1.
| William Morris : Fantasy et écologie
Malgré un premier épisode qui n'avait pas, à tort ou à raison, soulevé chez moi un grand enthousiasme, j'ai redonné sa chance à la série documentaire Aux sources de la Fantasy, sur Arte.
Grand bien m'en a pris ! Le second épisode, sur William Morris, nous fait découvrir un personnage exceptionnel, féministe et écologiste. On y retrouve John Hove, illustrateur du Seigneur des anneaux et du Hobbit, et interviennent Phillippa Bennett, passionante, maître de conférence et chercheuse dans les domaines de la littérature anglo-saxonne et des pratiques de la création littéraire, ainsi que Robin Hobb, l'autrice de L'Assassin Royal (ce qui fait plaisir - on l'adore tous ici). On vous fait notre récap.
William Morris, écrivain britannique, a eu une production extrêmement prolifique, en tant qu'écrivain, mais aussi en tant qu'artisan, éditeur et essayiste. Certains le considèrent comme une icône du design. Ses oeuvres de Fantasy sont à la fois des célébrations de la nature et des utopies, que Phillippa Bennett décrit comme "post-capitalistes", des projets politiques qu'il mettait en oeuvre dans sa vie et dans son travail - par le respect envers ses proches, l'égalité au sein de sa famille et avec les amis, artistes et artisans, qui collaboraient avec lui.
Il a été le fondateur d'un large pan de la Fantasy, dont fait partie Tolkien - et qu'on pourrait dire écologiste, et il lui a fourni des ressources philosophiques impressionantes.
Peut-être le qualificatif vous a-t-il fait tiquer, Morris ayant vécu dans la seconde moitié du 19e siècle. Mais on peut bel et bien le dire féministe. Sa première publication, en 1856, quand il a vingt-deux ans, un long poème intitulé La défense de Guenièvre. Accusée d'adultère, la reine, épouse d'Arthur, risque la peine de mort. Par sa voix, et donc d'un point de vue féminin, Morris parle de l'amour et du désir sexuel, avec une franchise rare dans la littérature Victorienne.
Dans son roman Le lac aux îles enchantées, s'il y a des princes charmants, il n'y a qu'un héros, et c'est une héroïne - Petite Grive. Le documentaire raconte ses péripéties avec des illustrations fort sympathiques. Cette Petite Grive, indépendante, gagne sa vie grâce à ses talents pour la broderie - trait inspiré de l'épouse de Morris, et très intéressant : le mot de texte a la même étymologie que textile. Morris prête alors ses fonctions d'écrivains à son héroïne, à travers une activité à l'époque quasi-exclusivement féminine ; et il ne tenait pas cette fonction en basse estime, puisqu'il s'agissait pour lui de participer à la régénérescence de la société.
L'engagement écologiste de Morris n'est pas moins marquant - et le choix de ces termes, qui peuvent sembler anachronique, est le bon : Morris ne s'élevait certes pas contre les conséquences climaticides de l'industrialisation qu'il ignorait, mais en faveur du lien à la nature, selon lui essentiel au bonheur. Pour lui, la nature est un idéal de beauté, et l'art, l'expression du désir de l'homme dans son travail ; d'une certaine manière, c'est donc la présence de la nature dans nos travaux, qu'il considérait comme l'art, ce qui pousse aussi à revoir notre conception de la nature, et donc la multiplicité des liens que l'on entretient avec.
William Morris a d'ailleurs été reconnu, en 2016 par The Guardian, le 8e plus grand penseur écologiste de l'histoire.
2.
| H.P.Lovecraft : La science au coeur de l'étrange
Pour ce nouvel épisode d'Aux Sources de la Fantasy, on retrouve John Hove, qui se rend à Providence, dans l'État du Rhode Island - sur les traces d'H.P. Lovecraft.
Dans cet épisode, on explore un peu l'histoire épineuse de cet écrivain bizarre, pour voir dans quelle mesure ses centres d'interêt et sa personnalité expliquent son oeuvre à la postérité indéniable.
Lovecraft, dans la lignée par exemple d'un Poe, nourrit son écriture d'une connaissance très fine des sciences de son temps - l'astronomie, la chimie, ou pour ceux qui ont déjà parcouru son oeuvre, racistes. Dès 13 ans, il fréquentait régulièrement l'observatoire d'astronomie de Providence, où il vivait ; dans son adolescence, il rédigeait des articles de chimie dans les journaux locaux, où il publiait également des éditos et de la poésie.
À partir de 1923, à ses 33 ans, Lovecraft commence à publier ses nouvelles dans des Pulps, ces magazines bons marchés, qui payaient leurs auteurs avec la fin du ragoût.
C'est à ce moment là que son talent trouve enfin de quoi s'exprimer. Son érudition scientifique devient le terreau fertile où grandit un fantastique qui n'avait jamais existé jusqu'alors - raison pour laquelle on le considère parfois aussi comme un écrivain de science-fiction - mais où entrent en jeu la paléontologie, l'archéologie, l'épigraphie ou l'astronomie.
