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L'héritage de Métal Hurlant : entretien fleuve avec son rédac-chef, Jerry Frissen

Par Maxime - Carraz
7 min 4 mars 2023
L'héritage de Métal Hurlant : entretien fleuve avec son rédac-chef, Jerry Frissen

Lors du dernier festival d'Angoulême, Jerry Frissen a eu la gentillesse de nous accueillir, pour un entretien ponctué de plusieurs cafés bienvenus. La foule bruissant fort de l'autre côté de la loge presse, l'enregistrement était malheureusement inutilisable ; ce qui ne nous a pas empêchés d'en faire la retranscription, pour que vous découvriez le personnage, sa vision de Métal Hurlant, et son travail de rédacteur en chef !

Vous le savez sans doute, les publications de Métal Hurlant ont repris en automne 2021. Dès décembre, Jerry Frissen était à la tête du magazine - succédant à l'éphémère Vincent Bernière. Mais Jerry faisait depuis longtemps partie des Humanos, qu'il connaît très bien : il y a publié plusieurs de ses propres BD, et a été un bon moment directeur artistique de leur branche américaine, Humanoids, Inc. (entre autres) avant de reprendre Métal.

 

Merci aux Humanos de nous avoir envoyé des planches, issues des nouveaux Métal Hurlant, pour illustrer cet article !

L'héritage de Métal Hurlant : entretien fleuve avec son rédac-chef, Jerry Frissen
1 - Quelle vision pour le nouveau Métal Hurlant ?
2 - Métal, un mouvement artistique ?
3 - La part cachée de Jerry !
1. | Quelle vision pour le nouveau Métal Hurlant ?

Maxime Carraz :

Bonjour Jerry, merci de me recevoir. J’aimerais qu’on discute d’abord des motivations qui ont permises de relancer Métal Hurlant. Est-ce que c’était d’abord un projet éditorial ou un projet artistique ? Je veux dire, une envie, de la part des Humanos, de relancer ce magazine d’avant-garde, ou bien cette relance est-elle née d’une rencontre entre auteurs et éditeurs, qui se sont dits que Métal Hurlant serait le bon médium pour leur projet ?

 

Jerry Frissen :

C’est entre les deux. Je travaille aux Humanos depuis le début des années 2000, ça fait pas mal d’années. C’est marrant : la plus grande partie de ces années, Métal n’a pas été publié ; de 2002 à 2004, il y a eu quelques numéros, c’est tout ; mais même avant la relance en 2021, quand Métal n’était pas publié, c’était comme s’il était publié. C’était toujours en projet, il fallait que ça revienne. Donc c’est vrai que ça a redémarré comme un projet éditorial.

Mais moi je me sens plus auteur qu’employé d’un éditeur, même si théoriquement je suis les deux. C’est que je travaille comme un auteur. J’essaye de ne pas penser aux risques, au coût éditorial, aux choses comme ça. J’essaye de suivre mon instinct, et plutôt de lecteur que d’auteur.

Je suis en général curieux comme personne, j’aime bien découvrir des trucs, et c’est comme ça que j’essaye de travailler ; quand je vois un auteur qui me plaît, c’est que ce qu’il fait me stimule. En toute honnêteté, je fais parfois des erreurs à cause de ça, je ne réfléchis pas forcément au côté éditorial, et peut-être que je devrais le faire un peu plus.

Mais je pense qu’à terme c’est ça qu’il faut faire. Je prends cette inspiration de la façon dont Dionnet, Moebius et Druillet ont fait à l’époque. Et quand on voit Métal avec 40 ans de recul, en fait c’est forcément plein d’erreurs parce qu’ils travaillaient comme des instinctifs et pas comme des intellectuels.

 

Frederik Peeters, L'arbre à sang

 

M.C. : Cette vision des choses me plaît beaucoup. À mes yeux, une ligne éditoriale est plus intéressante si elle se rapproche du projet artistique - sinon, c’est quoi ? Décréter une cible, un tirage, correspondre aux attentes et livrer un produit de consommation ? Ça ne peut pas être l’objectif.

