une domination absolue sous couvert d'une absolution de leurs péchés qui ne semble jamais venir. L'ensemble se structure ainsi autour de ce point de rupture qui arrive doucement, mais sûrement, ce point de non-retour au-delà duquel l'état de Carrie bascule vers un pan incontrôlable.
En matière de style, si King a admis que les extraits de journal/audio parsemés dans le roman ne sont là que pour augmenter la taille du récit, on reconnaîtra que cette démarche a pourvu Carrie d'un double récit palpitant. Même si les enjeux finaux nous sont révélés assez tôt par l'intermédiaire de journaux, ils offrent ainsi un regain d'intérêt pour l'intrigue, dans l'appréhension haletante du final sanglant promis.
Et quel final, puisqu'il occupe un petit quart de l'œuvre, durant lequel l'explosion de la rancœur refoulée de Carrie se déverse sur l'ensemble de la ville dans un flot de flammes et de haine.
Carrie, en première pierre d'un vaste édifice de l'horreur, fait désormais partie des incontournables de King, ayant eu droit à deux adaptations au cinéma qui ont largement véhiculé dans les esprits cette image, gravée à jamais, d'une jeune femme en sang dont le regard marquera encore de nombreuses générations.
Carrie est, comme le montre la fin du récit, éternelle.