1.
| Un homme d'exception
L’autre jour, j’ai achevé mon trente-deuxième roman du Disque-Monde sur les trente-cinq que compte cette série. Nostalgique par anticipation, j’ai pensé que je profiterais mieux des trois tomes qui me restaient à lire en faisant le point sans attendre ; Pratchett m’a accompagné pendant quasi deux ans, et la séparation d’avec cet auteur sera moins douloureuse, son humour, ses personnages inoubliables, ses engagements me manqueront moins, si j’en cueille maintenant les fruits.
Le Disque-Monde, bien qu’il soit récent, est déjà un classique de la Fantasy, une référence du moins. Publiée entre 1983 et 2015, c’est la seconde série la plus vendue en Angleterre après Harry Potter, à plus de 85 millions d’exemplaires, traduite dans 37 langues. Terry Pratchett a publié, en plus des Annales, six livres pour enfants dans le même univers, et un certain nombre de hors-séries ; il a donc composé 41 romans en 32 ans, prolixité d’autant plus impressionnante qu’à partir de 2007, à 59 ans, il est atteint d’une forme précoce de maladie d’Alzheimer : il a alors ajouté l’activisme politique et la création de documentaires à son travail d’écriture, défendant le droit au suicide assisté.
Le Disque-Monde est de la Fantasy qualifiée par certains de parodique, ce qui n’est vrai que pour les premiers tomes, et dont le non-sense se développe à mesure que l’univers grandit, ainsi que l’originalité et la finesse de Pratchett. On y trouve énormément de blagues, de gags, des personnages exceptionnels, une culture improbable, des intrigues certes simples mais rondement menées. Tous les tomes ne se valent pas, il en est de plus fins que d’autres, chacun cependant offre une belle lecture divertissante, et l’ampleur de la série ajoute à sa valeur. À force d’en lire, on connaît mieux l’écriture de Pratchett, on s’habitue à la présence amusante du narrateur, et saisissant de mieux en mieux son ton, une sorte de sous-texte apparaît : ironie, douceur, affects en tous genres qui rapprochent l’écrivain du conteur.
La question revient souvent de savoir comment lire le Disque-Monde. Chaque roman contient une intrigue achevée ; ils sont cependant regroupés par cycles, chacun montrant l’évolution d’un groupe de personnages, et la facette de l’univers qu’ils incarnent. Beaucoup choisissent la lecture par cycles, qui se justifie si l’on s’attache vite aux personnages et que l’on ne veut plus s’en séparer ; à mes yeux, c’est passer à côté des nombreux renvois et références aux ouvrages précédents. Le Disque-Monde se construit de deux manières à la fois, Pratchett nous présente d’un côté l’univers et son évolution, et de l’autre il construit un ensemble impressionnant de références, qui constituent de plus en plus son matériau d’écriture ; références au passé des personnages, à leur caractère, à leurs pensées récurrentes ou parfois à celles du narrateur, à une blague faite trois tomes plus tôt (assez fréquentes pour qu’on en perçoive au moins une bonne moitié). Le Disque-Monde construit ses propres codes ; je recommande donc la lecture par ordre de publication, pour mieux profiter de l’auto-parodie que l’on perçoit en avançant dans la série. Avec cette réserve : les premiers sont les moins bons, découvrez d’abord ce petit bijou qu’est Mortimer, le meilleur pour apercevoir ce que Pratchett a à nous offrir.
2.
| Un monde imaginaire qui dépasse l'imagination
Les cycles du Disque-Monde divergent par leurs thèmes, leurs personnages, leurs lieux, et par les mécaniques d’écriture. Il y en a six, qui portent sur les mages, les sorcières, la mort, le progrès, les dieux et le guet. Il serait sous doute trop fastidieux de tous les décrire, mais je tiens à vous présenter deux d’entre eux, les sorcières et le guet, à vous faire partager mon enthousiasme et ressentir leur richesse.
Le cycle du guet est politique, par ses thèmes, bien sûr - surtout l’exclusion, et par la résolution de ses intrigues, qui provoquent de nouveaux compromis, de nouvelles représentations. Le commissaire Vimaire, vrai flic de polar, ancien alcoolique, cynique, désabusé, tire une grande fierté de son ancêtre régicide. Il incarne l’ordre et le droit, pour l’État mais contre la tyrannie. Pour s’assurer de l’équité de la police, un seul moyen : que chaque minorité d’Ankh-Morpork en fasse partie. Ainsi sont contrées les tentatives d’usage répressif du guet ; le maintien de l’ordre, c’est celui d’un droit égal pour tous, non d’une hiérarchie basée sur la richesse. Alors, l’intrigue s’achève sur une nouvelle organisation de la société.
D’un autre côté, chaque minorité évolue, questionne ses mœurs. Le genre, tabou chez les nains, est revendiqué par certains d’entre eux, voulant incarner des alternatives à une « nanitude » qui ne va plus de soi. Leur identité, aux yeux de la minorité comme à ceux de l’ordre, devient instable. De cette manière, ce sont les techniques du maintien de l’ordre qui sont interrogées, et la manière dont elles peuvent rendre de nouvelles identités légitimes.
