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La Cartographie Imaginaire #2 : Le Sorceleur, la carte de l'univers (Bragelonne) : Magnifique cartographie sapkowskienne !

Par Mathieu - Matiou
3 min 2 août 2022
La Cartographie Imaginaire #2 : Le Sorceleur, la carte de l'univers (Bragelonne) : Magnifique cartographie sapkowskienne !
On a aimé
- Les choix cartographiques
- La palette de couleurs
- La richesse des inspirations mythologiques
- Le petit texte introductif
On n'a pas aimé

Passionné par les cartes, la cartographie de l’imaginaire et la géographie, il était donc primordial de vous parler de cette deuxième carte de la collection cartographique de Bragelonne. La Saga du Sorceleur d’Andrzej Sapkowski est originale car provenant d’une autre sphère culturelle que les classiques sphères anglophones historiques en fantasy. La Pologne est fière de cette œuvre et cette nouvelle proposition cartographique est un des signes d’un succès qui ne s’arrête pas !

 

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Le cours de la rivière Gwenllech est particulièrement capricieuse

(Photographie : Matiou)

 

Essai géohistorique : Hic sunt Bruxa ("Ici sont des Bruxa")

Orientée au septentrion, la carte de Nilfgaard et des Royaumes du Nord est tout en nuances de marron, de vert, de beige et de jaune. Les couleurs nuancées s’entremêlent dans les contreforts des montagnes de l’est, au fin fond des forêts de Brokilone et de Kaedwen et des grandes vallées du Pontar et de la Iaruga tandis que les nuances sombres des côtes de la Grande Mer contrastent avec les tonalités nordiques de Kovir-Poviss jusqu’à Kaer Morhen. Les couleurs non saturées permettent des douces transitions entre les couleurs et entre les reliefs disséminés de Nilfgaard aux Monts du Dragon et des Monts Bleus jusqu’au côtes du Couchant à l’ouest. La police d’écriture est suffisamment visible et se fond particulièrement bien avec les teintes de la carte.

 

L'estuaire de la Iaruga et le delta du Pontar ont connu le Premier Débarquement des humains sur le Continent (comment faire plus simple), le nom donné par l'auteur aux terres des Royaumes du Nord et de l'Empire de Nilfgaard.

 

La carte de Nilfgaard et des Royaumes du Nord a un agencement de la masse continentale qui est l’héritière de l’histoire cartographique européenne et des débuts de la fantasy. Ce n’est pas un hasard si les cartes de la Terre du Milieu, de l’Age Hyboréen et des Terres de l’Ouest (La Roue du Temps) ont une grande masse d’eau situé à l’ouest des terres émergées (la Mer du Nord et la Grande Mer dans le cas du Sorceleur). Cet agencement n’est pas unique mais est représentatif d’une histoire de la fantasy. Comme toute carte, celle-ci a des limites signifiantes et explicites. Ces biomes de l’extrémité de l’anthropos (le Désert Korath, le massif de Tri Tochair, les Monts Bleus et les Monts du Dragon) ceinturent les multiples états de l’Empire de Nilfgaard et des Royaumes du Nord. Les pays à l'ouest de la Grande Mer, Zangwebar et Ophir sont d'autres "limites du possible". Ces confins des bords de carte éveillent la curiosité,  révèlent le merveilleux géographique et le bestiaire surnaturaliséici sont des dragons », « ici sont des lions » (« Hic sunt dracones » et « Hic sunt Leones » en latin dans la tradition cartographique médiéval et romaine)). Les recoins cartographiques de cette Sombre Fantasy ("Dark Fantasy") sont sürement infestés de Bruxa...

 

Le Continent a une longue géohistoire (explication du terme en fin de chronique) depuis le temps des Elfes, la Conjonction des Sphères et le temps des humains.