Dans ta démarche, comment tu fais pour choisir tes auteurs ? Est-ce que c’est leur style particulier - ou bien, est-ce qu’il faut que son travail corresponde à une certaine vision de l’avant-garde contemporaine ?

 

J.F. : En gros, il faut surtout que ça corresponde à ma vision, qui est de faire des mélanges. Le format actuel de Métal, un peu moins de 300 pages par numéro, permet de mélanger ce qui n’est pas forcément mélangeable.

Que ce soit de l’avant-garde : non, je ne crois pas, même si certains auteurs peuvent l’être. Mais mon truc c’est de mélanger, y compris de l’avant-garde avec le truc le plus classique possible. J’aime ce mélange, et ce serait forcément pas du tout la même chose si c’était un mensuel de, je ne sais pas, cent pages par exemple. Je pense vraiment que le format qui a été défini est parfait pour une espèce de symphonie cacophonique - donc, pour mettre ensemble des auteurs qu’on n’associerait pas du tout, qu’on ne mettrait même pas dans une même maison d’édition.

 

M.C. : J’ai croisé certains noms connus dans Métal - je pense à Mathieu Bablet. Est-ce que, parfois, tu vas chercher des auteurs plus confidentiels, issus de la micro-édition par exemple ?

 

J.F. : En fait, oui. C’est ce que je disais précédemment. Je veux faire des mélanges. C’est ma philosophie culturelle. C’est un truc d’espoir. J’aime bien, j’adore cette idée.

 

Ryan Barry, Réconfort

 

M.C. : Est-ce qu’il y a un travail sur les textes avant publication ? Est-ce que tu reçois, et ensuite, tu échanges avec les auteurs pour développer à partir de ce qui a été fait et arriver sur une oeuvre plus aboutie ? Ou bien, est-ce que tu fais totalement confiance ?

 

J.F. : Ça dépend. Je travaille avec tous les auteurs. Pas forcément directement : un groupe d’éditeur m’assiste. En général, ça passe par un pitch, qu’on accepte ou qu’on refuse.

Certains auteurs n’ont pas besoin d’aide, sont bons tout de suite, avec d’autres il faut un petit coup de main. En général, j’essaye qu’on ne dicte pas ce qu’il faut faire, sinon ça n’a plus de sens. Mon idée c’est de faire un maximum de diversité. Pas comme on l’entend maintenant, en termes d’auteurs, ce que je veux c’est de la diversité de point de vue.

Si quelqu’un vient d’un pays d’où je ne savais même pas qu’on faisait de la BD, c’est pas pour que je lui dise tiens fais ça, et lis ceci, et fait la même chose. J’ai vraiment envie et c’est ce qu’il m’excite le plus, qu’ils racontent ce qu’ils ont dans la tête, qu’ils parlent de leurs cultures etc. Là on travaille avec deux auteurs russes, qui sont tous les deux cachés, un au Kazakhstan, l’autre à Chypre, pour éviter la mobilisation, vu qu’ils sont contre la guerre, et tous les deux racontent des histoires vraiment imprégnées de leur culture de Russe, d’europe de l’est, etc. Et je préfère ça à des Russes qui feraient du faux manga par exemple.

Visuellement, et ce qu’ils racontent, c’est quelque chose ! Je veux pas dire qu’on a jamais vu ça, parce que j’en sais rien, mais moi en tout cas je ne l’avais jamais vu.

 

M.C. : Tu es toi-même scénariste de BD. Est-ce que tu te sers de ta propre vision artistique dans ton rôle de rédac-chef - pour donner une impulsion créatrice, une direction à Métal, ou cherches-tu au contraire à la mettre en retrait, pour créer cette cacophonie dont tu parles ?

 

Lewis Trondheim, La Douche Éternelle

 

J.F. : Oui, je me mets tout en fait en retrait de ce côté là. Au tout début, j’avais écrit deux histoires, mais je n’ai plus le temps de faire ça. Je pense que ce serait une mauvaise méthode.

Là où j’utilise mon passif d’auteur, de scénariste, c’est parce que je sais ce qu’on ressent, quand on est de l’autre côté. Ça m’aide à développer une relation plus respectueuse. 

