Critiques

Émergence 7 : un kaiju en Bretagne !

Par Raymond - Trebor
le temps qu'il faudra 28 février 2023
Émergence 7 : un kaiju en Bretagne !
On a aimé
Un roman entièrement illustré
Un page-turner poignant et haletant
C’est du jamais vu, jamais lu
On n'a pas aimé
Que cela finisse par se terminer

Émergence 7  est un de ces romans jeunesse que l’on lit par mégarde sans savoir qu’il nous suivra toute notre vie. C’est aussi l'un de ces romans jeunesses que l’on peut lire à tout âge, car il parle des enfants que nous étions aux (presque) adultes que nous sommes. C’est un roman inclassable auquel je vais tenter de rendre hommage.  

Ajourd'hui, chez Syfantasy, je vous parle de Émergence 7, écrit par Vincent Mondiot et illustré par Enora Saby, paru aux éditions Actes Sud jeunesse en 2022.

De quoi ça parle ?  

 

Je me souviens d’un fond bleu-vert qui devient une mer brumeuse et de la lumière d’un phare au loin. Des mouettes envahissent la page et survolent un bateau qui se dirige vers une île où brillent maintenant deux lumières. On voit le bateau, sa coque, son hublot. Des journaux envahissent la page. Les gros titres sont catastrophistes. Une île, morne et brumeuse sur la page de gauche, la même, enflammée sur la page de droite. Derrière le hublot, il y a un visage. Voici Léon. Un frisson m’a parcouru l’échine. Pour la première fois je venais de voir un dessin s’animer à mesure que je tournais les pages. Un roman qui prend vie et ne se repose qu’une fois fini.

 

Léon revient sur les traces de son passé, l’île bretonne où il coulait des jours paisibles et ennuyeux avec sa joyeuse bande d’amis. La tête pleine de questions : comment annoncer son déménagement prochain ? Comment dire « je t’aime » à la nouvelle venue, Alex ? Comment conclure la série de comics qu’il dessine avec Joachim, son meilleur ami ?

Autant de questions balayées d’un revers de la main par une vague qui déferle sur la côte, emportant avec elle les amis et l’enfance de Léon. Bientôt, sort de l’eau un immense kaiju et commence pour les survivants une course effrénée à travers leur île dévastée. Une course émaillée par le pèlerinage mémoriel qu’effectue Léon, narrateur devenu adulte, et les souvenirs innocents de l’époque d’avant.

À quoi ça ressemble ? 

 

C’est un roman entièrement illustré. « Pas une seule page n’est blanche », scande les auteurs ! Le texte se fond dans la page dessinée, épousant parfois les contours du décor, occupant parfois une page entière. C’est une œuvre collaborative, si le scénario appartient à Vincent Mondiot, le chara-design a été conçu par Enora Saby. Comme le texte a été écrit pour être illustré, il ne s’embarrasse pas de longues descriptions qui doubleraient ce que le dessin met déjà sous les yeux du lecteur.

Comme je l’évoquais en introduction, trois temporalités rythment le récit : le temps présent qui est celui du deuil et de l’âge adulte, le temps de l’action qui est celui de la catastrophe, le temps passé (au carré, pourrait-on dire, antérieur faut-il dire) qui est celui de l’insouciance heureuse. C’est l’un des aspects les plus intéressants du livre, car les auteurs ont créé un code couleur qui permet de se repérer facilement. La couleur, l’image, prend le pas sur la narration. D’une page à l’autre, l’ambiance peut changer radicalement avec une clarté évidente. Quand la page est vert-canard, on se sait au présent, rose ou flashy au passé², chaude, brûlante, au temps de l’action.

 

C’est un système narratif et visuel redoutablement efficace, inédit et, on le verra plus tard, porteur d’une charge émotionnelle très intense.

Pourquoi c’est si bien ? 

 

J’aurais trois éléments de réponses : car ça parle aux tripes, au cœur et aux yeux.  

Un roman d'aventure qui prend aux tripes...

Commençons par le plus simple, le plus évident à apprécier. Émergence 7 est une véritable aventure contemporaine (l’histoire se passe à notre époque) dans un univers apocalyptique familier. Qui n’a jamais rêvé de voir The Walking dead en France ? Émergence 7 nous le propose, les zombies en moins, la Bretagne en plus ! Au registre des autres influences que l’on retrouve avec plaisir : Pacific Ream (ou tout autre film de kaiju) et Stranger Things (ou une version très mature du Club des cinq)

Les ingrédients d’une histoire trépidante sont là : un gros monstre, un groupe soudé et des catastrophes à la chaîne. On ajoute à cela du mystère : d’où vient le kaiju ? pourquoi le gouvernement semblait-il préparé ? comment se sont passées les autres émergences de créatures dans le monde ? et on obtient un super page-turner qui se lit d’une traite.

