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Édito #90 : quelles limites pour les résurrections numériques ?

Par Republ33k
23 janvier 2017
Édito #90 : quelles limites pour les résurrections numériques ?

Vous l'avez sans doute remarqué le mois dernier, la sortie du dernier Star Wars en date, Rogue One, a ravivé un débat qui dure depuis maintenant quelques années du côté d'Hollywood, celui des acteurs numérisés, qu'on utilise de plus en plus pour rajeunir un personnage, camoufler un accident ou compléter un film après la disparition de l'un de ses interprètes. Une question aussi effrayante que fascinante qui a pris une toute autre tournure suite à la disparition de Carrie Fisher, dont la résurrection numérique a depuis été fermement démentie par Lucasfilm. Le sujet reste néanmoins d'actualité et je voulais profiter de ce petit édito' pour plonger la tête la première dans les nombreuses questions technologiques, juridiques et bien sûr éthiques qu'il soulève.

Ce qui suit contient des spoilers sur Rogue One : A Star Wars Story

Revenons tout d'abord sur l'aspect légal des choses. Juridiquement parlant, rien n'interdit un studio ou un réalisateur d'utiliser l'image d'un interprète, qu'il soit décédé ou non, tant que les parties respectent le contrat qui les lie. D'ailleurs, les acteurs signent de plus en plus de clauses concernant cette question, notamment du côté des blockbusters, qui cherchent à se couvrir en cas d'accident ou de décès de l'une de leurs stars. Sans devenir monnaie courante, la modélisation numérique du visage de nos acteurs favoris se démocratise, mais tout ça est bien sûr encadré juridiquement. Seulement, dans le cas de figure d'un interprète disparu, le processus est un peu complexe.

 

Il dépend tout d'abord de la loi du pays où est né l'interprète en question, voire de la région où il ou elle est né. C'est notamment le cas aux Etats-Unis où ce qu'on appelle le postmortem right of publicity dépend des lois de chaque état, qui autorise des droits aux acteurs de 10 à 70 ans après leur mort. Dans le cas du Tennessee, la loi encadre même ce droit sans limite de temps suite à la disparition du légendaire Elvis Presley. Au contraire, au Royaume-Uni, pays concerné lorsqu'on s'intéresse à la résurrection du Grand Moff Tarkin, incarné par le britannique Peter Cushing, une loi sur ce genre de droits post-mortem n'existe même pas. Ce qui ne veut pas dire que ce vide juridique est utilisé à mauvais escient, pour autant.

En revanche, comme l'expliquait un spécialiste au micro de Vulture en décembre, l'absence de loi permet aux négociations d'aboutir très facilement. C'est aux deux parties d'avancer leurs intérêts, et si la compensation financière et l'utilisation de l'image d'un interprète semblent correctes, l'opération est parfaitement légale. Pour revenir au cas Peter Cushing, Disney a ainsi négocié avec Joyce Broughton, l'ancienne secrétaire de Cushing, qui représente encore aujourd'hui ses intérêts dans le monde de l'entertainment. Leur accord, dans les détails, reste inconnu à ce jour, mais Broughton s'est montée impressionnée comme troublée par le résultat, qui a tant fait couler d'encre ces dernières semaines. 

Il faut dire que la disparition de l'acteur, décédé en 1994 à l'âge de 81 ans, ajoute une toute autre dimension au sujet, qui devient une vraie question d'éthique. Le rajeunissement d'un interprète ou la modification de ces traits pour des raisons dira-t-on cosmétiques relève encore du business. Même l'utilisation de la technologie pour combler le décès soudain d'un acteur, comme ce fut le cas dans Furious 7 suite au décès de Paul Walker, par exemple, semble moins problématique, puisque c'est l'urgence qui motive l'acte, là où le cas de Cushing, disparu depuis plus de vingt ans, relève presque du caprice. En voulant mettre Tarkin sur le devant de la scène dans Rogue One, Lucasfilm se lance un challenge technologique certes, mais se montre surtout désireux d'assurer coûte que coûte la continuité de son univers. Il était pourtant très facile d'imaginer un Rogue One sans Tarkin. Ou un Rogue One avec un autre acteur dans le rôle d'ailleurs, ce qui aurait sans doute permis au film de lui offrir un temps d'écran plus grand encore.

Où se situe la limite ? Même en partant du fait que la résurrection numérique est autorisée par la loi et dans uns cas de figure où elle serait éthiquement acceptée par tous, on constate qu'il existe une vraies différences entre le remplacement d'un interprète suite à un décès soudain et sa résurrection des années après sa disparition. Pour faire simple, on pourrait estimer que le premier cas relève de l'assurance - le décès d'une star peut par exemple menacer le succès d'un film ou lui demander des corrections - quand le second est presque purement récréatif. Était-il donc nécessaire de ramener à la vie Peter Cushing pour faire apparaître Tarkin à l'écran ? 

