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Fiction Plumea Juillet 2023 : Ligne Silencieuse, de Midori-Chan

Par Aetherys
3 min 24 juillet 2023
Fiction Plumea Juillet 2023 : Ligne Silencieuse, de Midori-Chan

Présentation

Comme chaque mois, et dans le cadre du partenariat entre Syfantasy et le collectif d'auteurs Plumea, nous vous proposons de découvrir une nouvelle de SFFF écrite par l'une de leur jeune plume ! Nous espérons ainsi faire gagner en visibilité à ce genre d'initiative, et au passage vous proposer un bon moment de lecture ! Aujourd'hui, nous vous faisons découvrir Ligne Silencieuse, écrite par Midori-Chan !

 

Avant-propos de l'autrice

 

"Je réponds la majorité du temps au pseudo de Midori-chan (Mido pour les intimes), DragonAkila sur les réseaux. Je suis une jeune personne passionnée par l'écriture et la lecture, l'art en général. Je suis rêveuse et bornée, bricoleuse et parfois un peu poète.

Ce texte, Ligne Silencieuse, est un reflet de ce que beaucoup de gens vivent. Un personnage qui n'est pas capable de faire le deuil, qui culpabilise pour une chose dont il n'est pas fautif. Je n'avais pas d'intention particulière avec ce texte.

À vrai dire, avant de commencer à écrire, je ne savais même pas quel type d'histoire j'allais réaliser. Luc, Mathieu et Sandy se sont construits seuls, les uns grâce aux autres ; dévoués, fidèles et passionnés. Je voulais des personnages vrais, entiers. Des personnages qui, pour une fois, se laissaient emporter par leur remords et leurs souvenirs, plutôt que d'être dans le contrôle permanent. Pour moi, c'est Mathieu le véritable protagoniste de l'histoire. Du début à la fin, il est là, il soutient même s'il ne croit pas. C'est le genre d'ami qu'on aimerait tous avoir !"

Titre original : Ligne Silencieuse

 

Version PDF : selection-du-mois-juillet-ligne-silencieuse-midori-chan.pdf

 

Cette nouvelle est diffusée à titre gratuit. Elle ne peut en aucun cas être vendue.

Elle appartient à son auteur qui en laisse l’usage au site SyFantasy afin de la promouvoir et de la faire découvrir.

Cette nouvelle a été écrite et sélectionnée au sein du Collectif Plumea, une association loi 1901 d’entraide à l’écriture, librement accessible sur Discord via ce lien :  https://discord.gg/9pRzHActXC

 

Elle a été retenue par la rédaction de syfantasy.fr pour ces qualités scénaristiques et littéraires ainsi que pour son inventivité.

 

Nous vous souhaitons une belle découverte et une agréable lecture.

 

 

Ligne silencieuse

 

Trois sonneries résonnèrent. À l’autre bout du fil, le combiné émit un bruit de froissement si fort que la main aux ongles abîmés dû éloigner l’objet rectangulaire de son oreille gauche, offrant la même grimace dérangée que lorsqu’une fourchette crisse sur une assiette. 

 

Silence. 

 

Plusieurs secondes s’écoulèrent. Le visage à la grimace, auparavant fermé se décomposa. Quelqu’un avait répondu. Mais qui ?  

 

  • Je t’entends respirer. Qui es-tu ? demanda-t-il. 

 

Nouveau silence. 

 

  • Qui a décroché ? Qui es-tu ? Qui est en possession de ce portable ? 

 

Le visage et la main se mirent à trembler. Personne ne répondait, mais il y avait bien quelqu’un, de l’autre côté. Une goutte d’eau, frêle, s’arrêta sur la lèvre inférieure du visage crispé. Personne n’aurait dû répondre. Personne n’aurait pu répondre. Elle n’était pas là. Elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus. Et il avait son portable. Il l’avait si bien rangé, tellement bien caché que même lui ne le retrouvait parfois pas. Personne n’aurait pu avoir accès au petit engin électronique. Alors qui, quoi, comment et pourquoi ? Elle était partie depuis bien longtemps, maintenant. Et il était, lui aussi, partit, en quelque sorte. 

Un souffle, à l’autre bout du combiné, obligea le visage à se reprendre, à couper court au fil de ses pensées. 

 

  • Comment as-tu eu accès à ce téléphone ? Où es-tu ? Il m’appartient ! Dis-moi où tu te trouves, que je vienne le récupérer. 

