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Entretien avec Jaouen Salaun autour de Asphalt Blues !

Par Aetherys
6 min 22 février 2023
Entretien avec Jaouen Salaun autour de Asphalt Blues !

Chez Syfantasy, on adore Les Humanoïdes Associés. Cette maison d’édition iconique de la bande dessinée, fondée en 1974 par Druillet, Moebius, Farkas et Dionnet, a accueilli divers artistes majeurs via des collaborations devenues iconiques, comme L’Incal ou La Caste des Méta-Barons… Et bien sûr, Métal Hurlant, la référence ultime de la bande dessinée de science-fiction ayant permis à de nombreux auteurs et dessinateurs de faire découvrir leur travail.

 

Nous avons donc désiré nous entretenir avec l'un de leurs auteurs/dessinateurs de longue date : Jaouen Salaün, auteur chez Casterman, Dargaud, Soleil... qui vient nous parler de sa carrière, et surtout d'une de ses dernières œuvres : Asphalt Blues, parue chez Les Humanoïdes Associés en 2021 ! 


L'histoire d'Asphalt Blues

 

Asphalt Blues est une bande dessinée qui nous parle de Nina et Mick, séparés depuis treize ans et ayant chacun refait leur vie avec quelqu'un d'autre. La toile de fond de cette romance abandonnée est celle d'un futur proche, 2032, où la technologie s'immerge dans notre quotidien… Mais la solitude, elle, n'a jamais été aussi présente à nos côtés.



Bonjour Jaouen, et merci du temps que tu nous accordes ! Récemment, tu nous livrais donc Asphalt Blues, une BD aux tonalités chaleureuses mais qui questionne pourtant la froideur de certaines relations, et l'abandon de l'amour. Pourtant, tu n'en reste pas là, puisque tu développes également un propos écologiste et anti-lobbying. Qu'est-ce qui t'a amené à faire ce choix de deux récits aussi différents ?

 

J.S : Bonjour à tous. L’histoire d’Asphalt Blues s’est faite en deux temps. Initialement, il était question de collaborer avec Jérôme Hamon. Nous avions tous deux envie de parler de la quarantaine, du couple. Des difficultés que l’on rencontre tous, de ces passages à vide dans l’amour. De ces moments où tout semble nous échapper. Dès la genèse j’affichais un désir de renouveau graphique. Je voulais prendre à contre pied tout ce que j’avais fait depuis mes débuts, sans parler de pied de nez, il s’agissait plutôt d’une autre facette de ma personne. Si Eternum ou Elecboy sont signés par Jaouen, je pense qu’Asphalt Blues est une œuvre de Salaün.

Avec Jérôme, nous n’avons pas trouvé de partition commune. Du moins après quelques pages d’essai et un synopsis succinct, nous avons abandonné l’idée de la collaboration, suite à un refus de Casterman chez qui je venais de terminer Eternum. A l’époque, Benoit Mouchard n’avait pas accordé d’intérêt au projet. Il lui reprochait une approche trop sentimentale, j’imagine, lui amputant son potentiel. De plus, il m'avait mis en garde contre cette approche narrative, trop illustrative. Au final c’est pourtant ce qui fait le sel de cet album. Mais les goûts et les couleurs comme on dit… Casterman est historiquement très ligne claire.

Finalement, je mets de côté ce projet, et j’attaque Elecboy. Mon gros morceau. 

Je termine le tome 1 en Janvier 2020, Dargaud décide de le mettre au frigo pour un an en programmant une sortie en Janvier 2021. J’enchaîne sur le tome 2, mais deux mois après nous nous retrouvons confinés. 

Je me retrouve à devoir gérer mes trois enfants, l’école à la maison… Je comprends vite que réaliser des pages d’Elecboy dans ces conditions va être compliqué. Je rebondis très vite et me remets sur mon projet sentimental mis de côté. 

