Critiques

Fiction : L'Arboriste d'Agadir

Par Maxime - Carraz
5 min 28 mars 2023
Fiction : L'Arboriste d'Agadir

Présentation

 

Mavors est l’auteur de L’Arboriste d’Agadir. Issue d’une impression de voyage enrichie par le travail d’écriture, cette nouvelle a de forts accents de poésie : c’est qu’avec Mavors, sans mauvais esprit, le vers est dans la prose comme le ver est dans le fruit.

 

Titre original : L’Arboriste d’Agadir

©Mavors

Version PDF : selection-du-mois-de-mars-larboriste-dagadir-mavors.pdf

 

Cette nouvelle est diffusée à titre gratuit. Elle ne peut en aucun cas être vendue.

Elle appartient à son auteur qui en laisse l’usage au site SyFantasy afin de la promouvoir et de la faire découvrir.

 

Cette nouvelle a été écrite et sélectionnée au sein du Collectif Plumea, une association loi 1901 d’entraide à l’écriture, librement accessible sur Discord via ce lien :

https://discord.gg/jdMktdn6ZP

 

Elle a été retenue par la rédaction de syfantasy.fr pour ces qualités scénaristiques et littéraires ainsi que pour son inventivité.

Nous vous souhaitons une belle découverte et une agréable lecture.

 

L'Arboriste d'Agadir

 

Ce taxi se payait ma tête.

— C'est marqué « euros », insistait-il en désignant le compteur d'un doigt raide. C'est le sigle « euros », payez en euros.

— Non, je paye en dirhams, répondis-je, agacé.

— Dirhams, pourquoi dirhams ? C'est marqué, là : « euros ».

— C'est marqué « euros » parce qu'il est français, votre compteur.

— Oui. Vous êtes français, c'est pareil. Vous payez en euros, c'est comme ça.

 

J'étais en nage. Penché sur la portière côté trottoir, je sentais les gouttes de sueur dégouliner le long de mon torse. Il avait dû la laisser cuire des heures au soleil, sa caisse, à l'aéroport. J'aurais pas dû venir en chemise noire manches longues, ni avec des bagages si lourds. J'avais presque envie de le laisser m'arnaquer pour foncer au frais dans le riad. Je brandis des billets à l'effigie du roi :

— Je n'ai que des dirhams, criai-je en les secouant.

— Non, j'ai vu des euros, fit-il en décochant la main vers mon portefeuille, que je l'empêchai d'attraper et que je rangeai en vitesse dans ma veste.

— Et pourquoi vous voulez pas me prendre la carte ? Vous avez une machine, là.

— Non, elle marche pas. Vous payez en liquide.

 

Il était stationné au milieu de la voie. Derrière nous tempêtait une cacophonie de klaxons (qu'on change plus souvent que les filtres, au Maroc). Trois guimbardes en tête qui menaçaient de charger, les chauffeurs irrités postillonnaient sur leurs pare-brises en nous insultant copieusement. Leurs moteurs aboyaient une brume noirâtre au gré de leur trépignement sur la pédale d’accélérateur. C’était une nuée à l’odeur de brûlé. Les palmiers l’inhalaient avec indifférence. De l'autre côté, au feu, un policier à fière allure, qui était en train de regarder la mer, commençait à se retourner.

 

Sans doute que le boucan dans la rue devenait inhabituel. Je repris :

— Prenez mes dirhams ou je l'appelle, lui.

— Appelez-le ! Appelez-le ! Vous allez voir ! Voleur !

 

Nous nous engueulâmes encore un bon moment sans nous entendre. Soudain, je sentis sur mon épaule se poser une main gantée. Mon sang ne fit qu'un tour et les manières dont j'allais m'expliquer s'entre-choquaient dans mon esprit, lorsque je me rendis compte que ce n'était pas l'agent, lequel s'était repris à admirer le rivage. Je me retournai complètement : c'était un homme à la peau mate, mais aux yeux bleus, vêtu d'une salopette sur une chemise à carreaux. Sous son chapeau de paille au bord ébouriffé, je voyais des cheveux grisonnants et crépus. On le devinait costaud ; sortait de lui une aura, et qui ne s'estompait pas comme la plupart des premières impressions. Il me poussa poliment de côté et s'expliqua avec mon importun, dont l'énervement se mua en agitation, puis en affolement. Je le devinais à sa voix, car je ne le regardais pas : je fixais des yeux le gant dont l’autre m’avait écarté et que je croyais encore sentir. Il dessinait des doigts comme une pulsation, comme si la brise les faisait plier en rythme. Le chauffeur rompit leur conversation et me rappela :

— C'est bon pour cent dirhams.

