Critiques

Appleseed, récit biblique d'un effondrement climatique

Par Alex Moon
5 min 26 avril 2024
Appleseed, récit biblique d'un effondrement climatique
On a aimé
- Un texte qui prend aux tripes, qui enchante le lecteur autant qu'il le malmène.
- Aucun auteur de fiction n'avait su illustrer aussi brillamment le principe de palingénésie et d'entropie jusqu'alors.
- Impossible de ne pas tomber de sa chaise lorsque les pièces du puzzle se mettent en place et qu'il devient possible de contempler l’œuvre dans son ensemble.
On n'a pas aimé
- Si Appleseed est un roman de fiction, il s'appuie sur des recherches et des projets scientifiques bien réels, de quoi être angoissé vis-à-vis de l'avenir.

Il se dégage quelque chose de différent d’Appleseed. Sa vision mi-prophétique, mi-scientifique du futur, sa manière de mélanger mythologie et technologie, de toucher du doigt Dieu et la nature… Comme le dit si bien Matt Bell, son auteur : 

Si notre monde peut être [...] sauvé, ce [...] sera fait par des personnes au bon cœur, mais faillibles, qui font seulement de leur mieux pour se montrer à la hauteur de la situation.

C’est peut-être parce que c’est cette idée qui a guidé le récit, qu’Appleseed se montre à la fois dérangeant et intriguant, source d’angoisse autant que d’espoir. Nul autre roman d’anticipation, nul climato-fiction, ne peuvent créer un trouble aussi fort que cette histoire-là, car elle nous renvoie à tout ce que notre humanité a de plus fragile, à la vacuité de l’existence, mais elle nous ouvre aussi la porte de tout ce que nous pourrions accomplir.

 

 

L’histoire

Trois destins nous sont narrés dans Appleseed.

Celui de Chapman et de son frère Nathaniel, dans une Amérique encore sauvage où l’Ouest attend d’être colonisé. Tous deux ont un projet : planter des pommes partout dans le Territoire, créer des vergers qui soumettront cette terre à la présence humaine et qui leur offriront un travail et un foyer. Peut-être aussi, comme le souhaite secrètement Chapman, que ces arbres donneront naissance au fruit qui le rendra humain. Car si son frère est un homme, Chapman est né Faune, mi-homme mi-bouc. Puisque la bible possède sa pomme de la connaissance, alors il espère que ses vergers lui fourniront celle de l’oubli, comme il la nomme. Ainsi, il n’aura plus à se sentir différent vis-à-vis de son frère et il acceptera peut-être enfin cette civilisation qui ronge la nature petit à petit.

Dans un futur proche, nous rencontrons John. Un “écoterroriste”. Alors que l’effondrement climatique a acidifié les océans et rendu la Terre stérile, tout en tuant la majeure partie de la biodiversité, la société Earthtrust se pose en messie. Avec à sa tête Eury Mirov, biologiste de génie, celle qui a créé des plantes et des animaux génétiquement modifiés pour nourrir l’humanité malgré la sécheresse et qui lui ont permis de prendre peu à peu le contrôle du monde. Mais le futur selon Earthtrust est artificiel, pensé et créé pour servir l’humanité et non pour restaurer la nature. Si la société d’Eury doit réquisitionner des gens pour travailler dans ses champs et forcer la main à des gouvernements, elle le fera. Si John et ses camarades doivent se sacrifier pour rendre la Terre à la Terre, pour restaurer une nature sauvage et libre, ils sont prêts à le faire. 

Bien loin dans l’avenir, nous suivons également C-432. Un être vivant à moitié synthétique, portant dans sa nuque un barreau chargé du "vestige" : l’esprit de tous ceux qui ont vécu avant lui, ainsi que cette voix, différente des autres, qui l'exhorte à avancer en lui donnant un but. Sa mission est toujours la même, depuis 432 incarnations : trouver de la biomasse, n’importe quoi qui puisse être recyclé pour prolonger son existence en lui donnant un nouveau corps lorsque le sien arrivera à son terme. Alors, tous les jours, il sort de la chenille, le véhicule qui lui sert d’abri, et part explorer l’immensité glacée qui recouvre la planète, à la recherche des reliquats du monde d’avant. Sa quête incessante le pousse à se risquer dans une crevasse profonde. Au fond, C-432 fait une découverte qui va bouleverser son existence et toutes ses réincarnations à venir, une découverte qui mettra peut-être fin au cycle perpétuel qui est le sien : un arbre. 

L’avis d’Alex

Appleseed se dessine comme une immense fable dans laquelle les destins se corrèlent et s'imbriquent pour former une fresque aux accents mythologiques et bibliques. En mettant brillamment en scène le principe de la palingénésie, l’idée d’un éternel recommencement, le roman nous donne un sentiment vertigineux, celui d’être la divinité passive observant ce monde au destin déjà tracé. Celui d’être pourvue de la simple connaissance de ce qu’il adviendra et de l’impossibilité d’agir. Un sentiment à la fois douloureux et puissant. L’auteur arrive, dès les premières pages, à installer une ambiance intimiste avec ses protagonistes et à fasciner son lectorat.

Avec comme point de départ une fable mythologique, celle d'Orphée et d'Eurydice, Matt Bell parvient à créer un récit puissant, angoissant, entre science-fiction, fantasy et fantastique, dont les différents éléments d’intrigues s'emboîtent parfaitement pour former un tout, une trame au tissage si parfait qu’elle a de quoi laisser admiratif. 

Véritable prophétie autoréalisatrice, Appleseed dérange autant qu’il passionne, c’est là la marque d’un grand roman. Très loin d’être manichéens, ses personnages sont simplement mus par des ambitions et des convictions différentes. À l’image de l’humanité, tous sont convaincus d’agir pour le bien commun. C’est sans doute ce qui rend Appleseed si réussi : cette manière d’être un miroir si bien poli qu’il en devient perturbant en nous renvoyant à la figure nos propres failles et nos faiblesses.


Impossible de choisir son camp parmi les personnages, impossible de ne pas s'imaginer à leur place non plus. Si la souffrance de Chapman nous émeut, son frère se dessine petit à petit comme un homme brisé qui mérite également notre empathie. Et que dire du combat entre Eury et John, qui poursuivent le même but, mais sont en désaccord sur les méthodes à employer ? On peut reprocher à quelqu'un ses actes, mais pas la volonté de sauver le monde qui les a motivés.


Au milieu d'un tourbillon de désespoir et de violence, le C du futur sera-t-il celui qui brisera le cycle ? Qui permettra à la vie de revenir sur une Terre morte ?

Avec son futur terrifiant de réalisme, l’auteur signe là une œuvre captivante, indispensable à toutes les bonnes bibliothèques et à ceux qui se posent des questions sur l’avenir.

 

À se procurer impérativement chez l’Atalante !

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