Pour ce cycle, Pratchett se révèle un auteur de Fantasy humoristique engagée. Si ces deux mécanismes se répètent, c’est avec beaucoup de nuances, une découverte très plaisante des races du Disque-Monde et de leurs coutumes, construites avec de nombreux éléments de l’actualité, ce qui permet de les éclairer du point de vue érudit et bienveillant de l’auteur.
Le cycle des sorcières est beaucoup plus méta. On y découvre deux vieilles sorcières grincheuses, laidissimes, savantes, sales, géniales, et une jeune acolyte, une nouvelle sorcière jeune qui découvre encore le monde magique. Ce cycle comporte de nombreuses réécritures de contes de fées, dont une, incroyable, de Macbeth, une autre du fantôme de l’opéra, où chaque personnage sauf nos sorcières joue son rôle sans recul, poussé par les nécessités de la narration. Mémé Ciredutemps et Nounou Ogg (nos sorcières), et Magrat Goussedail, ont avant tout le pouvoir de voir la vérité. Ainsi elles se mettent en travers de l’histoire, l’empêchent de garder son sérieux, et incluent dans son déroulement des parts de l’expérience qui en étaient auparavant exclues.
Ce cycle est libérateur, parce qu’il donne une voix à l’étonnement, à la naïveté, à la critique, non seulement par rapport aux œuvres parodiées, mais aussi quant à tout ce que l’on fait semblant de tenir pour acquis, pour cette raison que tout le monde fait semblant de même. Ce cycle crée un rire émancipateur, qui instaure l’ignorance comme source de la réflexion : et justement, la référence y devient la seule connaissance, la seule qui permette de maintenir le discours, le regard, le sens et le non-sense, sans avancer de ces fausses évidences et fausses profondeurs qui font les clichés et les erreurs.
3.
| Des romans d'une portée universelle
Je laissais entendre que Pratchett avait quelque chose à nous apprendre. Peut-être, si l’on ne considère pas déjà que les qualités d’une intrigue romanesque, que la légèreté, l’humour, et l’impertinence, ont une valeur artistique : elles participent de l’histoire après tout, et s’y maintenir sans mauvais goût est un numéro d’équilibriste. Pour le reste, eh bien, Pratchett s’amuse trop des stéréotypes et de leurs contradictions, pour passer pour un donneur de leçons.
Si j’ai appelé cet article « Le testament d’une lecture », c’est que Pratchett nous transmet une volonté cependant. Il nous montre la richesse qu’il y a, et l’intelligence, à accepter que nos jugements ne portent que sur des apparences, et sont ainsi sujets au retournement.
Le rire n’est chez lui jamais la marque du mépris. Celui qui s’amuse méchamment du caporal Chicard Chicque, pourtant modèle de laideur et de mesquinerie, rate le propos du Disque-Monde. Chicard est au guet pour défendre un idéal qu’il ne peut, et n’essaye pas d’incarner, de générosité. Il en a d’autant plus besoin qu’on ne lui donne aucune sorte d’estime et de reconnaissance, sa frustration amoureuse est un gag récurrent. Mais cette faiblesse génère des discours puissants ; alors que les gobelins sont traités par les autres races comme des animaux, c’est Chicard qui tombe amoureux d’une gobeline. Il ne fait pas que découvrir une beauté en elle, semblable à une norme esthétique déjà présente chez les autres personnages ; par son désir, il impose un nouvel ordre de beauté. De même, partout où le rire semble exclure, l’exclu dans le Disque-Monde donne à ses désirs une forme unique, par laquelle le personnage devient plus original et plus intéressant.
Coup de tabac, où est racontée cette romance, met en scène dans l’intime des transformations similaires à celles politiques qui composent en général le cycle du guet. Celui des sorcières, sur ce point, n’est pas très éloigné, comme il s’agit de refuser tout ce qui est convenu. L’attachement aux apparences et à leur mobilité devient ainsi une revendication de la réalité, et d’une réalité qui serait émancipatrice.
S’il ne me fallait garder qu’une idée de ma lecture de Pratchett, ce serait justement celle-ci : la fiction met en oeuvre des devenirs possibles du désir, et l’imaginaire peut-être plus que les autres genres, puisqu’en relatant les métamorphose d’univers, il contraint ses personnages à cette mobilité intérieure qui nous les rend plus consistants et plus vifs.
Je réalise être resté un peu abstrait. Ne vous attendez pas à une lecture difficile, Pratchett manie à la perfection cet art d’être à la fois simple, clair, amusant et d’une intelligence merveilleuse. C’est que, pour un univers si vaste, on ne sait par où commencer ; à vous de décider par quel tome vous choisirez d’y entrer ! Je ne peux que vous en conseiller la découverte - surtout si vous avez un petit bagage de lecteur de Fantasy. Si les intrigues ne sont pas inoubliables, vous croiserez quelques-uns des personnages les plus exceptionnels qu’il m’ait été donné de découvrir.
Le Disque-Monde peut être lu en anglais comme en français. La traduction de Patrick Couton est reconnue comme étant de loin la meilleure, il a d’ailleurs reçu en 1998 le prix de traduction du Grand prix de l’Imaginaire. Les Annales du Disque-Monde sont disponibles chez l’Atalante en grand format pour une vingtaine d’euros, en édition illustrée par Paul Kidby, qui travaillait avec Pratchett. Elles sont disponibles également chez Pocket pour huit euros, illustrées par Marc Simonetti.