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Le Maître : David Bowie

Par Sullivan
12 janvier 2016
Le Maître : David Bowie

Déjà lourd de sens depuis 2015 et les évènements dramatiques au coeur de Paris, le 11 Janvier a définitivement convaincu les esclaves du temps que nous sommes qu'il était certes un esprit trop tôt oublié, mais aussi une journée charnière pour le déroulement de l'année à venir. Avec le départ précipité d'un David Bowie, qui aura livré son dernier monument vendredi dernier pour célébrer un 69ème et dernier anniversaire avec Blackstar, son 26ème album studio, c'est le monde entier qui pleure l'un de ses plus grands génies créatifs, icône intemporelle et transgénérationnelle, symbole d'une époque révolue, d'un flegme que l'on dit disparu et avatar même de l'avant-garde et du progrès social.

Et si tout le monde y va de son hommage autocentré à l'un des seuls artistes capable d'entretenir une relation personnelle avec des milliards de fans à distance - et ce depuis 50 ans de carrière sans que personne ne parvienne à l'expliquer au-delà du talent à priori infini d'un artiste qui se sera réinventé autant de fois qu'il aura abordé un projet, il nous était aujourd'hui incontournable de poser quelques mots sur l'implication colossale de David Bowie au sein des cultures de l'imaginaire, lui qui se disait récemment on-ne-peut-plus-fier que son fils (Duncan Jones - Moon, Source Code, Warcraft) gagne sa vie en racontant des histoires.
 
Des jeux vidéo aux comics en passant (évidemment) par le cinéma, la série TV et la littérature, David Bowie aura consacré l'ensemble de sa vie à tout essayer, à tout transcender, et aura partagé ses soirées avec les plus grands noms de chaque domaine auquel il se sera consacré. Passionné d'imaginaire, de Science-Fiction et de Fantasy, David Robert Jones de son état civil doit d'abord être perçu comme un héritier direct des plus grands créateurs Britanniques du XXème siècle, lui qui a souvent affirmé puiser son inspiration dans la littérature de l'imaginaire. 
 

Duncan Jones, dans les pieds de son papa ou d'Halloween Jack, au choix. 

Si brûlante soit mon envie de faire de ce papier un hommage personnel à un artiste que je n'aurai jamais eu la chance de voir face à moi de son vivant (laissez-nous Robert Plant et Jimmy Page quelques temps encore, il nous reste un peu de rattrapage à faire sur la longue liste des "vinyles à papa"), je suis persuadé que nous sommes autant à lire ce papier et à pleurer sa disparition que d'individus à posséder chacun une histoire profonde et infiniment personnelle avec l'œuvre de cet étrange Londonien élancé que je découvrais, enfant, les yeux écarquillés et presque apeuré, avant de réaliser des années plus tard qu'il était lui-même l'incarnation (à peine) terrestre d'un imaginaire que je pensais condamné à l'esprit. Et si vous pensez déjà connaître la carrière musicale de l'artiste sur le bout des doigts, en est-il de même en ce qui concerne l'une des très nombreuses vies de Bowie? 

Saviez-vous, par exemple, qu'il avait été intronisé en 2013 au sein du Science-Fiction & Fantasy Hall of Fame, la même année qu'un certain J.R.R Tolkien, ce qu'il considèrera aux débuts de son combat contre le cancer comme l'un des plus beaux prix de sa carrière ?
 
