Lauréate du concours 2020 de Folio SF, Chris Vuklisevic nous a surpris avec son premier roman : Derniers jours d’un monde oublié. Dans ce one-shot, on explore une île oubliée du monde où l’eau potable est une denrée plus précieuse que l’or et où les naissances sont contrôlées afin d’éviter les malformations dues à la consanguinité. L’autrice nous a fait le plaisir de répondre à plusieurs de nos questions à propos de cette nouvelle pépite de la fantasy !
Comment est née l’idée de « Derniers jours d’un monde oublié » et de son île au cœur du monde ?
C'est un mélange de plusieurs univers, a priori très éloignés les uns des autres. L'île de Sheltel ressemble à un décor de western spaghetti, une esthétique que j'adore (j'ai même fait mon petit pèlerinage à Almeria, dans le sud de l'Espagne, pour voir les décors incroyables où tournait Sergio Leone). Il y a sur cette île une ville poussiéreuse, des tavernes qui ressemblent à des saloons, des tirs de revolver. Mais il y a aussi des montagnes rouges ourlées de pins où on entend les cigales, et où poussent la lavande et le mimosa... J'ai grandi en Provence, et ces paysages arides s'accordent très bien, je trouve, à ceux des westerns. En bref, j'ai mis Le Bon, la Brute et le Truand au milieu d'un océan qui ressemblerait à la Méditerranée 😊
Dans votre roman, on suit 3 personnages très importants : Erika la pirate, Arthur le milliardaire parvenu et La Main, celle qui contrôle les naissances. Lequel des 3 est-il votre préféré et pourquoi ?
Je ne peux pas dire que ce soit mon personnage préféré (je ne suis pas une mère indigne), mais l'un des trois me semble plus essentiel que les autres dans la narration, car il fait office de colonne vertébrale pour tout le roman : la Main, désignée aussi comme "La sorcière". C'est par son point de vue que le roman commence et (mini-spoiler) se termine. C'est aussi elle qui est apparue la première dans mon esprit, de manière très concrète, presque physique - sous une apparence que je ne peux pas révéler sans dévoiler un aspect majeur du roman, puisqu'il s'agit du secret qu'elle cache sous ses masques... Comme l'histoire se passe sur une île coupée du monde, j'ai imaginé ce personnage dédié à la régulation des naissances, des morts et des mariages. Pour survivre, il faut en effet éviter l'extinction, la surpopulation et la consanguinité. J'ai d'ailleurs fait quelques recherches sur l'Islande pour m'inspirer à ce sujet ; comme ils sont à peu près tous cousins, les Islandais ont développé une application mobile pour savoir, quand ils rencontrent quelqu'un, à quel degré de consanguinité il se situe.
Quel souvenir de lecture aimerez-vous que votre lecteur conserve de votre roman ?
Une terrible soif ! Le roman Dry, de Neal Shusterman, m'a profondément marquée ; il imagine un tap out (pénurie soudaine d'eau courante) aux Etats-Unis. On y suit une bande d'ados qui essaient de survivre dans le chaos qu'est devenue l'humanité en trois jours. Il y a des scènes terribles que je raconte à tout le monde depuis que je les ai lues, parce qu'elles sont très puissantes (par exemple, un mec qui coince une fille car il voit qu'elle transpire, ce qui signifie qu'elle a encore de l'eau en elle, et qui l'oblige à lui cracher dans la bouche. Voilà, de rien pour les cauchemars !).
La problématique du manque d'eau était déjà présente dans le premier jet de mon roman : le jour où les étrangers arrivent sur l'île, la sécheresse est déjà là, et elle va empirer. En lisant Dry, je me suis dit qu'il fallait absolument renforcer ce thème. D'abord, parce que c'est un intensificateur d'enjeux narratifs très efficace : la soif, c'est urgent, c'est physique, on peut la ressentir rien qu'en lisant. Ensuite, parce que ça peut donner des scènes d'une horreur inoubliable que je me suis délectée à écrire. Enfin, parce qu'au-delà de la problématique de survie qui permet d'introduire de la tension, c'est un excellent exemple de débilité collective. Si la sécheresse empire sur l'île, ce n'est pas parce que les pirates qui débarquent prennent l'eau. C'est parce que la population s'imagine qu'ils vont la prendre, en devient complètement folle (cf le PQ ou les pâtes lors du premier confinement), les dirigeants paniquent et rationnent, ce qui crée encore plus de panique côté population, certains s'approprient les stocks d'eau, d'autres meurent de soif... Nous n'avons encore jamais vécu de sécheresse réelle, mais ça ne saurait tarder. Et il est intéressant de voir comment ce genre de situation peut très vite produire une catastrophe auto-générée.
J’ai particulièrement apprécié vos notes sous forme d’articles de loi ou de journaux avant chaque chapitre, d’où vous est venue cette idée et pourquoi ces « petites notes » ?
