- La lucidité de Luz
Aucune espèce animale de Victoria n’acceptait d’être domestiquée par l’Homme ; aucune ne voulait vivre en sa compagnie. L’homme ne les intéressait pas : c’était un étranger venu d’ailleurs.
On ne présente plus Ursula Le Guin, elle et ses récits sur Terremer ou encore son exploration des thèmes anarchistes dans Les Dépossédés. Dans L’Œil du héron aux Moutons Electriques, cette Grande Dame de la SF traitait la question du pacifisme et de son application réelle.
Sur une planète nommée Victoria, vivent deux communautés aux origines terriennes. L’une fut envoyée sur place parce que trop violente pour la Terre : comme l’Australie en son temps, on envoya au loin les hors-la-loi. La seconde s’échoua sur Victoria car sa philosophie de Paix et d’Egalité entre les Hommes ne trouvait pas sa place sur une Planète Bleue gangrenée par la guerre. Deux sociétés cohabitent donc mais aussi deux pensées : la loi du plus fort (la Cité) et la non-violence (Le Peuple de la Paix ou Zonards).
Un groupe de Zonards s’est aventuré loin dans les terres et a trouvé une vallée fertile et propice à l’installation d’une colonie du Peuple de la Paix, afin de s’éloigner définitivement de l’influence des gens de la Cité. En effet, la Cité use de sa force et de ses carabines pour obliger les Zonards (à la périphérie de leur terre et en charge de l’agriculture) à partager leur ressource. Promouvant la paix avant tout, la seule solution pour les Zonards était donc soit la fuite ou la soumission. Soumission que ne tolèrent plus les jeunes de la communauté qui veulent que leur peuple entreprenne des actions audacieuses, mais toujours dans le respect de leur précepte, comme la désobéissance civile ou encore l’abandon de postes. C’est donc dans cette ambiance de rébellion que la Cité refuse l’établissement de cette nouvelle colonie loin de son influence. Commencent alors des événements qui vont conduire à l’escalade de la violence du côté de la Cité et à une remise en question des dogmes terriens du Peuple de la Paix.
La force de L’Œil du héron réside dans ses personnages ambigus. Certains sont archétypaux comme le fils de bonne famille violent et arrogant mais Lev et Luz présentent une ambivalence qui pousse à se les attacher. Lev est le meneur de cette rébellion non-violente. Il a vécu dans une communauté où le dialogue prime et l’action la plus violente qu’il pourrait entreprendre serait un sitting. Bien qu’élevé dans cette culture, il recherche la confrontation même passive. Dans ce court roman, Ursula Le Guin a réussi à construire un héros tiraillé par le dogme et la réalité et cela se ressent particulièrement dans certaines scènes où la description qu’elle en fait laisse transparaître sa rage contenue…
Tandis que Luz est la fille du chef de la Cité mais, dans sa jeunesse, elle s’est liée d’amitié avec Lev. Elle rejette tout à la fois la stupidité des actions de répression de la Cité et le pacifisme aveugle des Zonards. En quête de repères, elle ne se retrouve pas dans ces deux philosophies. Comme le lecteur, elle est l’observatrice des deux idéaux qui se font face, tout en cherchant une troisième voie qui permettrait à tous de vivre ensemble. Elle veut s’éloigner du passé de la Terre. En ce sens, elle est la vraie Victorienne du roman.
L’autrice rappelle souvent qu’il ne s’agit plus de la Terre en évoquant des espèces animales victoriennes qui parurent tellement étranges aux nouveaux arrivants qu’ils ne purent que chercher des référentiels terrestres. Le fameux héron du titre est une sorte de grand échassier, proche du héron mais pourtant totalement différent ! Le choc des générations dans l’ouvrage permet d’appuyer cette étrangeté quand les Anciens racontent leur souvenir de la Terre. Luz apparaît donc comme la représentante de cette nouvelle génération qui n’a jamais vu la Terre et qui s’intéresse à sa planète de naissance, et qui veut construire une pensée victorienne loin du passé terrien.
L’Oeil du héron d’Ursula Le Guin est dans la droite ligne de ses récits qui explorent l’âme humaine sous le prisme de la politique. Avec le personnage de Luz, l’autrice montre qu’une troisième voie est possible entre pacifisme pure et violence aveugle, tout en développant l’émancipation de son personnage féminin des codes de la société terrienne et du poids de son Histoire. L’Oeil du héron est de fait une belle parenthèse politique et philosophique dans la littérature SF.
Crédit illustrateur : Daylon