 
Déjà aussi créatif et irrévérencieux que permis dans ses clips qu'au tout début de sa carrière, où il profitera de ses cheveux longs pour monter un canular télévisé qui en dit long sur le jeune homme qu'il était, David Bowie explosera dans les années 60 avec sa musique sans jamais oublier son autre objectif : celui de jouer la comédie, au sens propre du terme. Ainsi, c'est dans un rôle taillé sur mesure qu'il fait ses débuts sur grand écran avec The Man Who Fell to Earth (L'Homme qui Venait d'Ailleurs chez nous), un film de Nicolas Roeg et de 1976 où il interprète un alien qui débarque sur Terre, dont il se resservira l'année suivante pour son album Low (enregistré au Nord-Ouest de Paris malgré son statut de premier opus de la trilogie berlinoise), dont la couverture reprendra presque trait pour trait l'affiche du film. Aussi versatile que lui, la carrière de Bowie au cinéma suivra consciencieusement ses centaines de changements musicaux, et l'amènera à être producteur, acteur, caméo délicieux (les nombreux fans de Zoolander s'en souviendront toute leur vie), mais aussi évidemment compositeur, pour un nombre de projets absolument colossal.
 

Toutefois, beaucoup d'entre-nous ont véritablement découvert le Bowie acteur grâce à Labyrinth, film de Fantasy culte de 1986 où il incarne Jareth le Roi Goblin, dont l'interprétation reste dans les mémoires collectives aux côtés de Willow, L'Histoire sans fin et des nombreuses créations jeunesses originales de l'époque. Et si l'on peut évidemment déjà tirer des conclusion du rapport qu'entretient Bowie à l'art dans sa globalité (lui qui se sera toujours déclaré fan du travail des autres et dont les collaborateurs disent qu'il était simplement obsédé par l'idée de mettre son talent au service de projets communs, dans une candeur méticuleuse propre à sa vision unique du travail), on ne peut évidemment pas passer à côté de son interprétation de Nikola Tesla pour Chris Nolan dans Le Prestige, lui qui trouve un rôle prédestiné, celui d'un génie visionnaire malheureusement condamné à un destin maudit, que l'acteur amène aux frontières du fantastique et du mystique, là aussi une autre marque de fabrique de l'ensemble de sa contribution artistique.
 
Conquérant et respectueux du travail des monstres sacrés contemporains, il campera aussi le rôle d'Andy Warhol (qu'il avait rencontré préalablement, avant que le peintre ne lui avoue qu'il déteste la chanson que Bowie avait écrite pour lui) dans Basquiat, un film où il croisera les routes des immenses Gary Oldman, Benicio Del Toro et Dennis Hopper. Pour la triste anecdote, il devait faire son retour au cinéma dans Guardians of the Galaxy Vol. 2, reconnaissant que le premier film de James Gunn utilise le magnifique Moonage Daydream au sein de sa très belle soundtrack. C'est Kevin Feige et le réalisateur lui-même qui avaient invité l'artiste à prendre part à cette suite, idée qu'aurait acceptée Bowie avant de nous quitter dramatiquement dimanche dernier.
 

 
Moins intéressé par la TV (qu'en serait-il aujourd'hui avec la révolution du média ?) que par le grand écran, il fera tout de même un détour par Twin Peaks, le chef d'œuvre qui le verra croiser la route de David Lynch, autre génie protéiforme dont on imagine la propension à tirer le meilleur (et le plus bizarre) de son extraterrestre britannique. On notera aussi l'image qui lui a été rendu dans Fringe, où David Robert Jones est un personnage clé d'une intrigue qui emprunte elle-même beaucoup aux héritiers de l'ère Bowie, histoire de boucler l'une des nombreuses boucles de la folle carrière de l'artiste. 
 
Aussi érudit et respecté que possible, David Bowie ne manquera pourtant pas d'expérimenter au sein des nouveaux terrains de jeux fabuleux de la culture, puisqu'à l'instar d'un Tom Hiddleston capable de justifier la viabilité de l'existence des films de Super-Héros sans pour autant mettre en danger son impeccable réputation et son talent sans bornes, il se tournera vers le jeu vidéo et vers une expérience unique en son genre à l'époque : le motion-capture. C'est pour les besoins du studio français Quantic Dream de David Cage qu'il deviendra un avatar fait de pixels pour les besoins de The Nomad Soul, petite révolution en son temps. Et comme s'il était un gamer attentif et accompli, il note déjà qu'il manque au jeu vidéo d'alors une couche de vie, d'émotions et d'interprétation. Précurseur par évidence, il demandera seulement aux équipes de développement de le faire paraître plus jeune, lui qui du haut de ses 52 ans refusait (avec humour) de voir ses rides portées à l'écran. Et si l'on avait le temps de développer son dernier personnage en date, Lazare, on y verrait déjà une portée psychanalytique pas piquée des hannetons, pour un artiste qui aura abordé sereinement et avec un dernier album sa propre mort, et dont l'alter-ego de Lazare nous aurait bien convaincu qu'il était finalement décent d'accorder l'immortalité à un seul d'entre nous, quitte à ce que ce soit ce prophète des arts, encore capable de donner tellement, et pourtant tristement fauché par le temps. 

