1.
| Le Livre du nouveau soleil de Gene Wolfe : La mémoire de la Terre
Mais Les Merveilles de Teur et de Ciel étaient un classique, il y a trois ou quatre siècles ; il rapporte les légendes les plus populaires des anciens temps. Celle qui m’a le plus intéressé concerne les Historiens ; elle parle d’une époque où il était possible de faire remonter les légendes jusqu’à des faits qui n’étaient pas tout à fait oubliés. Tu comprends le paradoxe, j’imagine : les légendes existaient-elles à l’époque en question ? Sinon, comment sont-elles nées ?
Gene Wolfe nous a malheureusement quitté en 2019 et laisse derrière lui une saga composée de nombreux romans et de nouvelles qui ont changé l’image de la fantasy et de la science-fiction : Le Livre du nouveau soleil. Dans cette saga, on suit les frasques épiques d’un jeune apprenti bourreau sur une Terre revenue aux temps de la magie et de l’épée (Teur) et parsemée de merveilles technologiques. Ce bourreau en devenir mènera une quête initiatique qui le conduira à défier le mystérieux tyran qui règne en maître sur Teur.
Avec un premier tome sans bataille, ce qui tranche avec la science-fantasy habituelle, Gene Wolfe nous offre un début de saga sous le coup de l’exploration d’une cité merveilleuse : Nessus. En effet, l’œuvre de Wolfe ne suit pas les schémas classiques avec une intrigue servie par les actions du personnage. Elle sert principalement de fil rouge pour que Sévérian découvre le riche univers de l’auteur. Etant apprenti bourreau enfermé dans une tour, il ne connaît rien du monde jusqu’à ce que son métier le pousse à tracer sa route au milieu d’un environnement qui lui est étranger et qui (parfois) ne lui veut pas que du bien !
Chaque digression-voyage de Sévérian ajoute du charme à cette saga-univers en distillant doucement la dose de science-fiction avec ces restes de merveilles scientifiques qui collent avec cet univers ô combien fantasy. Qui dit univers original dit aussi concepts nouveaux et noms aux sonorités étranges qui agrémentent un univers loin d’être fouillis. Le style de l’auteur, extrêmement accrocheur, sert son récit et évite de perdre le lecteur dans cette masse pleine d’originalité et d’imagination car il ne cherche pas expliquer les concepts et les rites : le lecteur découvre la réponse à ses questions au fil de sa lecture. On veut comprendre et percer les mystères de Teur et ça cela n’est pas donné à toutes les œuvres. Bien qu’exigeante car pleine d’originalités en tout genre, sa lecture est, pour moi, un beau moment d’exploration et de réflexion sur le Temps et la trace que nous laissons dans le monde.
On se plaît à reconnaître cette ancienne Terre qui se cache sous le sol de Teur et de saisir toutes les perches tendues par l’auteur dans ce voyage initiatique merveilleux.
Chez son éditeur (Mnémos)
2.
| Majipoor de Robert Silverberg : Une amnésie bien utile
L'imagination est un mur infranchissable pour certains et une porte grande ouverte pour d'autre.
Majipoor la géante ! Avec ses trois continents immenses et ses océans sans limite, cette planète, aussi démesurée que fascinante, abrite une multitude d’espèces qui vivent en harmonie. Et c’est sous l’autorité du Coronal de Majipoor que tout ce petit monde cohabite grâce à des jeux d’alliance et des compromis. Valentin se réveille amnésique aux abords de la cité de Pidruid, où un devin qui sait interpréter les rêves lui révèle qu’il est en réalité Lord Valentin, le véritable Coronal de Majipoor.
Entre-temps, grâce à son agilité hors du commun, Valentin rejoindra une troupe de saltimbanques hauts-en-couleur et attachants. Et « grâce » à son amnésie, Robert Silverberg nous permet d’accompagner le héros dans sa découverte de Majipoor et de ses espèces toutes plus différentes que les autres.
Avec un style riche et doux, presque mélancolique, on y découvre la faune et la flore, les us et coutumes à travers les yeux de Valentin qui les (re)découvrent pour la première fois. Malgré la longueur et la durée des trajets sur cette planète, le rythme est soutenu et nous amène vers la conclusion logique du premier tome : Valentin retrouvant son rôle. Et il découvrira tout au long de son périple que l’harmonie entre Humains et les autres espèces n’est qu’une illusion. Les autres peuples sont opprimés par les Humains. Les sorciers Vroons, les Skandars à quatre bras, les Changeformes et tous les autres détestent le Coronal. Certains le rejetteront dans sa reconquête des sommets de Majipoor et d’autres y trouveront leur intérêt…
La suite directe du cycle du château de Lord Valentirn est infiniment plus politique et sombre, tandis que les Chroniques de Majipoor a une approche plus intime de Majipoor et de ses habitants : Hissune, le personnage principal, coiffe un casque sophistiqué lui permettant d’expérimenter la vie des hommes et des femmes de Majipoor de toutes les conditions sociales, de tous les continents et de toutes les époques… Robert Silverberg se permet de changer de genre et de style à chacune de ses incursions sur Majipoor, ce qui donne à l’univers une teinte presque palpable !
