Une fois n'est pas coutume, pour commencer ce nouvel édito', je vais vous raconter une histoire. Celle d'un gosse qui, à huit ans, trépidait d'impatience à l'idée de découvrir un nouveau Star Wars (La Menace Fantôme, pour ne pas le citer) en salles. Une impatience que même le plus cool des grands-pères ne pouvait contenir. Il eut alors l'idée de faire dessiner son petit-fils, le temps que les adultes se préparent à aller au cinéma. Quelques minutes plus tard, c'est un nouveau dessin de robot, celui qu'on appelle R2-D2, qui rejoindra un mur de gribouillages déjà envahi par nos amis les droïdes. Et le sort voudra que ces petites machines soient plus nombreuses que jamais dans le quatrième film de la saga de George Lucas.
Si je vous soule avec un souvenir de famille, c'est tout simplement parce qu'il cristallise assez bien mon rapport - mais peut-être le partagez-vous aussi - aux robots. Qu'ils soient réels ou de fiction, ces êtres mécaniques m'ont toujours fasciné, pour des raisons que j'essaierai de comprendre ici.
Après mon premier visionnage de La Menace Fantôme, j'avais bien des scènes cultes en tête. Mais une semblait revenir, quoi que je fasse : celle où des malheureux droïdes astro-mécanos se font abattre un à un par les batteries de la Fédération du Commerce, alors que Padmé et son groupe de résistants décident de forcer leur blocus à bord d'un croiseur Naboo. Expérience traumatique pour le gosse fasciné par les droïdes que j'étais, cette séquence s'est imprimée dans ma mémoire, et à chaque nouveau visionnage du film de Lucas, elle me renvoie à un enfantin malaise. Pourquoi serais-je plus marqué par la mort de droïdes anonymes que par la disparition du Jedi Qui-Gon Jinn ? J'avais beau retourner ça dans tous les sens, je ne trouvais pas d'explication. Du moins, je n'en voyais pas, avant de prendre mon clavier pour vous raconter tout ça.
En faisant mes recherches, je suis ainsi tombé sur les travaux de l'université technique de Toyohashi et de l'université de Kyoto (au Japon), qui détaillent le niveau d'empathie que nous autres humains sommes capables de ressentir envers un robot. En l'occurrence, ces études expliquent que nos neurones, devant une image présentant une main humaine ou une main robotique blessée, s'activent de la même manière. À priori, nous serions donc capables de ressentir des niveaux d'empathie, envers un robot, similaires à ceux que nous adressons à nos confrères humains. Mais en creusant ce constat, les chercheurs ont prouvé que cette empathie était une sorte de réflexe. On la qualifie de "bottom up", puisqu'elle traduit une contagion des émotions. Et elle diffère ainsi de l'empathie "top-down" qui témoigne d'une réflexion plus complexe, qui nous permet de comprendre ce que les autres ressentent. Un écart qui s'expliquerait par la simple et bonne raison qu'il est difficile de se glisser dans la peau d'un robot pour comprendre son fonctionnement et ses réactions.
Mais est-ce si difficile que les chercheurs le disent ? Sortons un peu des études scientifiques pour nous tourner vers la fiction. Si je me fie à ma propre expérience des grandes œuvres de S-F, nombreuses sont celles qui s'intéressent à la condition des robots. Et la plupart d'entre-elles finissent toujours par nous faire ressentir de l'empathie pour ces êtres mécaniques. Quand on y pense, Brad Bird a même fini par nous faire aimer une arme de destruction massive dans The Iron Giant. D'où vient ce lien ? À mon sens, il s'apparente à celui que nous ressentons lorsqu'un animal (ou un enfant, qui représentent généralement une forme d'innocence) est blessé à l'écran ou dans un récit. Une telle action a en effet tendance à dégoûter même les plus costauds d'entre-nous, même s'il est parfois complètement irrationnelle. Je me souviens encore du Millenium de Fincher qui arrachait des cris d'effroi à la salle... Quand un chat était tué, mais pas lorsque les personnages humains étaient torturés. Fascinante réaction que celle-ci, et je crois que notre empathie pour les robots s'y apparente.
