En accumulant les nouveaux projets sans jamais s'arrêter, nous avions fini par croire que Christopher Lee était aussi immortel que son personnage de Dracula. Et finalement, la Nature nous a rappelé qu'il n'était qu'un homme comme les autres. Seulement, il aura rempli sa vie comme rarement, multipliant les rôles (il a tourné dans plus de 200 films) et les activités annexes. Tout en restant un modèle d'être humain exceptionnel. Un homme aussi divin que l'artiste, qui risque de beaucoup nous manquer.
Presqu'un siècle auparavant
Tout commence en 1922, quand Christopher Frank Carandini Lee naît à Londres. Il est de haute extraction puisque son père est officier dans l'armée britannique tandis que sa mère est une comtesse italienne. Le quotidien de ses premières années est rempli du gotha londonien, croisant nobles et officiels, son cousin (par alliance) n'est autre que Ian Fleming, créateur de James Bond. Il suit une éducation de haute volée, et affiche un goût certain pour la littérature. Sa voie semble toute tracée, devant suivre les cours d'Eton College (une université fréquentée par la famille royale, entre autres sangs-bleus) et se destinant à devenir un membre de la haute société anglaise.
La crise financière des années 30 va cependant changer toute la donne puisqu'elle va laisser sa famille désargentée, menant à la séparation (on ne divorce pas à l'époque) de ses parents. Il abandonne ses études mais profite quand même des relations de sa mère pour obtenir un petit boulot à la City. Pourtant, très vite cette vie ne lui convient pas et il va s'engager volontairement en 1939 auprès de la Finlande pour combattre l'Union Soviétique lors de la Guerre d'Hiver. L'année suivante, le Royaume-Uni rentre en guerre contre l'Allemagne nazie et il va participer aux opérations en Afrique du Nord. A la fin de la guerre, il fait partie des forces armées qui traquent les criminels nazis, faisant partie des forces spéciales de l'armée. Il va alors être témoin lui-même de l'horreur des camps de concentration, mais il refusera toute sa vie de faire de plus amples commentaires sur ce qu'il y a vu, déclarant juste que certains camps "n'avaient pas été vidés".
De retour en Angleterre, il ne se sent pas de retourner travailler auprès des banques. C'est alors que son cousin Nicolo Carandini, ambassadeur d'Italie auprès du Royaume-Uni, lui suggèrera de devenir acteur et lui fera rencontrer son ami le producteur Filippo Del Giudice. Ce dernier sent un charisme naturel chez le jeune Christopher Lee et lui fait signer un contrat. Arrivé un peu par hasard dans ce milieu, Lee passera dix ans à apprendre les ficelles du métier, enchainant les petits rôles et essayant de convaincre les réalisateurs, qui jugeaient qu'il était trop grand pour un acteur, de lui laisser sa chance. Ne connaissant rien du métier, il va mettre à profit ces dix années pour tout apprendre, jusqu'à ce qu'il estime qu'il est enfin prêt à réclamer un rôle plus important. Ce sera la Créature, dans The Curse of Frankenstein, film de la Hammer sorti en 1957 où il jouera aux côtés de Peter Cushing. Il deviendra aussitôt un grand ami de ce dernier et tournera dans plus de vingt films avec lui.
De Dracula à James Bond
Si la Créature est son premier rôle pour la Hammer, c'est Boris Karloff (avec qui Lee tournera souvent) qui va plus tard populariser le personnage. Là où il deviendra mythique, ce sera dans son rôle de Dracula, dans le film éponyme sorti en 1958. Son interprétation du comte transylvanien sera remarquée et hautement louée. Si bien qu'il reprendra le rôle dans de nombreux films (près d'une dizaine) à travers les années, jusqu'en 1973 où il apparaitra pour la dernière fois dans le rôle du vampire pour The Satanic Rites of Dracula. Seulement, il ne fera pas que ça pour la Hammer, jouant par exemple dans La Momie, le personnage terrifiant de Raspoutine ou encore dans les adaptations de Sherlock Holmes où il retrouve Peter Cushing. D'ailleurs, dans ces adaptations des romans d'Arthur Conan Doyle, il va multiplier les personnages puisqu'il jouera tour à tour Sir Henry Baskerville, Mycroft Holmes, avant de jouer le détective lui-même. Multicartes.
Son contrat avec la Hammer n'étant pas exclusif, durant tout ce temps il tournera dans de nombreux autres films d'horreur. Ainsi, il sera le visage de Fu Manchu, un esprit criminel asiatique qui incarnait alors ce fameux mythe du Péril Jaune, dans de nombreux films. Il va interpréter un autre classique de la littérature fantastique en jouant le Dr. Jekyll et Mister Hyde dans I, Monster. Il est aussi intéressant de noter que le film préféré de l'acteur n'est pas l'un de ses films pour la Hammer mais The Wicker Man, sorti en 1973 et pour lequel il accepta de jouer gratuitement, où un inspecteur des plus citadins se rend sur une île isolée pour y découvrir une population aliénée qui se livre à une forme de néo-paganisme (c'est peu dire que son remake avec Nicolas Cage ne lui arrive pas à la cheville).