Chez son éditeur (Mnémos)
3.
| Le Cycle de Tschaï de Jack Vance : Le plus beau planet-opera
Ce genre de chose ne peut vraiment arriver que sur Tschaï. Deux peuples qui commercent ensemble mais se détestent mutuellement, et qui s'entretuent à vue.
Si on laissait une feuille vierge à Jack Vance, il la peuplerait de mille et une petites cités dans une galaxie très très lointaine avec chacune sa petite particularité. Il doit sûrement son imagination foisonnante à ses longs voyages en mer avant que sa carrière d’écrivain ne l’accapare complètement.
Tschaï est l’un de ses 4 chef-d’œuvres (Tschaï, Lyonesse, La Terre mourante, La Geste des Princes-Démons) et est, selon moi, une vraie claque. Un vaisseau éclaireur de l’humanité découvre une planète habitée mais son pilote n’est pas capable de contacter la Terre et se retrouve bien obligé de survivre sur Tschaï, la planète aux 4 espèces extra-terrestres ! Et ces 4 espèces dominent tout un noyau d’esclaves humains (je vous laisse découvrir le roman pour comprendre comment une communauté humaine a pu se former sur Tschaï !). Adam, le survivant du crash, va donc explorer la planète et rencontrer une multitude d’espèces et de communautés. Tout cela dans le but de trouver un vaisseau capable de le ramener chez lui... Pour cela, chaque roman va le confronter à une espèce dominante de la planète et à ses comportements pour le moins étranges !
Certains royaumes humains ont su se développer sur cette planète mais Jack Vance a su leur instiller un grain d’originalité (ou de folie pour notre perception terrienne) comme le royaume où les hommes et les femmes se battent en duel selon un code d’honneur totalement incompréhensible pour nous et ce avec une mise à mort en plusieurs temps ! Et quand les humains ne sont pas libres, ils vivent aux crochets des extra-terrestres en essayant de leur ressembler PHYSIQUEMENT ! Prenons les Chasch, qui sont proches de tortues humanoïdes sournoises qui dévorent parfois les humains et qui vivent dans des sortes de bunkers. Les Hommes-Chasch, extrêmement serviles devant leurs maîtres, chercheront à aplatir leur crâne et à veiller à ce que leur taille se rapproche le plus possible des Chasch. Et cela se retrouve dans chaque peuple dominé par une espèce extra-terrestre : homme-Chasch, homme-Dirdir, homme-Pnume, homme-Wankh.
La plume de Jack Vance a une telle force évocatrice que la lecture de Tschaï est un vrai voyage littéraire à lui tout seul. Chaque voyage d’Adam et de ses compagnons amène son lot de villages de pêcheurs aperçus au loin qu’un capitaine de navire se fera un plaisir de présenter, lui et son sacrifice de vierge à un scorpion de mer afin qu’il puisse pondre ses œufs, ou alors la famine s’abattra sur le village ! Ceci et une centaine de petites anecdotes au détour d’un paragraphe qui donnent réellement matière à ce monde.
Si vous devez lire une seule saga de planet-opera de ce dossier, lisez celle-là !
Chez son éditeur (Nouveaux Millénaires)
4.
| Omale de Laurent Genefort : La difficile cohabitation
Les Chiles avaient au moins un point commun avec les Humains : la peur de tout autre que soi.
Imaginez une sphère de matière ultra-dense, englobant un soleil. Et à l'intérieur de cette coquille de dizaines de millions de fois la surface terrestre, de l'air et des espèces intelligentes. Là, sous un soleil à jamais immobile, les Humains, arrivés il y a des millénaires sans être répartis, ont fait grandir leur civilisation en repartant de zéro. Au fur et à mesure des âges, alors que l'univers extérieur se muait en simple mythe, ils ont dû tisser une histoire avec leurs voisins extraterrestres : les Chiles, grands et puissants, et les sages Hodgqins. Et cette histoire s’est faite à travers le commerce, la guerre, les alliances et les trahisons de chacun dans l’intérêt de son peuple.
Chacune des espèces a dû apprendre à cohabiter avec les autres, malgré un fossé ethnique, un savoir scientifique supérieur dans certains domaines et les rumeurs sur chacun. En effet, les communications sont difficiles dans cette méga-sphère spatial, transformant l’information en rumeurs et en bruits de cour… L’état technologique presque primitif permet de rattacher vaguement Omale au genre de la science-fantasy.