 

Une autre particularité géographique de ce monde est l’agencement des bassins versants (ou bassin hydrographique). Tous les grands fleuves de ce monde (du nord au sud : Buina, Pontar, Iaruga, Sylte et l’Alba) ont leurs sources à l’est et vont se déverser à l’ouest dans la Grande Mer. Les deux grands fleuves des Royaumes du Nord, le Pontar (ou Aevon y Pontar Gwennelen en langue elfique) et la Iaruga (ou Yarra en nilfgaardien) sont deux grands axes de circulation et symbolisent des frontières entre certains Etats. La Iaruga est rien de moins qu’une des deux frontières entre les Royaumes du Nord et l’Empire de Nilfgaard (avec les montagnes d’Amell). Cette frontière n'est pas imperméable mais elle est impactante. D’un sens d’écoulement Est-Ouest (Monts Bleus – Grande Mer), ces deux grands fleuves dirigent notre vision sur les Etats côtiers emblématiques de la saga que sont Cintra, la Témérie, la Rédanie et les grandes villes portuaires à l’embouchure des fleuves que sont Novigrad sur Pontar et Cintra sur la rive sud de la Iaruga.

L'Empire de Nilfgaard  a été pensé en référence à l'Empire Romain et au Saint Empire Romain (SER). Ce SER est, pour faire simple, une Complexité Etatique européenne de 962 à 1806 ap. J.C. et constitue un des nombreux héritiers de l'Empire Romain. Ce n'est pas le premier empire à revendiquer un héritage Romain car l'Empire Carolingien avait revendiqué ce symbole historique d'universalité jamais aboutie. L'Empire Romain a marqué l'histoire géopolitique européenne et les imaginaires de nombreuses oeuvres en SFFF. Les Royaumes du Nord seraient quant à eux, selon le jargon de la géohistoire, une économie-monde, c'est à dire un ensemble géopolitique fragmenté mais ayant une cohérence économique et culturelle. Cette quizaine de royaumes répartie surtout au nord de la Iaruga est un archétype de la géopolitique européenne de concurrence inter-étatique au sein d'une unité culturelle. La cartographie sapkowskienne a cela d'intéressant de représenter deux archétypes géohistoriques de construction étatique : l'économie-monde des Royaumes du Nord et le modèle impérial de Nilfgaard.

Toute carte est une mise en scène. Toute carte est une représentation d'un certain bagage géographique et historique. Chaque univers en SFFF (Science-Fiction, Fantasy, Fantastique) est une expérience d'un certain vécu culturel de l'auteur. Je pourrais encore discuter des heures de la richesse géohistorique de cette carte et discourir sur les liens de l'Histoire connectée de la Pologne avec le SER et son transfert littéraire dans l'imaginaire du Sorceleur. Mais je préfère finir mon essai avec cette question qui me turlupine sans cesse et où peut-être vous aurez, chers lecteurs et lectrices, la réponse : quelles sont les relations culturelles et commerciales entre Mahakam, la Patrie des nains et la Principauté/Duché de Toussaint où le vin coule à flots ? C'est l'enjeu.

 

« Un bel ouvrage, par les temps qui courent, est plus rare qu’un dragon de roche »

L’écrin cartonné toujours de très bonne facture, l’écriture dorée et les blasons inédits crées par Didier Graffet (à qui l'on doit la cartographie de l'Age Hyboréen) embellissent la couverture. Bragelonne est une maison d’édition qui a de l’expérience pour créer de belles œuvres et le fait savoir à chaque numéro de cette collection cartographique. Le petit texte intérieur expose efficacement les enjeux géopolitiques de ce monde où deux grands systèmes politiques et idéologiques se confrontent. N’ayez plus peur d’abîmer votre carte car l'écrin intérieur est respectueux de l'art cartographique. La rigidité et la souplesse de la carte facilite la lisibilité et la bonne qualité des pliures amoindrit les craintes du rangement.

 

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 La table est non fournie (Photographie : Matiou)

 

Onomastique et Idéonymes

L’univers du Sorceleur est parsemé d’inspirations venant de nombreuses mythologies (slave, portugaise, écossaise, arabique, grecque, japonaise mais aussi de Tolkien, des Frères Grimm, de Hans Christian Andersen, etc). Tous ses emprunts et ses dettes littéraires se remarquent dans la création des toponymes de certaines villes et régions de l’idéogéographie des Royaumes du Nord et de l’Empire de Nilfgaard. La toponymie est l’une des branches de l’onomastique (« art de nommer ») avec l’anthroponymie (ou l’étude des noms de personne). Ces nouveaux noms propres, les idéonymes (ideo : inventés ; nyme : nom), issus de l’imaginaire de l’auteur Andrzej Sapkowski,  sont nombreux et en voici quelques exemples avec leurs origines présumées :

  • L’archipel des îles de Skellige au large des côtes de Cidaris, Verden et de Cintra est un idéonyme directement inspiré par l’archipel du presque même nom Skellig au sud-ouest des côtes de l’Irlande.