  • À toi ? 

 

Le visage se stoppa dans son élan, il blêmit, et la main en fit autant, définitivement agrippée à l’objet rectangulaire.  C’était SA voix. Plus faible, plus grave, mais il l’aurait reconnu entre mille autres voix. C’était sa voix, à elle. 

 

  • Non.. non c’est impossible. Comment as-tu.. comment est-ce.. C’est impossible. C’est IMPOSSIBLE !! 

  • Que je sois en vie ? Que j’ai pu récupérer mon téléphone, ou que tu n’aies pas sauté ce jour-là, alors que tu m’avais promis ? 

 

Les tremblements de la main, les vertiges du visage et le choc de la situation eurent raison du vase posé non loin de là, sur une commode sombre, dans le petit appartement vide et fermé à toute intrusion lumineuse. 

 

  • Sandy, Sandy... C’est toi ? demanda le visage, en proie à une soudaine vague de panique.

  • Peut-être. 

 

La voix sembla se moquer. L’appel prit fin, sur cette révélation qui bouleversa la main et le visage. 

 

La main attrapa une clef, sur la commode où prônait le vase, peu auparavant. Sans se soucier des éclats de terre cuite sur le sol, la main, tremblante, ouvrit la porte de l’appartement. Sans veste, alors que la pluie entamait une angoissante sonate sur les carreaux du vieil immeuble, la main et le visage dévalèrent les étages un à un, sans jamais s’arrêter. La main, slalomant entre les couloirs sombres et froids du bâtiment, finit par frapper violemment à l’une des portes du rez-de-chaussée. La poignée tourna dans un désagréable grincement, tandis que le cliquetis d’un verrou qu’on ouvrait couina. 

 

  • Luc ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu as vu l’heure ? se plaignit un petit bout d’adulte, à l’air épuisé. 

  • Mathieu. Sandy. 

 

La porte s’ouvrit un peu plus grand. Le garçon répondant au nom de Mathieu se frotta les yeux et soupira. 

 

  • Tu recommences... Tu as rêvé d’elle ? Calme-toi, ce n’est qu’un cauchemar. 

  • NON ! 

 

Mathieu sursauta. Le visage du garçon au téléphone hurlait sa terreur et son désarroi. 

 

  • Entre, finit par dire le petit bout d’adulte. 

 

Luc ne se fit pas prier, il s’engouffra dans l’appartement, passa devant l’immense miroir mural de l’entrée et se jeta un coup d'œil. Il avait presque 30 ans, mais ses rides, ses cernes et ses cheveux gras lui en donnaient 40. Il transpirait, il était essoufflé. Ses mèches blondes, foncées par l’humidité de la sueur commençaient à se coller à ses tempes et sa nuque. Chaussettes dépareillées, claquettes bonnes à jeter, short qu’il portait depuis le début de la semaine et haut salit par les quelques joints qu’il avait dû remettre le matin-même, sur la tuyauterie de son évier. Il devait mesurer un bon mètre soixante-quinze, mais le poids de son anxiété faisait de lui un homme au dos courbé. Sous son t-shirt paraissait les conséquences des repas déséquilibrés qu’il enchaînait depuis plusieurs mois. 

 

Mathieu observa également son ami, déjà à moitié dans la cuisine, afin de préparer la cafetière au rythme effréné de boissons caféinées qu’elle allait devoir servir. Il avait pitié de son ami. Ses deux dernières années avaient fini par voler la raison de Luc, et son apparence. Contrairement à son ami, Mathieu était un petit bout d’homme d’environ un mètre 60. Il n’avait pas encore 25 ans, mais il semblait toujours très soigné et organisé. Étudiant en comptabilité, il vivait seul. 

 

  • Viens t’asseoir. 

 

Luc sortit de sa torpeur. D’un pas lent et lourd, il s’avachit dans le canapé, attrapant la tasse brûlante que lui tendait son ami. Il observa Mathieu. Le garçon avait beau se montrer plus mature que la majorité des personnes qu’il connaissait, il enfilait encore son éternel pyjama bleu aux motifs de manchots. La totalité de son petit corps, frêle et pâle, était rangé sous le tissu de la couleur des cieux d’été... Luc sourit faiblement. 

 

  • Raconte-moi. De quoi as-tu rêvé, cette fois ? demanda le petit bout d’homme en s’asseyant aux côtés de son ami. 