 

Il s'empressa de saisir le billet que je lui tendais et démarra en trombe sans demander son reste, manquant de causer un accident au niveau du policier.

 

Je serrai la main de mon bienfaiteur, qui s'avéra n'être nul autre que mon hôte. Ça me changeait des Airbnb bidons que dégotait mon patron, et mes doutes sur ce voyage tout compris à bas prix s'envolèrent en le voyant si sérieux et serviable. Il s'appelait Wiwul ; il était le portier, le cuisinier, le porteur de valises, l'agent d'entretien (« nettoyeur » suffisait, remarquait-il en riant), j'en passe, mais enfin et surtout : « ingénieur en jardins ».

— « Jardinier » suffira ? Fis-je avec un sourire.

— Ingénieur en jardins, répéta-t-il, placide.

Nous nous considérâmes sans qu’il clignât des yeux. Soudain, je m'exclamai :

— Mes valises !

 

 

Je ressortis du commissariat dans un aussi piteux état que j'y étais entré. On m'avait reçu sans attendre, on y parlait bien le français, on avait pris mon adresse de vacances, on m'avait fait signer un dépôt de plainte, on m'avait assuré qu'on ferait tout ce qu'on pourrait, aussi vite qu'on le pourrait, on avait tout de suite envoyé des agents courir s'en charger, je leur avais graissé la patte pour mieux m'en assurer ; mais enfin je n'avais plus mes vêtements, ma brosse à dent, et surtout : mon ordinateur. Pas moyen de faire mon travail, ni même d’informer mon chef (j’avais explosé mon forfait en deux, trois recherches dans la voiture). Et bonjour les emmerdes en dossiers perdus. À l'heure qu'il était, mes affaires étaient sans doute déjà en train d'être réparties entre malfrats, voire écoulées dans les souks.

 

Contre mauvaise fortune, autant prendre du bon temps, me répétais-je en grimaçant. J’avais le billet retour sur moi ; d’ici là, j’aurais bien trouvé une excuse, voire un coupable. Le riad n'étant pas très loin, j'y revins en un quart d'heure de marche et retrouvai l'aimable Wiwul, qui n'en menait pas large.

— Ça me fait mal au cœur, ce qui vous arrive, monsieur, balbutia-t-il en se tordant les mains. J'avais cru bien faire en vous débarrassant de lui.

 

Ne sachant trop quoi dire et hésitant à rejeter toute la faute sur lui, je lui marmonnai en retour les premières banalités qui me venaient à l'esprit :

— Vous ne pensiez pas à mal. C'est fait, c'est fait. Il n'y a plus qu'à attendre et espérer. Ce n'est pas si grave. J'en ai vu d'autres.

 

C'était archi-faux : rien de tel ne m'était jamais arrivé ; j'étais sacrément emmerdé ; il me démangeait de traquer tous les taxis du coin à la recherche de mon conducteur scélérat ; je n'en avais rien à faire, mais rien à faire, de sa compassion, et s'il était prêt à prendre la responsabilité de cette péripétie, c'est avec plaisir que je l'aurais plumé pour sa négligence et en omettant la mienne ; même que si je creusais, ils étaient peut- être complices, lui et l'autre tocard, c'était peut-être leur combine. Mais enfin nous verrions. J'étais tellement exténué et cet homme était si désarmant d'affabilité que je le laissai m'entraîner à l'intérieur.

 

Nous traversâmes quelques pièces dont j'avais du mal à discerner si elles étaient Art déco ou authentiquement islamiques. Wiwul m'amena au patio, “vrai paradis en plus petit”, puis me servit de quoi me rafraîchir la gorge. Le thé était très sucré, mais c'était mieux que rien. Je voulus l'avaler d'un coup pour me remettre à m'inquiéter le plus rapidement possible, mais comme il s'avéra trop chaud, je dus me résoudre à le déguster. 

