1.
| Un peu de contexte
Si l'œuvre phare de Flaubert prend son envol après le procès de Madame Bovary, Flaubert rêve déjà, dès 1853, d’Orient et de voyage : « J’ai des prurits d’épopée. Je voudrais de grandes histoires à pic, et peintes du haut en bas. Mon conte oriental me revient par bouffées ; j’en ai des odeurs vagues qui m’arrivent et qui me mettent l’âme en dilatation » , dit-il à Louise Colet dans une de ses correspondances.
La genèse de cette fresque épique commence donc dans les recoins de l’esprit de l’auteur, avant l’étape clé de sa réflexion pour délivrer Salammbô, à savoir un travail de documentation acharné et un voyage en Tunisie.
Flaubert passe ainsi quelques mois à se documenter auprès d'archéologues, de musées, et bien sûr de grands auteurs grecques comme Plutarque ou Hippocrate, le tout afin de dépeindre le plus soigneusement possible, l’antique Carthage. Le voyage, d’Algérie à Constantine, lui permet durant deux mois de s’imprégner des paysages, de l’histoire et du folklore antique, à un tel point qu’il révisera entièrement son projet initial, donnant lieu au Salammbô qu’on connaît. Le projet est alors davantage que l’écriture d’un roman : c’est à la renaissance de Carthage que s'attèle Flaubert durant cinq ans de sa vie, pesant minutieusement chaque mot, chaque pensée, afin de délivrer une fresque à la fois historique et romantique.
2.
| L'histoire
L’histoire de Salammbô prend place dans un contexte historique précis : celui de la Guerre des Mercenaires, affrontement ayant opposé la cité de Carthage face aux mercenaires qu’elle avait employés durant la Troisième Guerre Punique et qui, faute de ne pas avoir reçu leur solde, se révoltèrent.
Dans l’œuvre de Flaubert, cette guerre sert de support à une histoire secondaire : celle entre Matho, chef des Mercenaires, et Salammbô, prêtresse de la déesse Tanit, et dont l’amour naît d’un simple échange de regards au détour d’un somptueux festin organisé par les mercenaires.
Matho, profondément bouleversé par cette rencontre fortuite, éprouve alors une fascination pour cette femme dont il ne sait rien, cloisonnée en permanence dans le cœur de la cité, tandis que de son côté, Salammbô se languit de sa condition, désireuse de découvrir le monde. Malheureusement, la guerre est inéluctable, et la colère gronde dans les rangs des mercenaires…
Jusqu'où ira cet étalage ininterrompu de violence, et jusqu’à quel point la dureté des Hommes affectera l’âme pure de Salammbô ?
3.
| Notre avis
Récit mêlant stratégie de guerre, amour condamné et épopée historique, Salammbô revêt diverses formes au gré de ses quinze chapitres. Ce qui fascine, bien davantage que de suivre l'avancée des deux camps, c’est d’abord la dualité omniprésente dans chaque élément de l'œuvre.
Car bien plus qu’un récit de guerre, Flaubert fait état avec son roman d’une humanité corrompue qui, dès que les rapports de domination s’inversent, laisse apparaître ses aspects les plus cruels (on pense au chapitre du Défilé de la Hache, mais aussi à celui de Moloch) et qui n’hésite aucunement à déverser sa haine et sa peur sur autrui. Ce qui fait figure d’opposition à cette société autodestructrice, c’est Salammbô elle-même, qui incarne une candeur absolue et dont la seule faute sera d’avoir récupéré le zaimph, voile de la déesse Tanit, incarnation divine de la beauté féminine chez les Carthaginois.
Enfin, il y a l’opposition sociale entre le peuple Carthaginois ingrat et le peuple des mercenaires, qui sert d’étincelles à un conflit démesuré mettant à mal l’amour fragile entre Mâtho et Salammbô.
La plume exigeante de Flaubert dessert à merveille l’intensité des combats, la violence des tortures, et le désespoir d’un peuple. Ciinq années de sa vie se retrouvent entre les lignes de cette œuvre phare, ayant irrigué l’inconscient collectif, rendant Salammbô immuable face au temps. La mission de résurrection de la grande Carthage est réussie.
4.
| Ce qu'apportent les éditions Callidor
Enfin, attelons-nous à l'élément phare et inédit de ce dossier, à savoir le Salammbô édité chez Callidor depuis le 30 septembre 2022, et se présentant comme un fin ouvrage dédié aux amoureux de la prose flaubertienne et aux amateurs de pièces de collection.
Une reliure cartonnée est ici maintenue par un sublime dos bleu foncé, sur lequel apparaît le titre de l’ouvrage dans une police stylisée rappelant la calligraphie grecque, imprimé sur une dorure. L’ensemble pèse son poids, rappelant les délicats beau-livres du siècle dernier, à la façon des éditions Jean de Bonnot. En guise de couverture, on y voit de délicates dorures déposées çà et là servant de touche d’embellissement à une illustration de couverture de Suzanne-Raphaëlle Lagneau.
Si vous ne la connaissez pas, c’est malheureusement normal : artiste méconnue ayant vécu de 1890 à 1985 ,elle aura pourtant offert à Salammbô son plus bel écrin graphique, de notre humble avis.
Un usage maîtrisé des lignes claires donne le ton à une approche chamarrée de Carthage et de sa sanglante guerre, avec une ambiance visuelle finalement très proche de la bande-dessinée… avant l’heure ! Loin de Walcot, de Rochegrosse et de Schmied, Lagneau dévoile Salammbô dans un florilège de couleurs, au travers des 70 illustrations couleurs de cette édition.
L’hommage à cette artiste est conjugué à un travail de documentation fourni de la part de Thierry Fraysse, le fondateur de la maison d’édition, donnant lieu à une postface riche en informations. La préface est, quant à elle, signée par le célèbre Daniel Rondeau, auteur de Mécaniques du Chaos et membre de l’académie française.
Le travail d’édition proposé par Callidor dépasse nos attentes les plus fébriles, tant il est réalisé avec soin et passion. Passion de la documentation mais surtout passion du bel ouvrage, s’insérant à merveille dans une bibliothèque (il n’y a qu’à voir les photos de notre rédacteur en chef pour comprendre). Salammbô trouve sa renaissance éditoriale dans les sillons du riche catalogue de cette maison, à considérer comme l’une des plus importantes à suivre sur ces prochaines années.