  • Je n’ai pas rêvé, Math’. Je n’ai pas rêvé. 

 

Mathieu haussa un sourcil curieux. 

 

  • Alors pourquoi as-tu mentionné Sandy ? 

  • Parce qu’elle m’a répondu. Enfin, je crois que c’est elle.

 

Les sourcils de prime abord relevés glissèrent soudainement, afin de s’aplatir au-dessus des yeux gris du garçon. 

 

  • Qu’est-ce que tu me racontes ? Elle ne peut pas t’avoir répondu, elle est morte. 

  • Je sais. 

 

Le comptable plissa les yeux. Son rationalisme le rattrapait toujours, et lui permettait de garder son calme, malgré toutes les situations de crises de son ami désemparé. 

 

  • Tu as dû rêver. C’est impossible ce que tu me racontes là. 

  • Putain, Math’, arrête de penser chiffres et écoute-moi, un peu ! Je te dis qu’elle a répondu, quand j’ai appelé son portable ! 

  • Tu as fait quoi ? Luc, tu as recommencé ! Tu m’avais promis d’arrêter de l’appeler ! Tu as son portable. Quand bien même elle aurait pu répondre, d’une façon ou d’une autre, elle n’aurait pas pu le faire avec son propre téléphone ! 

 

Luc posa violemment la tasse de café pleine sur la table. Le liquide noir vola en partit et alla s’étaler sur la petite table en verre, ainsi que sur les vêtements de l’homme perturbé. 

 

Le visage de Luc se crispa de frustration et d'incompréhension.

 

  • Math', je sais, ça paraît fou et insensé, mais tu dois me croire.

Mathieu se leva lentement du canapé et posa une main réconfortante sur l'épaule de son ami.

 

  • Oui, c’est insensé.. Il est tard. Retourne dormir, nous en parlerons demain, tu veux ?”

  • T’aie-je, ne serait-ce qu’une seule fois, menti ??? Il se passe un truc. Un truc que je ne peux pas expliquer, mais il y a bien quelque chose. Elle est morte, j’ai son portable, mais je te jure que j’ai entendu sa voix.

  •  

Mathieu regarda Luc, l’inquiétude et l’incompréhension creusèrent le peu de cernes qu’il possédait. Il savait qu'il ne pouvait pas retenir son ami, et surtout pas lui laisser croire qu’il était seul et abandonné. Luc et Mathieu, c’était tout ou rien. Il décida de lui offrir son soutien, même s'il ne comprenait pas tout à fait la situation, qu’il trouvait plus qu’étrange et folle.

 

  • D'accord, Luc. Si cela te tient à cœur, je serai là pour t'aider. Mais promets-moi de prendre soin de toi et de ne pas te laisser submerger par cette obsession. Nous trouverons des réponses ensemble.

 

Luc esquissa un faible sourire de gratitude. Il était soulagé de voir que Mathieu était prêt à l'épauler, même s'il ne comprenait pas entièrement ce qui se passait. Il savait qu'il devait rester concentré et rassembler toutes les informations disponibles pour percer le mystère de ces appels étranges.

 

Au cours des jours qui suivirent, la première chose qu’ils firent, ce fut de chercher le fameux téléphone. Pour cela, Luc attrapa les clefs de son garage rangées dans un tiroir à bazar, et Mathieu s’empara d’un tout petit trousseau qu’il gardait précieusement dans l’un des meubles fermés de son bureau. 

Ils prirent l'ascenseur le troisième jour, espérant que Sandy rappellerait avant qu’ils n’aillent plus loin dans leurs manigances, ou que Luc se calme, et se souvienne tout à coup que ce n’était qu’un mauvais rêve. Mathieu espérait encore que son ami se soit juste fourvoyé. Rationnel, le petit bout d’homme essayait tant bien que mal de trouver des réponses aux questions de son ami, ainsi qu’à l’étrange situation qui se présentait à eux. 

 

Le monte personne grinça à l’entrée des deux amis dans le petit habitacle. Il gronda, trembla, mais les amena tout de même au sous-sol, étage -2. Des garages s’étendaient autour d’eux, dans une ambiance tamisée, humide et pleine de toiles d’araignées. Ils connaissaient le chemin par cœur. Ce box d’un peu plus de dix mètres carrés, ils y avaient fait tellement de choses, tellement de bêtises. Il y avait tellement de joie, de rire et de bonheur imprégné dans les murs. Alors pourquoi n’y étaient-ils jamais retournés, depuis l’incident ? 

