Si Blade Runner est considéré comme l'un des films les plus influents de l'histoire, et pas seulement pour le genre de la science-fiction, il n'avait reçu qu'un accueil très mitigé dans les salles obscures à sa sortie en 1982. Comment expliquer cet écart flagrant entre l'immense héritage du film et les premiers retours de son public ? C'est ce qu'on va tenter de faire dans ce nouvel édito, à l'occasion de notre semaine spécialement consacrée au film de Ridley Scott, sa suite et son matériau original écrit par Philip K.Dick.
En 2017, on mesure toujours plus précisément l'influence d'une campagne marketing sur le film qu'elle est chargée de défendre. Il y a plus de trente ans de cela, le lien de cause à effet n'était peut-être pas aussi évident, mais ça ne veut pas dire qu'il faut ignorer la promotion du premier Blade Runner pour autant. Avant toute chose, précisons donc que la promotion du film de Ridley Scott n'avait à peu près rien à voir avec le film remonté par le studio et encore moins avec la vision originelle du réalisateur. Vendu au public américain comme un film d'action/aventure dans un futur pas si lointain, Blade Runner est pourtant, même dans sa version cinématographique, un métrage qui prend son temps et installe autant son ambiance que son intrigue. Ce qui lui valut d'ailleurs le sobriquet de Blade Crawler (du verbe crawl, ramper) dans les pages du Los Angeles Time. Un comble pour un film se déroulant dans une version dystopique de La Cité des Anges.
On peut donc expliquer une partie de l'échec de Blade Runner à sa promotion trompeuse, et peut-être moins soutenue que l'aurait souhaité Ridley Scott, les studios ayant tendance à tailler dans le budget marketing à l'approche d'ovnis cinématographiques. Ce qui au passage, est l'une des pires pratiques qui soit, puisque l'argent économisé et vite nuancé par l'énorme manque à gagner d'un film lancé sans une promotion digne de son nom. Mais revenons au sujet du jour. Si la communication fit défaut au premier Blade Runner, c'est bien sa concurrence qui enfonça le clou dans le cercueil du film de Ridley Scott, qui eu le malheur de succéder (une semaine après son lancement) à un carton planétaire : E.T. l'extraterrestre de Steven Spielberg, qui surfait lui aussi sur la vague de la Science-Fiction, mais avec une planche beaucoup plus solide, et accessible à tous.
En somme, s'il fallait comparer le lancement du premier Blade Runner à un plan de bataille, il nous faudrait imaginer la pire stratégie, conçue par des généraux paniquant devant l'apparence de leurs troupes, et tentant de le ré-équiper à la hâte. Car la sortie du film de Ridley Scott n'est pas seulement un échec marketing. C'est aussi un échec artistique provoqué par Warner Bros, qui n'était pas du tout convaincu par la copie du réalisateur. Croyant éviter le pire, le studio avait ainsi commandé une voix-off pour fluidifier la narration, finalement très aérienne, de Blade Runner. Une idée qui en soit, n'est pas mauvaise, puisque les voix-offs sont un grand classique des films Noirs dont s'inspirera Ridley Scott pour son métrage, mais qui ne changea pas grand chose une fois le film dans les salles obscures. La plupart des spectateurs et des critiques furent en effet gênés par la narration, préférant relever l'aspect visuel du film. Les pauvres Scott et Harrison Ford, qui aurait enregistré sa voix à contre-cœur, se voient donc contraints de recevoir des critiques parfois très dures de l'autre côté de l'Atlantique. On parla même, à l'époque, d'une simple "pornographie de science-fiction". Mais on ne fera pas beaucoup mieux en France car même Philippe Manœuvre (pour Métal Hurlant) sera l'un des critiques les plus acerbes du film.
La mauvaise gestion du studio, qui n'avait pas voulu mettre un sou de plus dans Blade Runner - Scott et Ford voulaient un temps troquer la narration en voix-off contre des reshoots - provoqua donc elle aussi son lot de critiques virulentes, qui participeront au mauvais bouche à oreille du film, à une époque où l'on commence pourtant à consommer beaucoup de science-fiction. Les climats global et politique ont peut-être joué, également. En 1982, c'est Ronald Reagan qui siège à la Maison Blanche, et on imagine volontiers que le futur dystopique aperçu dans Blade Runner ne fut pas du goût de tout le monde. Après tout, si en 2017, il est presque amusant de distinguer le vrai du faux dans l'univers de Blade Runner, qui on le rappelle, se déroule en 2019, le public de l'époque n'a peut-être pas compris les mises en garde de Scott ou au contraire, les a peut-être trop bien comprises, et a choisi de les ignorer.
Quoi qu'il en soit, le film fut boudé dans les salles obscures américaines, et Blade Runner n'a que récemment rattrapé son budget de 28 millions de dollars au box-office, à l'aide de nombreuses ressorties dans les salles obscures, dans des montages bien différents, dont on vous reparlera rapidement. Moralité, c'est du côté du marché de la vidéo que le métrage de Scott fit ses armes, en passant dans les mains de tous les cinéphiles et des fans de science-fiction. Ceux-ci furent d'ailleurs les premiers à reconnaître les mérites de Blade Runner, qui fut sacré d'un prestigieux Prix Hugo un an après sa sortie dans les salles.
La suite, vous la connaissez : d'abord bien gardé sous le manteau, Blade Runner repris petit à petit la place qui lui était due. Notamment grâce à l'obstination de Ridley Scott, qu'on a tendance à critiquer aujourd'hui mais qui fut bien utile au métrage qui finit par obtenir sa forme finale en 2007 à la sortie de la Final Cut. A chaque décénnie, Blade Runner revint sur le devant de la scène avec de nouveaux montages, séances et éléments promotionnels qui petit à petit, firent grossir l'impact discret mais sensible que le film avait déjà dans les bons cercles. Mais d'une manière presque ironique, c'est davantage pour ses images et pour son son que Blade Runner est retenu, encore aujourd'hui.
Ce n'est pas tellemnent la question en suspens sur l'identité de Deckard - de toutes les façons absente du montage original - qui permit au film d'acquérir le statut de culte, mais bien la beauté de ses images et la puissance de sa musique. Les premières ont forgé l'identité du genre cyberpunk à tel point qu'il est désormais impossible d'imaginer un futur dystopique sans imperméables et néons roses, et la seconde a participé à l'émergence d'un genre à part, que Corentin vous présentait dans un excellent dossier il y a quelques jours. Comme si l'histoire de Deckard, qu'elle soit massacrée par un studio, narrée par Harrison Ford ou rendue plus fluide par le montage de Ridley Scott, n'était qu'une considération secondaire, trop vite passée à la trappe pour crystaliser l'imaginaire d'un public pris dans les feux d'enseignes florescentes.
Plus de trente ans après, il est donc amusant de voir Denis Villeneuve et ses scénaristes s'attaquer à un challenge de taille : poursuivre l'histoire de Rick Deckard et en faire la promesse d'une suite inattendue, devant la beauté des images de Roger Deakins et la bande-son qui sera signée par Johan Johansson, Hans Zimmer et Benjamain Wallfisch. Vivement mercredi.