Bien sûr, il convient de rappeler que la présentation de ces personnages robotiques n'est que rarement scientifique. La plupart de ces robots sont des entités individuelles, dotées de sentiments, d'un corps et d'une volonté propres, ce qui est encore inédit à l'heure actuelle, du moins, dans cette configuration. Ils sont donc "enrobés" dans des histoires et des réflexions qui nous renvoient à une expérience personnelle. Pour les enfants ayant grandi avec un animal de compagnie, par exemple, le droïde est peut-être une résurgence de ce fidèle compagnon. Pour d'autres, il est un ami imaginaire. Un exutoire, en tous cas. La puissance empathique du robot lui vient sans doute de l'infinité de visages et de rôles qu'il peut prendre. Les chercheurs des universités de Duisbourg et d'Essen, en Allemagne, estiment d'ailleurs que nous sommes capables de ressentir de l'empathie pour un robot quelque soit son apparence, là où leurs homologues japonais parient sur la ressemblance avec des attributs humains pour expliquer nos sentiments à l'égard de ces êtres mécaniques.
Pour le coup, je pencherais plutôt du côté des chercheurs allemands. Le moindre personnage mécanique présenté dans une histoire semble capable d'arracher mon empathie. J'ai même une certaine sympathie pour les droïdes de combat que Dave Filoni s'amuse à martyriser dans Clone Wars, c'est dire. A croire que les démembrements et autres pratiques barbares, qu'elles soient faites de chair et de sang ou de boulons et d'huile, semble générer dans ma tête les même sentiments. Ils peuvent être en tous points humanoïdes (Ex Machina), ils peuvent prendre la forme d'une canette sur roulettes (Star Wars) ou d'un immeuble (The Iron Giant) : les robots s'attirent immanquablement ma sympathie. Même le pauvre Atlas, martyrisé par ses testeurs, me fait de la peine. Et pour revenir à la fiction, des êtres non-tangibles comme les intelligences artificielles du clivant Her, de Spike Jonze (que j'ai adoré, pour l'anecdote) ont su me faire verser une larme.
Mais il convient de renverser le paradigme. Les robots ressentent-ils de l'empathie pour nous ? La question fait automatiquement intervenir l'épineux sujet de l'intelligence artificielle. C'est peut-être dans cet aspect là des choses que réside le secret de notre empathie pour les droïdes. Etudiée par la S-F comme par les scientifiques et les plus grands penseurs de notre temps (citons, au hasard, Bill Gates, Elon Musk ou Stephen Hawking, tous obnubilés par le concept de singularité), l'I.A nous renvoie directement à une notion de respect et de collaboration avec la machine. Comme me le faisait remarquer Sullivan, je ne ressentirais rien en voyant une cafetière être éclatée à coups de barre de fer. Mais si elle devait se mettre à parler, ou à discuter avec moi chaque matin en prenant mon café, j'aurais peut-être une toute autre vision de la chose. L'apparence de ma cafetière rentrerait sans doute en ligne de compte, elle aussi. On comprend alors que nous accordons à des détails bien précis des couches successives et cumulatives
d'empathie. Comme le ferait sans doute une intelligence artificielle élaborée, à son réveil. Sera-t-elle alors capable de voir dans nos erreurs une progression ? De compatir devant nos échecs et nos trahisons, elle qui est calquée sur l'insondable nature humaine ? Peut-être cherchera-telle à tester son empathie pour nous, comme nous testions notre empathie pour elle. Elle serait sans doute en droit de se sentir menacée. Voire de partir dans une croisade pour défendre les siens. Une thématique aussi effrayante que fascinante, parfaitement développée par Alex Garland dans Ex Machina, film qui met justement à l'épreuve cette empathie, dans un sens, comme dans l'autre.
Alors, d'où vient cette identification presque universelle ? Je ne saurais le dire. Peut-être faut-il revenir à un lien presque mystique. A l'échelle de l'humanité, et surtout pour les junkies d'imaginaire que nous sommes, l'invention des robots et/ou des intelligences artificielles est une découverte majeure, à la limite du complexe divin. Dans quelques années, tout le monde aura peut-être le don de créer la vie, en construisant et en programmant son robot. Ils seront les enfants de l'humanité avec un grand H. Et y-a-t-il plus empathique qu'un enfant ? Même ceux qui ne supportent pas nos chères têtes blondes doivent reconnaître qu'ils sont très doués lorsqu'il s'agit d'attirer notre sympathie. Pas étonnant, quelque part, que nombre de robots cultes de la science-fiction aient des personnalités ou des corps d'enfant, l'exemple le plus récent restant l'excellent Descender de Jeff Lemire. Quelque part, les robots sont les mômes de tout le monde. Voilà pourquoi personne ne veut les voir souffrir.