 

Ils avaient tous les deux la réponse, mais aucun ne la formulerait à voix haute. Il était fait pour trois, ce box, pas deux. Or, ils n’étaient plus qu’un duo. 

 

Ils n’échangèrent pas un seul regard. Luc souleva la porte en métal blanc. Elle grinça, et une petite araignée, dérangée, s’enfuit rapidement. Un courant d’air humide les agressa à plein nez. La faible lumière grésilla. Un étrange parfum fleuri se dégagea en même temps que l’air froid. Ils frissonnèrent à l’exact même instant. Luc déglutit et Mathieu soupira. Il fut d’ailleurs le premier à s’avancer dans la toute petite cellule. 

Une caisse en métal noir était posée à même le sol. Fermée par une barre en fer et un cadenas, elle n’avait pas pris un gramme de poussière. Cela étonna Mathieu, le garçon soigné. Luc ne se fit, quant à lui, même pas la réflexion. 

Le petit bout d’homme s’agenouilla devant le coffre. Le petit trousseau de clefs s’agita alors qu’il attrapait la bonne. 

La barre fut retirée dans un cliquetis métallique qui résonna dans la toute petite pièce. 



  • Il est là ! s’exclama Luc, faisant sursauter son ami. 

  • Et il est éteint, enchaîna Mathieu, sceptique. 

Ils échangèrent un regard déboussolé. 

  • Ne commence pas à douter de moi ! 

  • Je n’ai rien dit de tel ! Mais regarde... il est éteint, nous avions les clefs, et tout était fermé, soupira Mathieu en se redressant. 

  • S’il te plaît, Math’... 

  • D’accord, d’accord. 

 

Mathieu alluma le téléphone et le donna à Luc qui s’en empara vivement, la main tremblante. 



  • Peut-être que si... Que si je l’appelle...

  • Comment elle... 

Face au regard étranger de son ami, Mathieu ne lutta pas. Il se contenta d’acquiescer et de laisser Luc faire sonner le téléphone de la morte. 

Une sonnerie, puis deux, puis trois. Quelques secondes s’écoulèrent et le répondeur s’activa. 

Mathieu se retint de faire tout commentaire. 

Désemparés, ils retournèrent chez eux, rangeant le petit objet et fermant le tout à clef, comme à leur habitude. 

Plusieurs jours s’écoulèrent, durant lesquels Mathieu se concentrait sur son travail, tandis que Luc se prenait la tête, nuit et jour, à cauchemarder et réfléchir. Chaque soir, à l’heure du premier appel, il fit sonner le téléphone de Sandy. Elle ne répondit pas, jamais. 

Et puis, un soir, après plusieurs semaines de silence, alors qu’il allait appeler pour la énième fois, son portable vibra. En voyant le nom s'afficher, Luc qui sortait à peine de la douche se précipita pour décrocher. 



  • Alors, qu’est-ce qui est impossible ? 

  • Pardon ?! s’étrangla Luc, perdant tout contrôle de ses nerfs. 

  • Qu’est-ce qui est impossible ? répéta la voix. C’était ma question, la dernière fois. Je t’ai laissé du temps, tu as pu réfléchir, non ? 

  • Comment...?! Comment as-tu accès à ce numéro ? 

La main et le visage se mirent à trembler, une nouvelle fois. À l’autre bout du fil, la voix laissa échapper trois fortes respirations.

C’en fut trop pour Luc qui s’effondra en larmes, téléphone figé entre ses doigts blanchis par la crispation. 



  • J’ai cherché pendant des semaines, pour trouver des récits similaires. J’ai tout fait, tout un tas de recherches, je n’ai jamais dormi, je t’ai appelé depuis là-bas. Je t’ai téléphoné depuis ici, à toute heure. Je t’ai envoyé des messages. Jamais tu n’as répondu ! Pourquoi me fais-tu cela ?! Pourquoi ?!

  • Il y a… un endroit que tu n’as pas fait.. 

Ce fut la fin de la discussion. Luc blêmit de nouveau. Un frisson douloureux le parcouru. Il savait qu’il y avait un endroit qu’il n’avait pas fait. Mais il ne voulait pas le faire. 

 

Luc dévala une fois de plus les escaliers de l’immeuble mal isolé. Il fonça droit chez son ami, et frappa à sa porte. Mathieu sortit dans son éternel pyjama bleu. 