 

Je restais assis sur l'une des deux chaises en laurier au dossier circulaire, qui semblait me masser au moindre mouvement. Mes yeux valsaient d’un bout à l’autre du jardin grand comme un hall de petit hôtel. D’innombrables palmiers (et j’exagère à peine) surplombaient gravement ce curieux sanctuaire, surveillant prudemment le patio de leurs palmes. Quelques buis avaient été taillées à la sauvage en forme d'animaux. Je remarquais peu d’autres plantes : pas de rosier, pas d’hortensia, pas même un seul arbre fruitier (ou bien il était bien caché). Pour la fierté qu’il en tirait, le petit “ingénieur en jardins” n’était pas un grand architecte. Malgré cette absence, un parfum apaisant emplissait mes poumons ; après avoir cherché en vain d’où il pouvait bien provenir, j'inspirai lentement pour en profiter pleinement. J'enfonçai mon dos crispé dans le dossier rempaillé et me pris à le gratter contre la canne rugueuse. Dans une fontaine blanche en forme d'astérisque, l'eau remuait, tranquille, donnant à voir le reflet azur d'un ciel sans nuage. Je posai mon verre à refroidir sur la table basse à côté de moi, fermai les yeux et demeurai en repos, comme un mort en attente en première classe au purgatoire.

 

Je laissais le silence anesthésier ma peine. Il fut bientôt interrompu par le chant distant du muezzin. Je rouvris lentement les yeux et je ne vis rien que du bleu. J'entendis pousser une poignée et me redressai assez vite.

 

Wiwul reparut, vêtu pareil que tout à l'heure, un tapis sous l'épaule. Il s'avança, l'épousseta et retourna à l'intérieur.  J'avais récupéré et pu méditer ma mésaventure. Cet homme à tout faire était sympathique et compétent, peut-être, sans doute, mais je finissais de justifier ce que je m'apprêtais à lui infliger : il était bien gentil, mais j'allais me refaire. Ça tombait sur lui. Tant pis. J'empoignai mon verre, le trouvai tiède, avalai le reste du liquide, me relevai, laissai mes soucis se ressaisir de moi et me mis à faire les cent pas en trépignant autour de la pièce d'eau, les deux mains dans le dos.

— J’espère qu’ils l’auront, maugréai-je tout haut. 

— Vraiment ? releva la voix de Wiwul, qui repassait, par la fenêtre

— Bien sûr ! Il vous faut poser la question ?

— C’est que…

— Quoi ?

— La prison est très dure, au Maroc. Il marqua un silence. Vous êtes bien embêté.

— Oui, fis-je, et je me remis à tourner en rond en me refrognant.

 

Il me semblait que ça prenait : encore un peu de ce manège et il prendrait sur lui pour moi. Le bruit du fer à vapeur s'accordait à mon humeur : le fer frappait la planche en cadence avec mes pas (ou alors était-ce moi qui me calquais sur son rythme ?) et la vapeur sifflait comme je fulminais. Bien que plongé dans mes pensées, je finis par remarquer que je n'entendais plus le fer, cependant que la vapeur tournait encore. Je relevai les yeux ; l'air d'un homme qui va faire une chose dont il sait qu'il va la regretter, Wiwul toisa le patio, puis me dit en hésitant :

— Je pourrais vous montrer quelque chose ce soir qui pourrait vous aider à oublier tout ça.

 

 

Le soleil commençait à se coucher. Je reposai une énième fois le livre qu'il m'avait trouvé pour me distraire en attendant et dont je ne n'avais pas lu dix pages. Je n'avais pas pensé à manger depuis que j'avais tout perdu, mais le repas dans l'avion avait été consistant et me tenait encore à l'estomac. Je m'agitais sur la couverture.

 

Je me fis des idées jusqu'à la nuit tombée. Alors que je somnolais, on frappa fort à la porte.

— Entrez ! Fis-je machinalement.

— Vous sortez ? Répondit la voix de Wiwul.

— Ah ! Oui.