  • La forêt de Brokilone, patrie des dryades entre Cidaris, la Témérie et Verden est bien sûr un héritage de la forêt de Brocéliande, un symbole géographique d’importance des Légendes Arthuriennes

  • Dol Angra et Dol Blathanna sont des anto-idéonymes qui proviennent de la toponymie tolkiennienne de Dol Guldur, la « Colline de la Sorcellerie » où « Dol » signifie « colline » tandis que la signification sapkowskienne de « Dol » est « vallée » pour Dol Angra, la « Vallée vers le Sud » et Dol Blathanna la « Vallée des fleurs », le nouvel état elfique créé par l'entremise de Nilfgaard.

  • Nilfgaard pourrait avoir une double origine inspirée par la mythologie nordique, de « Midgard », le royaume terrestre, l’écoumène humain et la terre médiane et de « Niflheim », le « monde de l’obscurité » où « nilf » de l’anglais signifie « néant ».

  • La ville libre et cosmopolite de Novigrad, d’origine elfique et située dans le delta du Pontar est un idéonyme à terminaison slave – grad. Cette terminaison est très courante dans la toponymie slave (Croatie, Serbie, Monténégro, Bulgarie, Russie, Ukraine, Slovénie, etc.) et a connu plusieurs changements au cours de l'histoire : - gord, - gard, - gorod ou encore – horod en Ukraine. Les villes de Belgrade (Serbie), Vychhorod (Ukraine) et Novigrad sont quelques exemples. La ville de Novigrad existe bel et bien dans notre monde réel, en Croatie sur la côte d’Istrie en face de la Sérénissime Venise.

  • Les marais deltaïques de Pereplut, un lieu bien connu de la saga a une origine slave. Pereplut est une figure mystérieuse de la mythologie slave. Selon les écrits et sources transmises jusqu’à notre époque, Pereplut peut être considérée comme une déité ou un démon. Les marais sont des biomes des extrêmes, de la non-conformité, d’une hybridité géographique humide/terrestre et parcouru depuis les débuts de l’humanité par des processus culturels d'éloignement et de fascination. Ce n’est pas un hasard si l’auteur a choisi un homo-idéonyme (un nom inventé ayant la même orthographe d’un nom réel) d’une figure opaque de la mythologie slave.

  • L'idéonyme "Iaruga" (ou Jaruga en Polonais), un des deux grands fleuves des Royaumes du Nord a bien sûr, vous l'aurez deviné, une origine slave, de "ravin" en langue croate. Plusieurs ravins en Serbie et un village en Bosnie-Herzégovine ont ce toponyme slavique.

  • A vous d’en trouver d’autres…

 

La conclusion est évidemment sans appel, mon appréciation à propos de cette carte est bien sûr plus que positive ! Cela n’est pas une surprise car le travail est de qualité, la carte est belle et rend parfaitement honneur à l’univers du Sorceleur crée par Andrzej Sapkowski. Une cartographie passionnante permet une évasion géographique et permet une exaltante recherche historique à travers les inspirations mythologiques. Je n’ai qu’une hâte, c’est de continuer à parcourir cette collection à travers les Terres de l’Ouest et Drenaï. Vive la géographie.

 

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A quand un Musée de la Cartographie de fantasy ?

Chez l'éditeur

Où le trouver

Création par Jean-Charles Pasquer

Blason par Didier Graffet

Extrait traduit du polonais par Lydia Waleryszak

Dimension de la carte : 59x83 cm

Parution : 6 octobre 2021 (Bragelonne)

La géohistoire : La géohistoire, néologisme inventé par l'historien Fernand Braudel, étudie le temps long et les changements d'échelles à l'interface histoire/géographie. Le géohistorien Christian Grataloup est un continuateur d'une partie de la pensée braudélienne non-évolutionniste et il est un spécialiste du temps long, des Empires de l'Ancien Monde et de la chrono-chorématique.

La (chrono) chorématique : une méthode de modélisation des processus géohistoriques utilisant les chorèmes, des schémas simples pour comprendre des processus complexes.

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