  • Luc, que se passe-t-il, tu recommences ?? 

  • Sors. 

  • Quoi ? Pourquoi ? 

  • SORS JE TE DIS ! 

Mathieu sursauta, mais ne posa pas plus de questions, perdu, épuisé. Il attrapa ses clefs et suivit le garçon au bas de l’immeuble. Il faisait sombre. La nuit était tout juste assez tiède pour qu’ils ne tremblent pas de froid. 



  • Où étais-tu, ce soir-là ? Demanda Luc, cash. 

  • Quoi ? 

  • T’es bouché ou quoi ?? 

  • Eh, calme-toi ! J’étais sous le lampadaire. 

  • Ok, pose-toi dessous. 

  • Pourquoi ? 

Le regard nerveux de Luc fut une réponse suffisante. Mathieu s’étouffa. 



  • Non, non, tu ne vas pas faire ça ?! 

  • Eh, mon pote, je ne suis pas suicidaire, déclara Luc avec un sourire fatigué. 

  • Ce n’est pas drôle. J’appelle les flics ! 

Math, non ! Attends. 

  • Que tu sautes ? 

  • Mais non ! Je ne compte pas sauter. J’essaie juste de reproduire le moment— d’avant. 

  • Pourquoi ? 

  • Pour lui parler. C’est la seule façon que je n’ai pas encore essayé pour la contacter. 

  • Tu es dingue, bon sang. 

 

Mais il laissa Luc retourner dans l’immeuble, en soupirant.



  • Fais attention à toi.. 

 

Mathieu sortit son portable, alors que Luc grimpait les escaliers quatre à quatre, afin de se rendre sur la terrasse de l’immeuble.
Là, tremblant, il prit son téléphone et appuya sur l’icône de ses appels récents. 

Une sonnerie, puis deux, puis trois. Le téléphone cessa de vibrer et la main aussi. 



  • Sandy, c’est toi ? 

De l’autre côté du téléphone, un bruit de froissement obligea la main à écarter le combiné du visage de Luc. C’était comme le crissement d’une fourchette sur une assiette. Le garçon grimaça et l’appel se termina. 

Pourtant, un frisson désagréable força tous les muscles de Luc à se tendre. Ses nerfs se raidirent. Là, sur le bord de la terrasse, une ombre. 

Debout proche du bas muret, elle attendait. Son parfum enveloppa Luc qui fit plusieurs pas, transporté. Il lâcha son portable qui s’écrasa sur le sol.



  • Sandy… 

Mais avant qu’il ait pu tendre la main vers la jeune femme, elle posa un pied sur le muret. Luc se stoppa net. Ses mèches se plaquèrent aussitôt contre ses tempes. Il murmura : 



  • Non.. Pas ça. Je ne veux pas le revivre. Reviens ! 

 

La jeune femme ne réagit pas. Son pied gauche se posa à son tour sur le muret. 



  • Sandy… 

 

Luc tendit la main vers elle, mais il ne saisit que le vent. Il sursauta et grimpa à son tour sur le rebord. 



  • Qu’est-ce qui est impossible, alors ? Le fait que je sois en vie, que tu n’aies pas sauté avec moi, ou que j’ai réussi à prendre contact avec toi ?

  • Je ne comprends pas. 

  • Mais si. Tu comprends très bien, mais tu culpabilises. 

  • Je culpabilise ? Pourquoi culpabiliserais-je ? 

  • Parce que tu as hésité à sauter. 

  • Quoi ?! Comment ça ?? 

La jeune femme se retourna sur le muret, avant de faire face à Luc. Son image se brouilla, tantôt vent, sitôt ombre. Une crinière blond platine, longue et ondulée, des mains pleines de bagues et de bracelets, un collier et des boucles d’oreilles assorties. Elle était belle. Elle était rayonnante. Luc ne put retenir un commentaire. 

  • Si douce... 

  • Tu m’as lâchement abandonnée ! 

 

Le garçon sursauta. Jamais elle n’avait osé lever la voix avec lui. Jamais en presque 10 ans de relation. La main de la jeune femme se posa sur l’épaule de l’homme. Ou plutôt, elle fondit sur Luc, s'enfonçant dans sa chair. Un frisson glacé parcourut le corps de l’homme et il sentit chacun de ses muscles se raidir. Le parfum de Sandy l’enveloppa. Il ferma les yeux, enroula ses bras autour de lui-même. 