Comment oublier, aussi, de mentionner Hideo Kojima et Metal Gear Solid, saga qui rend hommage plus que toute autre à l'idole absolue de son créateur, jusqu'à un degré de métaphysique presque irréel, à l'image notamment du rapport entretenu par Bowie à Orwell avec Diamond Dogs, album qui inspirera à la fois la création de Solid Snake, mais aussi le contexte et des centaines de jeux de références intellectuelles poussées au 6ème et dernier chapitre la saga, The Phantom Pain. Je vous en parlerais bien pendant des heures (vous retrouverez toutes ces preuves de génie par ici), mais la suite nous appelle déjà puisqu'une folle théorie que seule internet était capable de pondre nous raconte que ce n'est pas simplement Metal Gear Solid qui rend finement hommage à Bowie, mais toute l'industrie vidéo-ludique, à travers la création de dizaines de personnages, qui seraient chacun des avatars de l'un des mille visages du chanteur. C'est aussi génial que conspirationniste et hilarant, vous êtes prévenus.


 
Également passionné de BD (la légende veut même qu'il ait été un fidèle de Moebius, qui se ressemble s'assemble), il sera même à plusieurs reprises la muse de Neil Gaiman, qui se servira de son visage pour le personnage de Lucifer (la série parallèle à Sandman très mal adaptée à la TV, celle-là même), et ira même plus loin ensuite puisqu'il consacrera deux nouvelles au personnage du Thin White Duke (l'un des avatars culte de Bowie), qu'il souhaitait développer aux côtés d'un Yoshitaka Amano, qui nous laisse d'ores et déjà quelques illustrations à nous mettre sous la dent. Celle-ci devait présenter le duc et sa femme Iman (la seconde femme de Bowie dans la vraie vie) dans un New-York futuriste, l'artiste s'étant retiré dans la grande pomme pour la fin de sa vie. 

Mais Gaiman n'est pas le seul auteur britannique de renom à s'être intéressé à Bowie, puisque même le grognon Alan Moore fera de lui un personnage de Promethea, pour beaucoup son œuvre la plus riche quoique la plus complexe. Plus proche de nous (et plus loin des drôlissimes numéros de Rock & Roll Comics dont Bowie était la star très glam), Brian K. Vaughan a rendu un hommage vibrant à l'une des silhouettes les plus connues de Bowie, au travers du personnage de La Marque, dans Saga
 

De ses multiples incarnations au dernier coup de génie machiavélique du bijou Blackstar pour accompagner son départ, et après avoir été tour à tour Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Halloween Jack, The Thin White Duke et je passe quelques centaines d'alias, David Bowie nous laisse un peu plus seuls, fort d'un parcours impeccable, d'une fin de vie consacrée uniquement à la création et loin des projecteurs, d'une politesse rebelle impeccable, d'une finesse sans égal et d'une relation sans faille à l'imaginaire et à l'autre.

Avatar suprême de l'accomplissement par l'art et la création, meneur par l'exemple et vecteur de nombreux progrès sociaux, lui dont l'inamovible quiétude sera désormais éternelle nous laisse avec des milliers de souvenirs d'un artiste presque prophétique, en avance sur le temps, que ce soit le sien ou celui à venir.
Le Maître : David Bowie