1.
| Kallocaïne de Karin Boye
NUL N'EST INSOUPCONNABLE, VOTRE PLUS PROCHE RELATION PEUT ETRE UN TRAÎTRE !
Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell ont trop souvent occulté les écrits extrêmement riches de la première moitié du 20ème siècle, notamment un roman : Kallocaïne de Karin Boye. Considéré comme un des « Essentiels » dans la collection Hélios des Indés de l’imaginaire, ce roman n’a pas vieilli (contrairement à 1984) et reste terriblement d’actualités. En effet, les télé-écrans de Big Brother existent déjà (il suffit de lever les yeux vers votre webcam, si, si juste là, au-dessus de l’écran sur lequel vous lisez ce merveilleux article), mais pas encore le sérum de vérité inventé par le chimiste Léo Kall, la kallocaïne.
Léo Kall n’est pas libre. Il vit dans une société totalitaire où les hommes et les femmes sont des camarades-soldats, dont on se sert pour mener à bien des grandes œuvres servant l’Etat ou encore pour conduire des expériences sur des cobayes humains, afin de percer les dernières barrières entre le citoyen et le gouvernement. Karin Boye n’imagine pas encore les télé-écrans (1984 sera rédigé 9 ans plus tard) mais est dans la droite ligne de l’URSS de l’époque, avec une confiance inexistante entre citoyens. La délation est considérée comme un acte civique dans cette société où tous font partie d’un seul et même organisme vivant (l’Etat-Monde) dont il faut préserver les cellules les plus saines (les camarades-soldats).
La particularité du roman de Karin Boye ne réside pas tant dans sa vision d’un Etat totalitaire (embrigadement, contrôle des naissances, surveillance) mais dans son approche psychologique de la répression de penser. Dans une société où on nie l’individu, sa seule échappatoire se passe par la pensée ou par le rêve. C’est ce doute permanent qui vient gangréner la relation entre Léo Kall et sa femme, le poussant à tester son sérum sur elle et découvrir non pas qu’elle le trompe mais sa personnalité à nu, fragile et sensible, très loin de l’idéologie du camarade-soldat. C’est ce genre de scènes que l’on attend d’un roman de science-fiction d’anticipation : de l’humain pur. Et celle qui vous marquera le plus dans ce roman c’est le rituel étrange que certains citoyens pratiqueront devant Léo : dans un appartement discret, des gens se réunissent, l’un fait semblant de dormir tandis qu’un autre se saisit d’un couteau… et ne fait rien. Dans la plus pure confiance entre êtres humains, ces citoyens se rebellent contre un Etat qui veut voir mourir leur nature profonde.
Le texte de Karin Boye est beau, efficace et surtout à lire !
2.
| Dernières fleurs avant la fin du monde de Nicolas Cartelet
Nous les caressions jusqu’à ce qu’elles scintillent de reflets dorés, du rose décoloré de leurs pétales, que nous voyions peu à peu s’ouvrir, et vibrer sous le baiser des plumes, semblait alors jaillir une lumière nouvelle : nous rendions vie aux cerisiers.
Nicolas Cartelet est une des nouvelles voix françaises de la SF politique. Propulsé par Mü (maintenant un label des Editions Mnémos), il avait commencé avec Petit Blanc où le réalisme magique semblait jouer avec le fantastique. Dans Dernières Fleurs avant la fin du monde, le peuple est forcé de polliniser les dernières fleurs pour que le monde puisse prolonger son agonie.
Dans une ambiance post-apocalyptique ou proche de l’extinction totale de l’humanité, les abeilles ont disparu. Pour produire les fruits et les légumes qui nourriront le peuple, l’Humanité doit polliniser les fleurs à la main dans d’immenses plantations où il faut sans cesse être performant. Les hommes et les femmes sont presque tous stériles. Les hommes ne bandent plus. La faim domine tout.
Dernières fleurs avant la fin du monde est un récit ouvrier. Tous les travailleurs ont faim et préfèrent se battre entre eux à la pause pour avoir une pomme de terre de plus à offrir à leur retour, plutôt que de lutter contre celui qui en a augmenté le prix sans raison. Pamphlet anti-capitaliste et révolutionnaire, ce roman aborde la fin du monde de deux manières : l’une sociétale et l’autre plus intime. En effet, on voit des ouvriers trimaient et bien peu ont encore la force de se rebeller contre leurs gardiens. Ils sont enfermés dans leur condition car il n’y a plus d’autres tâches à effectuer. Pire ! Si l’on vient à contester l’ordre établi, on est tabassé puis remplacé par un « étranger » qui coûtera moins cher. C’est cette menace du remplacement et de la misère qui font de cette société autoritaire quelque chose de malsain. Mais qu’attendre d’un monde où la fin est proche ?