Nous vous avions déjà indiqué que Ian Fleming était le cousin de Christopher Lee. Celui-ci lui avait même proposé quand il fut question d'adapter ses romans James Bond sur grand écran de jouer le rôle de Dr. No dans le tout premier film. Mais le temps qu'il accepte, les producteurs avaient déjà offert le rôle à Joseph Wiseman. Il attendra plus de dix ans pour figurer dans une adaptation d'un roman de son cousin, en jouant le machiavélique et très classe Scaramanga dans L'Homme au Pistolet d'Or. Peu de temps après, John Carpenter proposera à Peter Cushing et Lee le rôle de Samuel Loomis dans son chef-d'œuvre Halloween. Les deux compères refusèrent cependant, ce que Lee déclarera plus tard être sa plus grande erreur.
La découverte d'Hollywood
En 1977, sur les conseils de son ami Peter Cushing et de Vincent Price, autre acteur anglais culte, il déménage à Hollywood qui représente selon eux l'avenir du cinéma. Son premier film américain sera Airport '77, qui sera un véritable désastre et un échec retentissant. Cela donnera le ton pour sa carrière américaine puisqu'il va enchaîner les mauvais choix de rôles, jouant des personnages qui sont des parodies de lui-même. En dehors de 1941, film de Steven Spielberg où il a un petit rôle, il enchaîne les déconvenues. Petit à petit, même s'il continue à tourner ça et là, il s'éloigne du cinéma qui semble ne lui proposer que des rôles convenus.
Jusqu'en 1998 où il interprète Muhammad Ali Jinnah dans le film éponyme de Jamil Dehlavi. Ce film sur le fondateur du Pakistan semble avoir rappeler au monde tout le talent de l'acteur (qui a alors 76 ans tout de même) et il va même le considérer comme sa meilleure performance. De nouveau bankable, il va être un temps considéré par Bryan Singer pour prendre le rôle de Magneto avant que celui-ci ne soit confié à Ian McKellen. Ce n'est que partie remise puisque Peter Jackson, grand admirateur de l'acteur, lui confie le rôle de Saroumane. Le comédien révèlera plus tard qu'il aurait voulu interpréter le personnage de Gandalf, encore une fois confié à McKellen, mais qu'il n'en avait plus la condition physique (ne pouvant notamment plus monter à cheval).
Presque au même moment, il obtient le rôle du Comte Dooku, devenant une icône geek en cumulant coup sur coup ces deux rôles. Sa filmographie impressionnante est redécouverte et il devient très vite une icône pour le fandom (et pour la Reine aussi, puisqu'il sera anobli en 2001). Surtout qu'un autre admirateur de sa carrière chez la Hammer va le contacter : Tim Burton. Après un petit rôle dans Sleepy Hollow, ils vont collaborer à de nombreuses reprises. Dans Les Noces Funèbres où il fait entendre sa voix caverneuse, puis dans Charlie et la Chocolaterie, Sweeney Todd et Alice aux Pays des Merveilles. La nouvelle génération de réalisateurs biberonnés à la pop culture et pour qui ses rôles dans Dracula ou les nombreux films d'horreur qu'il a pu faire sont trop heureux de voir qu'il tourne encore, et ainsi un autre réalisateur "geek" fera appel à lui, Guillermo del Toro ayant pensé à lui pour un rôle dans Hellboy II, qu'il devra cependant refuser.
Toujours sur la brèche
Jusqu'à la fin de sa vie, Christopher Lee continuera d'explorer de nouvelles formes d'expression artistique. Ainsi, en 2004, il rencontre Fabio Lione, le leader du groupe italien Rhapsody of Fire, qui va lui faire découvrir le metal symphonique (il était déjà tombé amoureux du metal en travaillant avec Manowar) et ils vont très régulièrement collaborer ensemble. Il va par la suite composer lui-même ses propres albums, adaptant notamment l'opéra Carmen à la façon metal. Puis, il sortira aussi son album d'heavy metal Charlemagne : The Omens of Death dont les arrangements sont réalisés par Richie Faulkner, du groupe Judas Priest. D'ailleurs, il faut noter que l'éclectisme du bonhomme touchait aussi les langues puisqu'il parlait couramment anglais, italien, français, espagnol, allemand, suédois, russe, grec et même yiddish. Respect.
Les dernières années de sa vie furent aussi bien remplies puisqu'il retrouva en 2011 la Hammer, pour le film The Resident où il donne la réplique à Hillary Swank et Jeffrey Dean Morgan. La même année, il jouera pour Martin Scorcese dans Hugo et retrouvera son rôle de Saroumane dans la trilogie du Hobbit. Enfin, il retrouvera une ultime fois Tim Burton, et un Johnny Depp qu'il appréciait grandement, en jouant dans Dark Shadows. Et si nous sommes infiniment triste de sa disparition, comme si une page de notre histoire collective venait de se tourner, on peut se dire qu'on en a pas encore fini avec lui puisqu'il sera le narrateur du jeu Deus Ex : Mankind Divided. Et puis, les légendes ne meurent jamais vraiment. Surtout pas celle-ci.