À l’occasion de notre première publication de nouvelle sur SyFantasy, on a cru bon de parler un peu des IA, et de leur rôle croissant dans le monde de l’édition.
Dans la publication
Si le phénomène est récent, il n’est pas si neuf qu’il y paraît. La plateforme en ligne Inkitt, fondée en 2014 et ouverte au public depuis 2015, utilise l’IA, certes pas comme un moyen de production de textes, mais comme un moyen de publication. Leur argumentaire est simple : quel que soit la culture et les compétences d’un éditeur, ses choix, en termes de publication, sont toujours dictés par sa propre pratique de lecture et une sensibilité fatalement subjective. Reléguant ces compétences au niveau du préjugé, Inkitt déclare : « Qui sommes-nous pour juger si vos manuscrits valent la peine ou non d’être publiés » ?
Inkitt peut se targuer de quelques beaux succès, et publie des romans de qualité : dès Juin 2015, Paulo Coelho y partageait son roman Manual of the Warrior of Light, dans l’idée qu’il valait mieux faire payer les lecteurs une fois qu’ils avaient appréciés l’histoire ; la série The Sky Riders, de l’autrice Erin Swan, a été publiée sous format papier avec la collaboration de Tor Books (maison extrêmement renommée aux U.S.).
Toutefois, les arguments d’Inkitt, avancés avec condescendance, crèvent les yeux de mauvaise foi : un éditeur peut toujours remettre en cause sa pratique, et se laisse surprendre avec plaisir par une histoire, ou un style inattendu. Les critères de l’IA sont fixes, immuables, à moins que l’humain qui les a décrétés intervienne et change l’algorithme. Inkitt prend en compte la popularité des textes, dans son processus de publication : le rôle de l’IA s’achève donc avec la suppression des succès plus confidentiel.
L’avantage de l’utilisation d’une IA n’est donc pas un gain de qualité : Inkitt étant une plateforme en ligne, elle s’évite les frais d’impression et de distributions de ses ouvrages ; et pourquoi payer des éditeurs, si elle a tout avantage à publier autant d’ouvrages que possible ? L’IA n’est qu’un alibi, qui leur sert à donner l’illusion d’une sélection, et à leurs auteurs un fantôme de prestige.
Dans l'écriture
Depuis quelques mois, l’arrivée de CHAT GPT ajoute un nouveau facteur au problème de l’IA dans l’édition. L’IA sait créer des histoires depuis quelques années déjà ; en 2019, IA Dungeon jouait le rôle d’un narrateur, vous improvisait une histoire à mesure que vous décriviez vos réactions face aux événements auxquels il vous confrontait. C’est un rpg textuel, au potentiel pour ainsi dire infini (mais à la mémoire courte : les histoires sont plutôt incohérentes).
CHAT GPT étend de manière spectaculaire les facultés de pastiche de l’IA. Mettons-le dans un rôle d’écrivain, et voilà qu’il multiplie les adjectifs, les descriptions, les punchlines mystiques. Eh oui, l’IA peut faire des nouvelles, et en décrier la qualité ne rimerait à rien : il serait étonnant que d’ici quelques années, sa maîtrise technique n’égale pas celle d’un écrivain quelconque.
On n’y est pas encore. Le magazine américain Clarkesworld, spécialisé dans les nouvelles de Fantasy et de SF (et récompensé par le prix Hugo en 2022), a ce février été submergé par des manuscrits générés via CHAT GPT. Les auteurs ont tâché de dissimuler la fraude, sans succès.
Sans revenir sur le fonctionnement de CHAT GPT et les problèmes qu’il comporte (nous vous renvoyons à l’article de François Baranger à propos de Midjourney, qui correspond à peu près à notre position, et à cette vidéo de M.Phi), il me semble plus intéressant d’évoquer le rapport à l’art en général, et plus particulièrement à la littérature, que dévoilent ces IA.
La décision de Clarkesworld démontre qu’en ce qui concerne la littérature, la démarche ne se limite pas encore à la pure vente, à la pure consommation - sans doute qu’elle sera plus résiliente, face à ce problème, que l’image, plus spectaculaire. Mais pour d’autres types de contenu écrit, au sein desquels, les articles de journalisme, contraints à une production rapide, le danger est bien présent. La viabilité commerciale dépend du nombre de clicks, qui dépend du nombre d’articles publiés par jour, et dont la qualité est - économiquement parlant - secondaire. L’émergence d’un journalisme généré par CHAT GPT est probable. Essayez ? Vous pouvez même donner votre position générale au bot, qui vous laisse une certaine liberté d'opinion.
Il s’agirait d’un vol de la parole, doublement : à la fois de celle des quelques journalistes résistants, qui continuerait à écrire les textes dont CHAT GPT se servirait pour générer les siens, et de celles des travailleurs contraints d’utiliser une IA, à qui l’on ôterait la possibilité déployer une pensée personnelle et critique.
Or, une fois imposée cette production de textes artificielle, et sa légitimité, pourquoi ne pas l’étendre ? S’il y a un vrai plaisir à explorer les capacités de MidJourney, on ne peut que s’étonner de cette large partie de ses utilisateurs, qui revendique férocement la propriété des images produites sous leur commandement. Leur jouissance est là, dans l’appropriation, et non dans la création ; ce qui convient bien à ceux qui ne font de l’image qu’un usage, et qui préfère créer, à l’art, des effets.
Ces manuscrits envoyés à Clarkesworld sont du même ressort ; il ne serait pas étonnant, que plus d’un parmi les expéditeurs ait été outré du refus essuyé, se voyant dénié le titre d’auteur.
Où demeure l'art ?
Comment réagir, en tant qu’auteur ou que lecteur, face à ce gain de force impossible, d’une technique réductrice et purement mercantile ? Face à ceux qui nommeront art l’écriture mécanisée, automatique ? Explosons. Refusons la maîtrise, semons le désordre dans les lettres ; que l’on cherche à chaque instant l’alternative inattendue, faisons trébucher l’écriture ! Dans nos lectures, choisissons, plutôt que les grands maîtres, des centaines de voix dont la maladresse est la fêlure par où jaillit, exaltée, la vie fière et douloureuse.
Lisons-nous les uns les autres, écrivons, mais surtout, pour le rendre invinciblement notre, faisons de l’art - du vrai - ce qui nous lie. Nous en avons fait une pratique solitaire, comme s’il s’agissait d’une ascèse. Qu’on mette l’art au centre de qui nous sommes, avec toute la liberté et la vie qui le constitue, et ce qui le nie nous paraîtra insupportable de vide.