  • Toi et moi, pour toujours. C’est ce que tu m’avais promis. Et ce jour-là, tu m’avais dit que tu me suivrais. 

 

Elle parlait, doucement. Luc fut incapable de répondre. La voix ne provenait plus de nulle part, elle était en lui, elle était lui. 



  • Oui, toi et moi, désormais, nous ne sommes plus qu’un. 

 

Il comprit aussitôt ce qu’il se passait. Mais il fut incapable de lutter. Son corps se mut seul, sans qu’il ne puisse plus en prendre le contrôle. 



  • Tu étais malade, Sandy. Tu étais malade. Je t’ai promis de t’accompagner, mais jamais je n’aurais pensé que..

  • TAIS-TOI ! Tu m’as abandonnée, et depuis, j'erre ici, sans moyen de prendre du repos ! Ce jour-là, en montant sur le toit, que crois-tu qu’il allait se passer ? Tu savais que je voulais en terminer, tu savais !

  • Pas ça ! Quand tu t’es approchée du bord, je pensais que tu voulais juste observer la vue ! 

 

Elle ricana, froide. 



  • Observer des immeubles et des câbles électriques à perte de vue ?! Non, tu savais très bien ce que j’allais faire. Mais surtout, tu savais que si je le faisais, tu ne serais pas inculpé, parce que ce serait mon choix, et tu te sentirais même soulagé de ne plus devoir supporter mes crises et mes caprices. Tu savais, et tu m’as suivie. 

 

Un souvenir flou remonta dans l’esprit du garçon. Un souvenir de la scène. Elle s'immisça malgré lui dans son esprit, devint plus nette. Ce soir-là, elle s’était approchée du bord, elle lui avait demandé s’il l’accompagnerait, si elle venait à mourir un jour. Et oui, perdu, décontenancé, et par amour, il avait vivement répondu “Oui”, avant d’attraper la main de Sandy. Elle était alors montée sur le muret, avait fait quelques pas, en équilibre, s’accrochant au bras de son amant. Et puis, elle lui avait fait face, elle lui avait souri, lui avait ordonné de grimper avec elle, pour être à sa hauteur. Et il s’était exécuté. La vision du meuble, bien plus loin, en bas, lui avait donné le tournis. Sandy l’avait surpris en lui embrassant la joue, étonnamment enjouée. Et puis elle avait basculé en arrière. Par réflexe, le garçon avait lâché sa main, et était tombé sur le toit. Ils avaient pris un chemin différent. Il ne s’était pas immédiatement rendu compte de ce qu’il venait de se passer. Il lui fallut une seconde pour s’apercevoir de l’horreur de la situation. Il s’était précipité sur le bord pour regarder Sandy chuter. Le moment lui avait paru si long. Mais ce qui l’avait particulièrement marqué, c’était le sourire crispé de la jeune femme qui s’était rendu compte qu’il ne la rejoignait pas. Ce soir-là, Mathieu était en bas, il avait vu la jeune femme atterrir à ses pieds, alors qu’il regardait ses messages, comme chaque soir avant de mettre les pieds dans l’immeuble. 

 

Luc voulut secouer la tête, supprimer ces morbides images de son esprit, mais il était hanté, possédé, manipulé par ce fantôme qui lui en voulait. Il se mit à pleurer. Entre chaque sanglot, difficilement, il essaya de se justifier.

— Sandy, c’était une erreur, une incompréhension, une terrible erreur ! Jamais je n’aurais voulu ta mort, et moi non plus, je ne voulais pas sauter. Je voulais qu’on s’en sorte ensemble. Je te le promets ! 

  • TU MENS ! Tu as éprouvé du soulagement, dans les semaines qui ont suivi. Je le sais, j’étais là. C’était moins de pression, pour toi. Tu ne m’aimais pas assez pour me suivre. 

  • Ne dis pas n’importe quoi. Je t’ai aimé, je t’aime et je t’aimerais. Toujours. Sors de mon corps, laisse-moi descendre, rejoins un endroit paisible ! 

  • Tu te voiles la face.





La voix de Sandy s’adoucit. Elle reprit son discours, posant un pied dans le vide. 