 

Je m'exécutai. Une torche à la main, il portait toujours les mêmes vêtements. Moi aussi, remarque ; mais, moi, c'était contraint. Nous parcourûmes couloirs et escaliers ; je regardais les formes au mur frétiller au passage de notre flamme.

— Style Art déco ou islamique ? demanda Wiwul à voix haute, et je ne lui répondis pas. Quand c'est comme ça, c'est pareil, conclut-il.

Il se comprenait.

 

Nous parvînmes jusqu'au patio, que je ne reconnaissais plus : dans le ciel profond de minuit, les quelques lumières visibles rappelaient l'immense espace ; les palmiers semblaient plus fournis et plus imposants, et pourtant plus en retrait encore ; les buissons taillés faisaient des messes basses ; la fontaine était telle une étoile chue à terre aux branches d'albâtre. Wiwul posa la torche sur un support entre les deux chaises et prit place. Il y avait deux verres sur la table basse.

— À la tienne, dit-il.

 

Dans cette atmosphère insolite, je ne pensais plus à grand-chose, et même plus aux choses du tout, plus à la moindre bagatelle. Nous bûmes ensemble le thé, qui était encore plus sucré et me brûlait jusqu'aux boyaux. Je bus quand même jusqu’au bout, puis me tordis, puis me cabrai. Mon corps me cria que j'eus tort de faire confiance à ce bougre, puis se tut lorsque sa main gantée vint se poser sur la mienne ; en lieu de douleur, j'éprouvais une plénitude et me reposai paisiblement dans mon siège, bouche bée, yeux exorbités.

 

À la lumière du flambeau, je ne voyais plus que les buissons taillés, qui étaient beaucoup plus nombreux que je n'avais cru. Il y avait tant de ces bêtes de feuilles et de branchages que je ne parvenais pas à distinguer les espèces qu'elles étaient censées représenter : elles formaient un troupeau confus d'où se détachaient en haut des cornes, des oreilles et des ailes ; en bas, des pattes de toutes les tailles et de toutes les formes. Un vent mauvais les traversa ; elles frémirent à son gré, puis se figèrent. Malgré leur enchevêtrement dans mon champ de vision, je compris qu'elles pivotaient, et qu'elles pivotaient vers moi. Moi – pas nous. Je ne sentais plus la présence de Wiwul et je ne pouvais pas tourner la tête pour le trouver.

 

Un second vent se souleva, qui me soufflait dans le visage sans fermer mes yeux pour autant. Alors, les bêtes se mirent en branle, puis m'approchèrent, d'abord très lentement, puis de plus en plus vite. J'étais paralysé ; je ne pus même pas crier comme elles me chargeaient. La première m'atteint et je ne vis plus qu'un ouragan vert et brun. Je crus d'abord que celui-ci me traversait comme un spectre; je compris rapidement qu'il m'infestait. Je sentis les feuilles passer sous mes paupières, me râpant les globes oculaires ; les branches recouvertes d'épines s'enfonçaient dans ma gorge et me bourraient les oreilles. Et je ne n'avais pas mal. Je sentais tout cela comme sous anesthésie, comme si j'avais été un autre qui ressentait ces sensations atroces pour moi. Je vis défiler devant mes yeux toutes les files, toutes les salles d’attente, toutes les impostures de réservations en réduction ; toutes mes impatiences repassaient dans ce patio. J'ignore combien de temps cet envahissement dura ; lorsqu'il prit fin, je sentais chacune de mes veines, comme si tout le sang de mon corps était poussé par autre chose qui en investissait la fonction et irriguait mes organes à ses propres finalités. Puis, je ne sentis plus rien d'étrange. J'avais recouvré le mouvement. Quatre buissons demeuraient : l'un était en forme de lion ; l'autre représentait un taureau ; l'autre encore rappelait un aigle ; le dernier, c'était Wiwul, qui tenait la torche en ses branches.

 

Les trois premiers s'avancèrent vers la fontaine et y plongèrent ; Wiwul avançait, lui aussi, mais au lieu de se jeter à l'eau, il s'immola et recula ; en fait, il prenait son élan et se jeta d'un coup sur moi.