C'est de cette astronomie que Lovecraft tire sa doctrine de "Cosmicisme", qui se résume à la conscience de l'infinité de l'univers, dans l'espace et dans le temps. Les Grands Anciens tels que Cthulhu sont l'incarnation de cet étirement sans limite du temps à mesure que l'on projette son immensité dans notre esprit.
De cette conscience, qui est surhumaine, ne peut résulter que la folie - d'où la récurrence de ce thème chez Lovecraft, et l'idée d'une dimension insaisissable de la vérité, que l'on aperçoit que par fragments qu'on ne sait mettre en relation.
Mais Lovecraft était un homme profondément angoissé par les évolutions de la société américaine du début du 20e. Il était persuadé de vivre le déclin inéluctable d'un monde déjà fini, une décadence, pesant sur l'humanité et la raison. Si les Grands Anciens figurent les forces primordiales d'un monde vivant, ils sont aussi le chaos premier de l'être humain, quand il est privé du soutien de la civilisation (du moins dans la perspective de Lovecraft, anthropologiquement datée).
Il n'empêche ! Lovecraft a reconduit ce rapport inventif à la science qu'avaient avant lui les Poe et les Verne ; il lui a donné un sens mystique et riche ; il a créé tout un imaginaire qui n'avait pas tellement d'antécédents.
Lovecraft a été un des grands innovateurs de la littérature, imprégnant pour longtemps le fantastique, comme la fantasy et la SF, de son intelligence, d'Arthur C. Clarke à Philip K. Dick.
On est d'ailleurs de bons lecteurs de Lovecraft à SyFantasy : on a ici une chronique sur L'Appel de Cthulhu illustré par François Béranger, et là un dossier sur l'intégrale publiée aux éditions Mnémos.
Toutes les images de cet article ont été tirées du documentaire Aux Sources de la Fantasy diffusé sur Arte.
3.
| R.E.Howard : La fantasy au nom des parias
Mercredi dernier, nous retrouvions John Howe pour un dernier voyage Aux sources de la fantasy ; je dois bien avouer qu'au final, charmé par sa personnalité légère, qui laisse le spectateur prendre ce qu'il lui plaît dans son propos sans rien lui imposer, et par les histoires illustrées contées dans chaque épisode, c'est avec une pointe de regret que je quitte ce documentaire dont l'intelligence se révèle un peu plus à mesure qu'on le côtoie.
Cette fois-ci, nous partions direction le Texas, sur les traces de Howard - connu comme l'auteur de Conan le Cimmérien, quoiqu'il ait également rédigé de nombreux autres bons récits, comme ceux de Solomon Kane, ou bien de Dennis Dorgan, sur un ton plus humoristique.
C'est encore une fois une approche inattendue de l'écrivain que nous propose John Howe, et qui le rend plus intéressant : en compagnie de Patrice Louinet, spécialiste de Howard, il nous présente un homme révolté, à la fois en paix avec tout ce que l'être humain a de sauvage et blessé par la violence qu'inflige la civilisation à ceux qui en sont exclus.
Howard n'était pas exempt des préjugés de son époque : les contraintes éditoriales propres aux Pulps dans lesquelles il publiait l'ont même forcé à en soutenir quelques-uns, mais une meilleure connaissance du personnage ne peut faire douter que son Conan, barbare et paria, incarne les opprimés et leur victoire fantasmée.
Ce dernier épisode d'Aux sources de la Fantasy était surtout remarquable en ce qu'il montrait comment les intentions d'Howard sont mises en scène dans la nouvelle Au-delà de la rivière noire, selon des ambivalences et des codes qui, pour nous peu familiers, nous seraient restés hermétiques.
R.E.Howard, jusque vers sa vingtaine, était un jeune homme bien intégré ; le succès venant, peu à peu, il dut s'isoler et consacrer à son travail une partie toujours plus importante de ses journées. Mais via les Pulps, il ne touchait que très peu - et il n'avait guère de reconnaissance de la part de sa société. Howard commence alors à concevoir un certain mépris pour les valeurs américaines.
Dans les formes que prend ce rejet, un voyage en Nouvelle-Orléans qu'il fait avec sa famille s'avère décisif : la ville compte dans les années 20 environ 200 000 habitants. Howard, au Texas, n'avait jamais croisé de villages dont la population dépassait les 500 âmes. Il associe la ville, quoique sans la condamner tout à fait, aux malheurs de sa vie d'écrivain et plus largement aux exclusions qu'elle produit, qu'elles soient sociales ou économiques, en son sein ou bien vis-à-vis des natifs.