De mon côté, j'ai adoré les écrire ! C'était un peu ma pause ou ma récompense au milieu d'un processus d'écriture parfois long et laborieux. L'idée me vient de Robin Hobb, une immense autrice qui fait partie de mon panthéon personnel. (Pour l'anecdote, j'ai eu la chance de l'interviewer en 2015, et depuis, je garde son message dans les favoris de ma boîte mail, pour voir notre bref échange chaque fois que j'ouvre ma boîte de réception.) Sa série L'Assassin royal est la première grande saga de fantasy adulte que j'aie lu, quand j'avais 16-17 ans, et elle m'a marquée de manière indélébile. Entre les chapitres, elle place des bribes d'archives qui racontent l'univers du récit. Parfois, ces morceaux choisis peuvent sembler éloignés du sujet, mais ils apportent toujours un éclairage et une profondeur extraordinaires aux événements. Ils donnent aussi une impression de monde infini, qui existe bien au-delà de ce qu'on en voit. J'ai repris cette idée car, en plus, elle avait l'avantage de montrer le fonctionnement de l'univers, de la magie, des systèmes politiques, sans devoir en passer par des paragraphes entiers d'explications lourdingues. Je me suis bien amusée à créer les factures, les publicités, les affiches, les récépissés de donations, les comptines... J'ai voulu varier au maximum les types de documents pour créer la surprise à chaque fois, donner des informations sur l'univers tout en offrant des clés de compréhension pour ce qui va se passer dans le chapitre suivant.
Vous êtes la Lauréate des 20 ans de Folio SF, qu’est-ce que ça fait de se faire publier par une si grosse maison pour son premier roman ?
Je m'étais vraiment préparée à suivre le parcours habituel du combattant, les envois aux maisons d'édition, les refus, et à me résigner pour finir par publier dans une maison que je n'aurais pas vraiment choisie, voire par oublier ce premier texte au fond de mon ordinateur. J'avais déjà établi, pendant l'été 2020, une liste des maisons à qui je voulais envoyer mon texte, car le gagnant du concours devait être contacté courant juillet et je n'avais pas eu de nouvelles. Donc, quand mon portable a sonné fin septembre pour m'annoncer que mon manuscrit avait été sélectionné, cela m'a sembléassez irréel pendant un long moment. D'autant plus que, en effet, j'ai le privilège d'être publiée dans cette immense maison qu'est Folio SF. De penser que mon roman va se retrouver dans le catalogue aux côtés d'Asimov, Damasio, Jaworski... ça fait un drôle d'effet. D'ailleurs, quand j'ai vu que j'étais sur la même page du communiqué de presse que Lionel Davoust et Manon Fargetton, j'avoue être devenue légèrement hystérique.
Quels sont vos futurs projets ? « Derniers jours… » aura-t-il une suite ou y aura-t-il un roman dans le même univers ?
J'écris trèèèès lentement, donc j'essaie de ne pas avoir trop de projets en même temps. Je viens de passer 3 mois à écrire une nouvelle de SF pour une anthologie (je ne sais pas si j'ai le droit de dire de quelle maison il s'agit, mais c'est la toute première fois qu'on me commande un texte, ce qui me rend heureuse au-delà de toute mesure !). J'ai également un premier jet de roman qui demande à être terminé et réécrit, quelque part dans ma Dropbox - plutôt du côté du réalisme magique cette fois. Il s'appelle pour l'instant Et je prépare moi-même le thé pour les fantômes, d'après un poème de l'auteur sud-américain Mario Quintana. Pour l'instant, je pense que je vais me concentrer sur ce projet-là. Aucune suite n'est prévue à Derniers jours d'un monde oublié. Si vraiment c'est un best-seller international et que je subis le harcèlement de la foule en délire, peut-être que je pourrai imaginer de développer un personnage en particulier, qui avait du potentiel et que j'ai à peine effleuré dans le roman : Kreed, la cruelle capitaine pirate au passé trouble.
Dernière question : Plutôt tortue ou coquillage ? (Deux symboles forts sur Sheltel)
Si on parle d'esthétique et de décoration, je détesterais vivre côté tortues ! Le palais des Natifs est constamment humide, froid, sombre, surchargé de bibelots poussiéreux et de carapaces de tortues dans tous les coins... Disons qu'il manquerait d'une cheminée et d'une bonne aération pour en faire un ersatz acceptable de Poudlard. En attendant qu'ils fassent appel à un architecte d'intérieur correct, je préfère m'installer dans le temple lumineux des Bénis, épuré avec ses coquillages et sa nacre. Même si, en réalité, il cache des coulisses pas très reluisantes...
Retrouvez notre avis sur « Derniers jours d’un monde oublié » ici !
Et sur le site de l’éditeur :http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-SF/Derniers-jours-d-un-monde-oublie