 

J'eus mal. J'eus horriblement mal. J'eus mal et je ne sentis rien d'autre : tous mes nerfs hurlaient de concert que le pire péril était là, si bien que j'eus peine à percevoir que le Wiwul ardent m'enlaçait et m'emportait vers la fontaine. Se plaquant tout contre moi, il nous fit choir tous les deux et nous nous immergeâmes dans les abysses.

 

Les palmiers se penchèrent au-dessus de la surface et plongèrent leurs feuilles en catastrophe pour nous reprendre, se gênant les uns les autres, tenant tantôt de la marée verte, tantôt de l’amas de méduses et se retirant brusquement chaque fois qu’ils étaient trop près, comme si Wiwul eût été la première plaque de cuisson à brûler leurs mains aux mille doigts ; dans l’abîme, nous les semâmes.

 

 

Je rouvris lentement les yeux et je ne vis rien que du bleu. Je ne sentais pas de lit sous moi, et pas de sol ferme non plus. Je m'étirai et me retournai ; je bus la tasse et m'extirpai de la fontaine.

 

Je crachai, main droite sur la poitrine, puis m'essuyai les yeux avec l'autre. Je regardai autour de moi : on devait être le jour d'après.

 

Les palmiers se portaient pâles. Rien de vert ne restait nulle part ailleurs non plus, quoique à chaque clignement, ma rétine projetait le spectre éphémère d’un grand bouquet d’arbustes. La torche n’était pas éteinte. Sur la chaise en laurier que je n'occupais pas était Wiwul, serein et comme résigné, la liberté dans le regard dont il me perçait comme un confrère. Je me levai avec difficulté et allai m’asseoir sur la mienne. Je n'eus pas le temps de parler : j'entendis défoncer l'entrée.

 

Dans une tempête de claquements de bottes, des policiers à fière allure investirent le patio. Un civil les accompagnait : c'était le chauffeur du taxi. Je crus que son compte était bon, lorsqu'ils braquèrent leurs armes sur nous. L'affreux leva le doigt et ouvrit sa sale gueule ; et ce qu'il dit, je l'eusse compris dans n'importe quelle langue au monde :

— C'est lui.

 

Pas de geste brusque. Montrer que je coopère. Je retournerai au poste. J'irai à l'ambassade. J'appellerai chez moi ; je prendrai un avocat ; il ne pourra rien prouver, il me rendra mes affaires, ou alors, ce qu'il en reste ; je ne croupirai pas au placard ; je m'en sortirai sans...

 

Wiwul s'était levé et avançait lentement, les mains en l'air. On le saisit, le menotta et l'emmena. On se saisit de moi aussi et m'amena à l'extérieur.

 

L’eau me dégouttelait le long des vêtements. Une fois la porte franchie, j’avais comme perdu pied et l’on dut me traîner en plus de me pousser. Le soleil droit dans les yeux, je clignais en continu. 

 

De l’azur descendaient des rameaux luxuriants, d’où s’ouvraient mille fleurs et pendaient mille fruits. L’arbre qui les portrait supportait d’autres arbres et prenait racine dans le centre de l’astre. De la sève coulait comme l’huile de coude et des graines dégringolaient en pluie, en grêle et en poudreuse. Au grand désarroi des gendarmes, je m’énervai entièrement et suivai cette ptôse épique jusqu’à avoir la ville en vue. Des toits surgissaient des futaies ; des fenêtres, d’autres forêts ; des gouttières dégoulinaient ronces et lierres empressés ; les antennes paraboliques étaient des cornes d’abondance et, le long des fils électriques, avec l’oiseau, le bois d’eau danse ; du linge suspendu éclosent des roses aux couleurs inconcevables. Leur création suit un principe qui échappe aux lourdeurs humaines, et je sens que c’en est fini des futilités d’avant-hier.

 

Puis, mon clignement s’écule, car je tombe sur les palmiers, immobiles malgré la brise, comme autant d’éfrits irrités. Il tombe une noix de coco, qui ne provient d’aucun de ceux-là.

 

Juste avant de disparaître dans le panier à salade, Wiwul se retourna vers moi et me décocha :

— Je crois que j'ai perdu la tête.