Je m’attelle intuitivement à l’écriture d’Asphalt Blues. Au début, je ne m'appuie que sur un seul couple, celui de Nina et Mick. Mais je sens assez rapidement que c’est limité, il me faut d’autres protagonistes. Très vite je sens l’importance d’un background actuel, qui fait écho à l’écologisme, aux problèmes d’énergie, aux luttes des classes, au capitalisme fou.... Je décide que l’histoire se déroulera dans un futur proche, avec des enjeux assez actuels, mais cela me permettra de donner du crédit à cette approche graphique moderne, un peu avant-gardiste.

 

 

Je veux une histoire très simple, qui accompagne les personnages. L’histoire de fond c’est avant tout celle de Mick et Nina qui se croisent dans leurs vies, sans vraiment se trouver. Le propos anti-lobbying et anti-capitaliste est assez récurrent en science fiction.

J’écris donc une trame assez libre, séquence par séquence, en m’appuyant sur les personnages. Il se trouve qu’à cette époque les Humanoïdes Associés me contactent pour voir si j’ai quelque chose à leur proposer. Je joue mon va tout, persuadé que l’objet ne collera pas à leur identité. Surpris, ils acceptent le projet et j’attaque très vite les premières pages. Je me concentre durant tout le confinement à la réalisation de 80 pages. Je réalise les 120 restantes entre le tome 2 et 3 d’Elecboy.

 

On retrouve, dans tes aplats et ta façon de construire les environnements, une influence très cinématographique, qui rappelle le cinéma de Tony Scott (Man On Fire, Top Gun...). Y a-t-il véritablement une influence à aller chercher, et si oui, avais-tu des références en tête durant le processus créatif ? 


J.S : Oui j’ai clairement une approche cinématographique, presque photographique de l’image. C’est un mélange de mes références, de mes expériences professionnelles (story-boarder en pub pendant dix ans) et de ma culture visuelle. Comme références cinématographiques je citerai plutôt Kubrick, Lynch, Ridley Scott, Villeneuve, Michael Mann et Winding Refn. 

J’aime approcher une image par sa dimension poétique et scientifique. C’est à dire que j’aime décortiquer les effets optiques de la perception humaine, comprendre les jeux de réfractions, de flou, de contrastes de la réalité… Dans Asphalt Blues, je les synthétise pour en faire quelque chose de poétique. Mais toutes les couleurs ont un sens et ont une origine. J’observe le réel et en tire son essence.

 

Pendant qu'on parle cinéma, est-ce que tu aurais quelques films coups de cœur récents à partager avec nous ?

 

J.S : Honteusement je ne vais quasiment plus au cinéma depuis des années. Je ne regarde plus rien depuis un bon moment, même pas de séries. Créer des images demande des références, pour donner une impulsion. Mais plus que tout, il faut savoir cultiver son approche personnelle. Visionner les œuvres d’autres artistes est bénéfique lorsque l’on doute ou que l’on manque d’inspiration. Mais cela peut perturber aussi le processus créatif, en nous détournant de notre chemin. J’ai pris le parti de réaliser quelques œuvres (si elles en sont…) en me tenant à distance de tout ce qui est produit actuellement. De toute façon j’ai assez visionné d’images pour une vie. Je préfère explorer mes sentiments et ceux des autres. Fabriquer une image demande un savoir faire, mais elle permet avant tout de raconter ses émotions. Lorsque l’on trouve son rythme , sa cuisine, je trouve qu’il est intéressant de ne pas trop s’en détourner.

 

 

Pour revenir dans le domaine de la bande dessinée, ton trait épuré semble évoquer de multiples sources d’inspiration... Quel genre de dessinateurs ont inspiré ton parcours créatif ?

 

J.S. : Je ne parlerai pas de trait justement, puisque les dessins d’Asphalt Blues en sont exempts. Il y a une forme d’épure effectivement, car je décris par ces tâches une réalité simplifiée. Là aussi, comme pour le cinéma je n’ai pas une référence qui pourrait faire mouche. J’aime penser que le style arrive le jour où on est bloqué, comme si on butait sur l’outil en lui-même. On voit bien ce que d’autres artistes en tirent, mais lorsqu’on le prend en main il en sort quelque chose d’autre. On lutte pour sublimer une écriture naturelle mais on revient toujours aux fondamentaux. Le style c’est l’acceptation de sa limite.