Howard, de cette manière, s'est créé à la fois un ensemble de valeurs et un imaginaire qui ne dépendaient pas de la fantasy européenne - qu'il ne connaissait d'ailleurs peut-être pas, ce qui participe à l'originalité radicale de son oeuvre. Dans Conan, pas de quête, de rites initiatiques, de noblesse, d'héritage. L'âge Hyborien dans lequel vit Conan, c'est un mélange excitant de toutes les passions de l'auteur : les guerres cosaques, les croisades, les guerres indiennes ; et tout cela se mêle sans contrainte, uniquement pour créer un monde aussi varié, vif et intense que possible, à la hauteur de son héros, aussi excentrique que la vie qu'Howard lui-même aurait désiré. Car, ce qui rend la liberté fondamentale de Conan si puissante, c'est qu'elle est la libération, reprise et retissée sans cesse, de son auteur dans l'écriture.
Dès la mort de Howard, en 1936, des lecteurs se sont mobilisés pour faire recueillir ses nouvelles. Ce n'est toutefois qu'en 1946, par Arkham House (la maison fondée pour sauvegarder les écrits de Lovecraft) que sera publiée la première compilation de Conan le Cimmérien. De nouveaux volumes sont publiés dans les années 50, cartonnés et sous jaquette, c'est à dire dans la forme qui convient à un texte auquel on accorde un minimum de légitimité littéraire.
Patrice Louinet et John Howe achèvent l'épisode en s'interrogeant sur la postérité d'Howard, sur les qualités qui l'ont préservé de l'oubli. Ils rappellent que son succès, de même que celui de la fantasy en général, n'est pas constant : ce sont les années 30, au moment de cette ancienne grande crise économique, les années 60 pendant la guerre du Vietnam, et ces 15 ou 20 dernières années, qui ont vu la fantasy croître et s'étendre dans la société.
Plus encore qu'une échappatoire, ou le reflet de la noirceur du monde, la fantasy ouvre le désir et lui propose de nouveaux objets, à l'image des aspirations les plus enfouies - et les plus vraies - de l'esprit. La fantasy rappelle incessament l'infinité du monde et des manières d'y vivre heureux : si elle est une échappatoire, c'est aussi au sens le plus concret, car elle permet d'infléchir le présent et de créer de nouveaux futurs.
Ceux qui suivent Syfantasy de près savent que nous sommes de bons amateurs de Conan : pour ceux qui les auraient ratés, voici notre dossier sur La Tour de l'Éléphant, et l'interview que nous a accordé Valentin Sécher.
Et voici également notre podcast avec Patrice Louinet - eh oui, le même !
Toutes les images de cet article ont été tirées du documentaire Aux Sources de la Fantasy diffusé sur Arte.
4.
| Bonus : ce qu'étaient nos prévisions
Voici l'article que nous avions publié le 15 novembre pour annoncer la sortie du documentaire Aux sources de la fantasy sur Arte.
Pour l'instant, guère d'infos disponibles, mais un espoir...
La Fantasy mérite qu'on en construise l'histoire, qu'on lui invente des sens, qu'on en fasse la théorie, parce qu'elle est assez vivante pour dépasser tous les discours qui lui assigneraient une fonction - critique, éducative, etc ; et parce que ces discours permettent, malgré tout, de renouveler les pratiques des auteurs et des autrices de Fantasy, et plus encore, de renouveler nos pratiques de lecture.
L'Histoire sans fin, de Michael Ende, illustration de Sebastien Meschenmoser (2019)by Thienemann Verlag in Thienemann-Esslinger Verlag GmbH, Stuttgart www.thienemann-esslinger.de
Ainsi, à SyFantasy, nous nous sommes réjouis en voyant arriver ce documentaire d'Arte, "Aux sources de la Fantasy". Le premier épisode sera disponible à partir du 4 décembre de cette année ; trois autres suivront, qui dureront chacun 26 minutes.
Ce documentaire nous parlera des contes des frères Grimm, de William Morris, de Lovecraft et de Robert. E. Howard. Il s'agit des principales références fondatrices du genre. Le propos du documentaire situera probablement la Fantasy au croisement du merveilleux, du fantastique et d'un certain romantisme engagé, qui investissait esthétiquement comme scientifiquement le moyen-âge ; Howard, pour sa part, paraît un peu l'intrus de cette sélection, parce que son univers est inclassable selon les catégories des années 30 où il publiait, parce que son imagination paraît sans ascendance. S'en servir pour construire une histoire de la Fantasy est pourtant indispensable, mais cela reste difficile, et sa figure n'en est que plus intéressante.
tiré de : Uncommon World (an Open-Source Fantasy PbtA)
"Aux sources de la Fantasy" devrait donc mettre au jour les archétypes de la Fantasy, et les dialogues qu'entretiennent les auteurs avec eux, de sorte qu'on ne manquera pas d'avoir à portée de main de nouvelles clés de lecture, ou de visionnage, après l'avoir vu. Il semble - mais ce n'est là que spéculation, que ce documentaire doive s'adresser un peu plus aux néophytes qu'aux vétérans de la Fantasy (même si une piqûre de rappel à propos de Morris ne peut pas faire de mal !).
Fans de Fantasy, tenez-vous donc prêts ! L'occasion est venue de faire de nouveaux adeptes, époux, épouses, enfants, et tout ce que vous avez sous la main, faite-leur découvrir nos petits univers.