Même en restant dans le cadre de Star Wars, la réponse n'est pas évidente. Prenons par exemple cas du prochain spin-off de la saga, dans lequel Han Solo sera incarné par Alden Ehrenreich, qui aux dernières nouvelles, ne sera pas "corrigé" par ordinateur pour ressembler à Harrison Ford. On me répondra que le film est sans doute plus éloigné d'Un Nouvel Espoir que ne l'était Rogue One. Mais je ne suis pas sûr que cette idée forme un bon argument. J'imagine que c'est plutôt la faisabilité qui fait toute la différence. Ainsi que l'avis d'Harrison Ford, qui peut encore faire valoir son opinion lui-même. Mais faisons un bond dans le futur : si la technologie était prête, et que Ford ne serait plus de ce monde, Lucasfilm agirait-il de la même manière ? Peut-être. Le cas de Carrie Fisher parle peut-être en la faveur du tact du studio, qui n'est pas prêt à toucher à l'image de sa trinité. C'est pourtant ce que Rogue One faisait en rajeunissant Leia, non ? Mais là encore, on peut imaginer que Lucasfilm aurait agi différemment si Carrie Fisher nous avait quittée plus tôt encore. Moralité, on ne sait donc toujours pas où poser la barrière : la seule piste de réponse se compose a priori d'un mélange de la popularité d'un personnage, de la notoriété de son acteur, et de l'ancienneté de sa disparition : Peter Cushing et Tarkin sont donc envisageables, mais pas Carrie Fisher et Leia.

Quand on voit le nombre de questions posées par le sujet des acteurs numérisés au sein de la seule galaxie Star Wars, on comprend que la question est plus épineuse encore qu'en apparence. Aujourd'hui, Lucasfilm et John Knoll, le pitcheur derrière Rogue One et pilier d'Industrial Light & Magic justifient leurs choix en référence au caractère pionnier de la saga. Depuis 1977, la création de George Lucas s'accompagne en effet d'avancées technologiques dingues. Mais toutes ne sont peut-être pas désirables, comme le montrait bien le film Le Congrès, d'Ari Folman. Dans ce film, Robin Wright incarne son propre rôle et devient ainsi la première actrice à vendre l'intégralité de ses droits à un studio, qui peut désormais utiliser son image à loisir, quitte à la salir. C'est d'ailleurs l'un des nombreux problèmes juridiques posés par la numérisation du visage de nos interprètes favoris, qu'ils soient décédés ou non : les studios pourraient utiliser la moindre faille pour faire plus d'argent : Vous refusez de tourner une suite après le bide du premier opus ? Pas grave, on a votre image en stock. Vous ne voulez pas tourner cette scène nue ? Pas de problème, nous avons déjà enregistré votre corps. Deux exemples parmi d'autres, qui sont plus réels qu'on pourrait le croire. Par exemple, James Franco était apparu dans le second opus rebooté de La Planète des Singes grâce à des images non-utilisées par le premier film, alors que l'acteur avait refusé de revenir à la franchise. 

On parle ici d'image supplémentaires, mais on peut imaginer que la numérisation amplifiera ce genre de problèmes. Mais revenons au Congrès. Dans ce film, le choix de Robin Wright a mené le monde à sa perte, puisque des années plus tard, la numérisation de sa propre personne a muté en une sorte de drogue informatique qui maquille notre monde et nos corps. Nous ne sommes plus que des avatars marchant dans un monde animé qui camoufle une planète Terre en ruine. L'idée est osée mais on comprend bien la dérive que dénonce le réalisateur en mettant en scène cet accélérationnisme. Dans un style beaucoup plus comique mais non moins pertinent, un épisode BoJack Horseman le voyait également revendre son image, pour finalement empocher un Oscar par l'intermédiaire d'une performance entièrement numérique. Deux exemples qui, chacun dans un ton bien particulier, pointent du doigt la folie qui pourrait se cacher derrière de pareilles avancées technologies. 

Mais malgré touts nos progrès, la question de la numérisation des interprètes est encore trop complexe pour paraître inaperçue, à la manière de la vallée de l'étrange qui nous fait parfois rejeter les mouvements ou l'attitude d'un personnage créé par ordinateur. Dans le cas de Tarkin, on pouvait par exemple noter les yeux du personnage, vides malgré les prouesses d'ILM et la performance de Guy Henry, l'acteur sous le masque numérique du personnage. Comme d'autres technologies de pointes popularisées par Star Wars avant elle, la numérisation d'acteurs, disparus ou non, sera peut-être rapidement nuancée par les simples demandes des spectateurs et des exigences qualitatives. Si on s'intéresse au fond vert au sens large, par exemple, on voit bien que son utilisation semble toujours plus contrôlée à Hollywood, après la folie du début des années 2000. Avec un peu de chance, notre question du jour sera donc auto-régulée à l'avenir. Il nous faut donc rester optimistes et vigilants, mais surtout, ne pas oublier que la question n'est pas nouvelle. D'autres l'avaient déjà soulevée, comme Robert Zemeckis, qui ramenait Humphrey Bogart à la vie le temps d'un épisode de Tales From the Crypt il y a des années de cela. Simplement, le fâcheux concours de circonstance entre l'audace de Rogue One et la disparition de Carrie Fisher semble rendre le sujet plus chaud encore. Mais puisque les acteurs seraient actuellement nombreux à se pencher sur sur ce thème, peut-être pouvons-nous justement profiter de ce triste contexte pour nous poser les bonnes questions.