Un éditeur qui n’a jamais du démarcher pour vendre ses projets, attendu à côté du téléphone ou devant son ordi pour un mail, c’est parfois un peu fruste. Comme je sais ce que c’est, j’essaye de bien me comporter avec chaque personne. Ceci dit, les auteurs sont tellement nombreux, j’en oublie quand même parfois ! En fait, on travaille à peu près sur 4 numéros en même temps, ce qui fait 120 auteurs. C’est beaucoup à gérer.

Je m’attendais pas à ça, en commençant ! Travailler avec un auteur sur une histoire de 300 pages, c’est pas du tout la même chose que travailler avec 35 auteurs sur autant d’histoires courtes.

 

M.C. : Tu vas chercher ce qui sort de l’ordinaire à un moment où les normes, narratives et stylistiques, sont extrêmement fortes - lié aux supers productions, que ce soit dans le ciné, ou en littérature et en BD. Certes, les stratégies marketing sont plus complexes et rigides, quand l’investissement est énorme, mais ça n’aide pas l’auteur à créer quelque chose d’original.

Métal, qui va tout à fait à l’opposé de cette tendance, a tout de même beaucoup de succès. 60 000 tirages pour le premier exemplaire. Je ne sais pas si ça a monté ou descendu depuis, c’est encore de très bon tirages, non ? Ça pousse à être optimiste.

 

J.F. : Question tirages, oui, ça se maintient, c’est bien, c’est formidable. Comme je ne me préoccupe pas du marketing, honnêtement, je ne pourrais pas dire pourquoi !

Comment on s’y prend, je pense que c’est l’ADN fondamental des Humanos, c’est comme ça qu’ils ont toujours existé. J’étais lecteur à l’époque, et en quelque sorte je reproduis un système qui a fonctionné, qui a l’air de fonctionner toujours.

J’espère que ça restera le cas, je ne peux pas le dire avec certitude. Oui, je suis optimiste. Normalement, quand on commence quelque chose, ça descend, ça descend, jusqu’à ce que ça se stabilise. C’est descendu un peu, forcément, après le numéro 1, mais ça s’est stabilisé très vite. Maintenant la courbe des ventes remonte, c’est super excitant, je trouve ça absolument formidable.

 

Afif Khaled, David William Hugues, 2007-2053

 

M.C. : Qu’est-ce que tu penses de l’intérêt du public pour les formes de narration ou de dessin un peu alternatives ?

 

J.F. : En fait, je crois que - quel que soit le sujet - quand dans un milieu, tout va dans le même sens, il y a une réaction un peu contraire. En politique c’est la même chose. Quand je visite, ici, à Angoulême, tous les stands des éditeurs indé, je trouve ça merveilleux. Je suis épaté, je ne savais pas que c’était aussi riche.

Je ne ferais qu’un reproche… Les livres sont trop lourds, je dois les ramener chez moi aux États-Unis. Ça me pose un vrai problème. À part ça, je trouve que c’est d’une richesse absolue, quoi ! Pour moi, c’est que de l’optimisme.

 

M.C. : Parmi les BD que tu as publiées avec Métal, est-ce qu’il y en a qui t’ont particulièrement frappées par leurs qualités, qui t’ont particulièrement inspirées dans tes réflexions ?

 

Nikolai Pisarev, Ressource

 

J.F. : Oui. À un moment je me suis dit, comment trouver des bandes dessinées en Russie par exemple. C’était avant la guerre. Je suis tombé sur la page de Nikolai Pisarev. Chacun de ses travaux me fait un truc au cerveau. J’ai du mal à expliquer ce que je ressens.

Donc on l’a contacté. On lui a demandé d’écrire une histoire, il a accepté. On lui a demandé d’en faire une deuxième, qui est encore mieux. Il travaille en ce moment sur une troisième.

C’est un gars que je voudrais publier toute sa carrière, tellement je trouve son travail excitant. En plus, il est absolument charmant. Ce que j’aime, c’est qu’il vient avec sa propre culture. En fait, c’est ce que je préfère. Peut-être mon jugement est-il faussé à cause de ça. On a des tas d’auteurs plus que doués, mais que je comprends beaucoup plus facilement. Là, j’aime bien le mystère derrière son travail.

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