Pour ma part j’utilise l’outil informatique comme une boîte de gouaches. Mais une boîte de gouaches, qui me permet de trouver mes couleurs très vîtes, sans faire mousser mon mélange, avec la peur de ne pas en préparer assez et de me retrouver avec des nuances non désirées dans ce qui devait être un aplat. De plus, la reproduction est parfaitement raccord avec ce que je souhaite.

Mais s' il fallait citer quelques artistes qui d’une manière ou d’une autre ont pu m’inspirer j’évoquerai certainement Syd Mead, Bastien Vivès, David Hockney, Edward Hopper, les frères Hanuka et Robert Valley.

 

 

Qu'est-ce qui t'a amené à vouloir écrire cette BD ? Le climat politique et écologique actuel ?

 

J.S : Oui aussi. 

Mais avant tout c’était une motivation plus personnelle, une revendication à l’amour irrationnel. Un manifeste sentimental, qui témoigne que l’amour n’est pas linéaire. Dans le fond je dois être assez romantique malgré moi, j’aime les histoires d’amour. Mais le réel nous met à l’épreuve, les forces nous tiraillent, nous tentent… Au même titre que l’univers est en expansion, je pense qu’il en est de même pour les êtres. En vieillissant on prend conscience du vide qui nous sépare des êtres que l’on aime, et il se dilate malgré nous.

 

Je ne m’intéresse pas vraiment à la politique. Mes connaissances se résument à ce que je peux entendre sur France Inter ou France Info le matin lorsque j’emmène mes enfants à l’école. Je constate avec les années que rien ne change, si ce n’est que le clivage social est de plus en plus évident. Je ne me suis jamais senti dans une classe sociale en particulier, je viens d’un milieu plutôt modeste, et j’ai aujourd’hui une vie de bourgeois.

Quel que soit mon choix politique, du moins dans ceux que l’on nous propose aujourd’hui, je devrais m’amputer d’une partie de moi-même. Alors je ne choisis pas et je reste à distance. J’ai bien sûr des idéaux, je pense comme tout le monde avoir des valeurs. Le climat écologique quant à lui m’intéresse beaucoup plus et m’angoisse depuis mon enfance. Dans Elecboy je développe l’après Asphalt Blues (les deux projets sont liés).

 

Le propos écologique de Asphalt Blues est d'autant plus vibrant qu'il est déjà d'actualité. Pour conclure cette interview, j'aimerais que l'on sorte un peu du cadre artistique pour s'élancer vers une réflexion vers l'avenir.

 

Penses-tu que nous puissions changer, ou allons-nous tout droit vers l'effondrement ?

 

J.S. : C’est très difficile pour moi de me prononcer. Car pour tout dire, mes quarante premières années de vie ont été consacrées à la prospection du futur. J’ai imaginé un peu tous les jours, que le monde allait s’effondrer. Lorsque j’imaginais ce futur à 20 ans, il avait une saveur. Il était loin et quelque part rendait mon réel plus acceptable. Mais j’étais persuadé que cela arriverait.

 

Aujourd’hui, le cauchemar a pris vie. Les jours s’égrainent et tout déraille. J’ai atteint il y a quelque temps le point haut de ma catharsis. J’ai décidé pour ma santé mentale, et pour le bien être de mes proches de ne plus visiter le futur. De ne plus me projeter. J’ai assez fait le yoyo entre mon passé et notre futur. J’ai besoin de vivre là tout de suite, et de croire que tout est possible. 

 

Même sauver la Terre et notre humanité avec.

 

Asphalt Blues est disponible chez Les Humanoides Associés, juste ici !

 

Si vous l'avez ratée, on a aussi une interview de Caza !

Ou bien... on publie bientôt notre première nouvelle sur SyFantasy ! Pour tout savoir sur ce projet, lisez notre article ici !