Le talent indéniable de Laurent Genefort se révèle dans sa xénobiologie. Il a su inventer des espèces tellement étranges qu’elles ne peuvent être que le fruit d’une imagination débordante ! Chacune d’entre-elles en plus d’être radicalement éloignée de l’être humain possède sa culture propre que l’auteur détaille longuement dans les différents romans qui se déroulent sur cette planète-univers ! Prenons par exemple le fejij, à la base de la civilisation chile qui reprend les codes des échecs et du go avec un plateau en losange. Jeu qui est joué pendant la période du Chill et qui est tout autant sacré qu’un jeu d’adresse et de mémoire et permet aux Chiles de conceptualiser le monde. Et que dire de Skernab, cette cité à la croisée des 3 Aires (lieux de vie des espèces) et célèbre pour sa bibliothèque riche de savoirs anciens et haut lieu de rencontres entre Humains, Hodgqins et Chiles !
Le premier texte de Laurent Genefort intitulé Omale, suit un groupe de 6 individus d’espèces différentes qui partent dans les Confins des Aires connues afin de découvrir la véritable nature d’Omale et explorer l’immensité de l’objet stellaire pour comprendre leur présence sur cette planète si étrange. Avec un style foisonnant toujours splendide, l'auteur parvient à rendre de façon tout à fait crédible ce monde qui parait infini.*
Chez son éditeur grand format (Denoël)
Chez son éditeur poche (Folio SF)
5.
| Helliconia de Brian Aldiss : Que passe l’hiver
A l'intérieur de ce drame climatique prenait place le drame humain que devait jouer chaque créature douée d'une âme, que cela lui plaise ou non. Pour la plupart des gens, cette imbrication du moindre fait etait de la plus haute importance, chacun se jugeant le centre de la scène. Sur toute la surface du vaste globe d'Helliconia, partout où de petits groupes d'hommes et de femmes s'efforcaient de survivre, il en était ainsi.
Je n’aurais pu terminer ce dossier sans évoquer l’œuvre magistrale de Brian Aldiss et sa trilogie-univers d’Helliconia. Helliconia est une planète similaire à la Terre et accomplit une très longue année (2 500 années terriennes) et les températures globales varient énormément sur les années hélliconiennes. Le thème majeur de ce trésor de la SF est la fragilité de la civilisation face aux éléments et aux changements climatiques. Pris entre un hiver glacial et un été brûlant s’étalant sur plusieurs générations, le printemps est l’occasion pour les peuples de sortir de leur hibernation et de refaçonner le monde, lourds des mythes et des histoires des empires passés.
Seul un empire plurimillénaire a trouvé la force, la résilience et l’organisation pour se maintenir tout au long de ces saisons interminables, l’empire de Pannoval. Tous les autres ne sont que royaumes et empires éphémères. Fort de ce savoir s’accumulant à chaque cycle, Pannoval trouve toujours la foi de perpétuer la race humaine. Seules la résilience et l’ardeur permettront de faire refleurir la civilisation. Brian Aldiss pose la question de la mémoire et de la quête générationnelle avec cette envie de laisser une trace sur le monde, et nous montre toute sa futilité dans ces trois romans-univers. En effet, bien souvent on suit les descendants d’une même famille ou quelques personnages indépendants qui mènent leur propre quête et l’on voit leur impact (minime ou non) sur l’avenir ! La question de la religion est ici plus qu’importante comme une action peut se perpétuer à l’échelle d’un mythe sur plusieurs dizaines de générations et à conduire à une déification d’une personne, voire de l’ennemi qui au fil des oublis devient un dieu.
Au-delà des trois thèmes majeurs du roman que sont la mémoire, l’impact de l’écologie sur les civilisations, et la question de l’Eternel Retour, Brian Aldiss évoque également l’évolution des espèces face aux changements environnementaux. En effet, chaque être humanoïde est issu d’une même souche qui n’a eu de cesse d’évoluer pour donner phagor (l’espèce dominante pendant l’hiver), humain et autres nomades humanoïdes. Espèce qui de fait se répartissent des aires géographiques selon les saisons et soumettent les espèces affaiblies par les températures.
Helliconia est un des chef-d’œuvres méconnus de la science-fiction de nos jours car en 1000 pages réparties sur 3 volumes pour autant de saisons, Brian Aldiss fait imploser des civilisations qu’on peut penser immuables et nous apprend que rien n’est acquis et surtout que la mémoire a toute son importance dans la formation des mythes et de la confiance en soi de tout un peuple.
Chez son éditeur (Livre de poche)