C’est justement ce que se demande Albert Villeneuve, lui qui aimerait se rebeller mais qui n’y voit plus aucune utilité. Il est intelligent pourtant, il saurait conseiller les autres sur la meilleure manière de faire afin de se soulever, mais il n’a plus le goût de vivre. Son âme de rebelle ne s’exprime plus que par quelques petits gestes du quotidien : ne pas mettre de pollen sur cette fleur, ne plus obéir à certaines règles… Puis soudain, une lumière dans sa vie : une jeune autiste qui souhaite apprendre la musique. C’est le directeur des plantations lui-même qui lui a intimé l’ordre d’enseigner le piano à sa fille. Albert va reprendre goût à la vie, ironiquement au moment où le monde autour de lui est à l’agonie. C’est ce récit intime qui rajoute du mordant à cette histoire de rébellion inutile.
Le style mature et bref de Nicolas Cartelet fait de Dernières fleurs avant la fin du monde un magnifique chant du cygne de la Terre et des Hommes.
3.
| Métro de Dmitri Glukhovsky
Un référendum. La belle affaire ! Le peuple vote oui, alors c'est oui. Le peuple vote non, alors il s'est gouré le peuple. Il n'a pas bien réfléchi à la question.
Métro de Dmitri Glukhovsky est un ovni tout droit venu de la Mère Russie. Farci de bonnes idées, de créatures surnaturelles, de réflexions sur la destinée et surtout récit initiatique, ce roman nous transporte dans un métro moscovite devenu l’univers de survivants d’une guerre qui a détruit la surface. Avec une terre irradiée, ce qui reste de la capitale russe n’a pas eu d’autres choix que de se réfugier sous terre et d’y rebâtir une nouvelle civilisation. Ou plutôt plusieurs !
En suivant les traces d’Artyom qui doit fuir sa station natale menacée par des créatures terrifiantes, on découvre tout un nouveau monde, peuplé de factions diverses et toutes en possessions de territoires stratégiques pour la survie des humains. Chaque station est traité par Dmitri Glukhovsky comme une micro-société à part entière avec ses valeurs, son traitement du genre humain et ses propres lois. C’est là qu’intervient bien des fois l’aspect dystopique. Dans un contexte de crise, l’Homme n’a rien mieux trouvé que de s’enfermer dans des dogmes très précis sous l’autorité absolue de quelques têtes pensantes.
La force du roman est dans ses détours très nombreux, forçant le personnage (dont on ne perçoit pas totalement le but final) à se confronter à ces stations et à leur code très précis, forgeant une personnalité sans cesse plus mûre et riche d’expériences. Le héros va faire tant de détours, qu’on a parfois l’impression qu’il se laisse balloter par le courant des événements. Cela permet à Dmitri Glukhovsky d’étendre son univers et de confronter le héros à d’autres factions qui dominent les métros sous la surface et donc de constater toutes les luttes internes et les nouveaux modèles de société parfois répressifs établis pour survivre. On compte par exemple parmi ces factions des militaires, d’anciens communistes, des religieux… qui chacune vit avec l’héritage lointain des ancêtres qui se sont enfermés sous terre et qui ont oublié pourquoi l’on devait respecter telles ou telles règles.
Le héros est très attachant, ce qui nous fait frissonner dans de nombreuses scènes quand il se retrouve coincer dans des situations tendues avec des créatures mutantes. Le lecteur comprend rapidement qu’il n’y a pas que les hommes qui ont subis les radiations et le cocktail radioactif animaux du zoo de Moscou et uranium est terrifiant ! Mais je vous laisse découvrir ce petit bijou fantastique et postapocalyptique tout droit venue de la Mère Russie !
4.
| La parabole du semeur d’Octavia Butler
L’ignorance du peuple est toujours la garantie du pouvoir du tyran.
Octavia Butler était une des autrices-pivots de la SF afro-américaine avant même que ce mouvement vienne à émerger. Ses plus grands textes ont été écrits dans les années 80 et 90 (dont Liens de sang). Elle avait cette faculté incroyable de transmettre des propos politiques sans tomber dans le cliché ou la victimisation des personnes racisées aux Etats-Unis (et on vous parle des Etats-Unis d’il y a 40 ans, bien moins tolérante !). Elle écrivait de magnifiques textes et pleins de sens. La Parabole du Semeur est l’un d’eux. Une sorte de dystopie pleine d’espoirs.
En 2024, les Etats-Unis se sont effondrés parce que l’Etat se refusait d’aider les gens frappés par les conséquences du réchauffement climatique. Lauren est la fille d’un pasteur noir et vit désormais recluse dans une petite communauté « guidée par Dieu » et surtout par la survie. Cette petite bourgade, près de Los Angeles, est entourée par des murs, mais Lauren sent que cette vie tranquille mais enfermée touchera bientôt à sa fin.