  • Tu as passé ces deux dernières années à survivre. Ton corps était là, mais pas ton esprit. Nous voulions une vie parfaite à deux. Tu t’es laissé aller, après mon départ. Nous fonctionnons à deux. Nous ne pouvons pas vivre séparément. Nous sommes un tout. C’est ça, l’amour. Là où je vais, tu viens. 

  • Sandy... Non, ne fais pas ça. 

 

Le pied dans le vide appuya sur l’air. Le corps bascula. Luc se senti pâlir. Il perçut une bribe des souvenirs de Sandy. Il se vit, accroupi sur le bord du toit, regardant le corps tomber, inexpressif. 

Luc, par un miraculeux mouvement, se retourna. Ses yeux désormais rivés sur le sol, et surtout, sur Mathieu, qui regardait la scène, horrifié. 

Le jeune homme ferma les yeux, et serra les poings. Mais il ne sentit rien. 

Il se risqua à ouvrir une paupière, puis la seconde. La lumière l’aveuglait, tout était flou. La seule chose qu’il perçut, c’était l’ombre, celle qu’il reconnaîtrait entre toutes, de son comptable d’ami.

— C’est marrant, je ne t’ai jamais vu avec cette expression. Toi qui es si serein habituellement. Que se passe-t-il, Math’...? 

 

Mais Mathieu ne répondit pas, trop occupé à essayer de secouer Luc. C’est là que le garçon se souvint. Mais au lieu de paniquer, il soupira, pour lui-même. 



  • C’est déjà trop tard, c’est ça... ? Je vois mon ami, mais lui pense que j’ai les yeux clos ? 

  • Je vais te révéler un secret, nouvel arrivant. 

Luc, non sans difficulté, comme s’il ne percevait plus son corps, sa force et les sensations, se redressa afin de chercher d’où provenait la voix. 



  • Sandy ? 

  • Non, pas cette fois. 

  • Qui êtes-vous ? 

  • Ton ultime choix. 

  • Un choix ? Je peux revenir à la vie ? 

 

Deux voix éclatèrent de rire. Sandy était là, quelques mètres plus loin. 



  • Je ne suis pas sûr que tu mérites cette option, dans tes choix. Non, disons plutôt que tu as la possibilité de partir avec ta bien-aimée, de rester à surveiller ton ami, ou de te réincarner. 

  • Me réincarner ?! Mais vous venez de dire que je ne pouvais pas revenir à la vie ? Et puis, vous êtes qui, vous ? 

  • La condition de la réincarnation, c’est que ton corps actuel sera enterré ou incinéré, et que tu renaîtras dans un autre corps. Le tien étant trop abîmé. De plus, tu n’auras pas accès à tes souvenirs. 

  • Ah... 

Sandy s’approcha. Elle attrapa le bras du garçon, cette fois, sans que son corps ne se fonde dans celui de Luc, tel un fantôme. 



  • Je t’ai attendu pendant deux ans. Viens avec moi !

    Le jeune homme se dégagea. Il en voulait à la jeune femme pour ce qu’elle venait de lui faire subir, par pur égoïsme. Il l’aimait, mais il refusait de passer sa vie avec celle qui venait de gâcher la sienne. 



  • Je reste pour veiller sur mon ami ! 



  • Très bon choix. Mais dans ce cas, je reprends la demoiselle. Son temps ici est écoulé, puisque j’ai exaucé son vœu.



  • Quel vœu ? 



  • Celui de vous attendre. 

Luc sursauta. Elle avait veillé pendant deux ans, sur eux, sans jamais se signaler ? Il s’apprêta à lui parler, mais il ne trouva nulle part la tignasse blonde. L’ombre à la voix reprit la parole.

— Désolé mon cher, déjà partie. C’est ton dernier mot ? 

Luc n’hésita pas plus longtemps. Il serra les poings et acquiesça.

— Jusqu’à la mort de qui souhaites-tu rester ici ? 

  • Mathieu Gabin, mon meilleur ami depuis toujours. 

L’ombre à la voix ricana, et avant que Luc n’ait pu mettre un visage sur cette étrange faucheuse, il fut projeté dans un hôpital, là où son comptable d’ami guettait les battements de cœur ralentissant sur la machine qui maintenant la main et le visage en vie. Luc ne put s'empêcher d’esquisser un rictus tristement amusé. 



  • Même dans ces conditions, tu gardes ton air impartial. Je dois être chanceux, de l’avoir aperçu, tout à l’heure. 

 

Et la machine émit un long signalement désagréable.