En effet, elle n’a de cesse de voir l’abandon de l’Etat partout au-delà du mur. Des bandes se sont organisées et font semer la terreur partout où elles passent et font régner leurs propres règles. Les femmes surtout sont victimes de ce nouvel ordre : viol, agression, abus… Tout cela Lauren le voit et en souffre. Elle est victime d’hyperempathie, qui est la capacité de ressentir physiquement les émotions de ceux qui l’entourent (autant vous dire que la douleur est presque permanente…). Ce handicap pour certains et perçue par Lauren comme une chance (bien qu’elle en souffre) : cela la rapproche de ces hommes et de ces femmes et cela la pousse à les comprendre. Elle veut guider ces âmes tristes et en colère. Elle veut écrire le Livre des Vivants.
A l’image de la Bible, le récit rapporté par Lauren marque plusieurs épisodes mythiques qui viendront renforcer sa foi dans une religion qu’elle a elle-même créée : La Semence de la Terre. Elle est convaincue qu’un monde meilleur est possible et elle se met donc à chercher le savoir où elle peut le trouver. Elle a foi en l’humanité malgré tout ce qu’elle voit (et ressent). Et suite au massacre de sa petite communauté californienne, au début du roman, elle se décide donc à prendre la route et à chercher une Terre Promise pour accueillir ceux qui la suivent et rejouer une nouvelle Humanité.
Entre récit biblique, prophétique et questionnement sur l’homme, cette dystopie pleine d’espoir est perturbante par son réalisme, alors que ce récit fut écrit en 1993. Servi par une plume sans fioritures et toute en nuances, La Parabole du semeur est une vraie claque.
5.
| Les utopies ambiguës d’Ursula Le Guin
Depuis les années 70, beaucoup de commentateurs de la SF ne peuvent s’empêcher de parler des utopies ambiguës d’Ursula Le Guin. Curieux d’associer Utopie et ambiguïté, ce qui laisse planer le doute sur le bien que pourrait apporter ces prétendues utopies à l’humanité. C’est justement avec ce flou que joue cette grande Dame de la science-fiction et de la fantasy (n’oublions pas le magique Terremer qui a inspiré le Nom du Vent à Patrick Rothfuss !). Dans les Dépossédés ou encore dans l’Oeil du héron (dont on a abondamment parlé sur le site), elle crée plusieurs sociétés construites autour d’une idée extrêmement forte (la Paix, la Liberté…) et étire ses contradictions au maximum afin de voir où sont capables d’aller idées et personnages.
Nous n'avons rien que notre liberté. Nous n’avons rien à vous offrir que votre propre liberté. Nous n’avons aucune loi, si ce n’est l'unique principe de l'aide mutuelle entre individus. Principe de l’Odonisme, Les Dépossédés
Que se passerait-il si l’anarchie régnait sur toute une communauté ? Pas celle des films où les rues sont à feu et à sang mais bien celle de liberté individuelle et de l’entraide mutuelle ? C’est tout le but de l’Odonisme présent sur le satellite Anarres, offert par la planète-mère Urras aux anarchistes pour éviter un conflit sanglant. Cette anarchie bienveillante s’accompagne d’une décentralisation mais pas « anarchique » (je ne pouvais pas résister à la faire celle-là) : des réseaux de communication et de transport permettent que biens et idées circulent entre les diverses communautés, et un centre d'ordinateurs coordonne l'administration des choses, la division du travail, la distribution des biens. Cependant, cette obligation au bien commun frustre le héros né sur le satellite. Physicien de métier, il doit parfois abandonner la science pendant des années pour répondre aux besoins d’urgence de la communauté. C’est tout l’objet de cette utopie ambiguë qui mettent en place une « dictature de la majorité » et qui est mise en exergue par les actes des personnages d’Ursula Le Guin. Une société comme celle-ci enferme les génies et empêchera à termes l’expansion et le développement de son propre système. C’est l’enfermement de la pensée dont parle Ursula Le Guin dans Les Dépossédés…
Dans L’œil du héron, la philosophie de la non-violence et de la paix vient directement affronter la nature humaine qu’est celle de parfois chercher le conflit et de jouer des poings. Le personnage de Lev est en ce sens très intéressant. Il s’oblige à la paix, étant leader de cette faction, alors qu’il cherche à s’émanciper de la Cité qui ne reconnaît que la force. Bien que prônant la non-violence, il serrera souvent le poing afin de contrôler sa rage face à l’injustice dont est victime son peuple. Et son personnage cherchera le conflit quitte à prendre des risques insensés !
Dans les utopies ambiguës d’Ursula Le Guin tout est histoire d’une nature humaine qui lutte contre un dogme ou une société qui vise à l’enfermer. La plume simple et claire de cette grande Dame de la SF ne fait que souligner les limites des modèles dits utopiques.