...qui fait pleurer...

Le cœur, maintenant. Car si ce n’était que haletant ce serait déjà bien, mais en plus c’est déchirant. On rit, on trépigne, on pleure (minimum trois fois) et surtout on n’en ressort pas indemne. Les morts sont nombreuses, toutes marquantes, aussi gratuites qu’injustes et merveilleusement mises en scène. Un exemple, en particulier, révèle la façon dont l’articulation entre texte et image est vectrice de sens et d’émotion.  

Quand la vague frappe l’île, elle emporte tout ; en se retirant, elle laisse un premier cadavre derrière elle. Le corps est montré, noyé. On tourne la page et nous voici plongés dans une chambre d’enfant rose bonbon, un poster de BTS au mur. Le contraste est saisissant. L’apposition entre la violence du présent et la douceur du passé fait mouche. Comme je le disais précédemment, le dispositif narratif qui exploite le dessin et la couleur des pages est un vecteur d’émotion redoutable. Une page se tourne littéralement sur un monde pour en dévoiler un autre. D’abord pour s’extraire de la violence et rejoindre brusquement l’innocence, puis par la quitter avec la même rapidité. Si on m’avait dit un jour, que je pleurerais en voyant une poignée de Miel Pops, je ne l’aurais pas cru. 

...et qui régale les yeux.

Et enfin, le plaisir des yeux. Ce roman est beau. La composition est intelligente et les planches sublimes. L’image, avant les mots, nous conduit vers l’île où tout a basculé. Et les mots, parfois inutiles, s’effacent pour laisser le dessin raconter ce qui ne peut être dit. Juste, admirez !  

Une certaine vision de la (littérature) jeunesse 

 

Bien, on a ri, on a tremblé, on a pleuré. Passer un bon moment satisfait mes exigences de lecteur, Émergence 7 se paye le luxe de me faire passer, en plus, un moment fécond. Sans détour,Vincent Mondiot et Enora Saby s’attaquent à des thèmes complexes avec la force d’un kaiju

Une idée fausse consisterait à dire que cela dénote dans le paysage de la littérature jeunesse (à partir de 12 ans); non, ce secteur est un véritable vivier ne prenant pas son lecteur pour une buse, embrassant des enjeux sociaux, politiques, environnementaux. Émergence 7 n’échappe pas à cette dynamique. Ce qui étonne, en revanche, c’est le point de vue de ce livre : un adulte se souvenant de son enfance et ce qu’un tel regard rétrospectif implique. Je ne sais pas pour quel lectorat le livre a été conçu. L’adulte ? C’est-à-dire Léon adulte. Ou l’adolescent ? C’est-à-dire Léon gamin. Le dessin nous rapprocherait d’un public plus jeune, le ton vers un lectorat plus âgé. C’est une vraie question, presque plus éditoriale que critique. Pour un lecteur, une chose est sûre : il y trouvera son compte quel que soit son âge.

En effet, le dispositif de narration, avec ses trois temporalités, permet d’embrasser un large lectorat. Donc, “peu importe” la cible première, car le roman offre trois points d’entrée en fonction de si l’on est jeune ou moins jeune. C’est par ce dispositif que le sens émerge(nce 7). L’intelligence avec laquelle un auteur adulte crée des doubles de lui-même à différents âges de sa vie permet de déployer trois visions : une vision de l’enfance, une vision de la culture, une vision du deuil, de la résilience. Tout cela se complète, se recoupe, ne forme qu’un tout : une vision de la littérature jeunesse

L'enfance comme un refuge

Dans la temporalité du récit, l’enfance est révolue – comme elle l’est pour un adulte, comme elle ne l’est pas encore pour les autres – et perçue sous le signe de la nostalgie. À cet égard, la chambre d’enfant occupe un rôle fondamental dans l’histoire. Car si l’on voit beaucoup d’explosions, de sang et de monstres, on entre aussi dans beaucoup de chambres ! J’évoquais plus tôt un contraste saisissant : un drame précède toujours le dessin d’une chambre d’enfant. On imagine sans difficulté ce que la chambre représente pour les auteurs. Le lieu refuge par excellence, celui de la créativité. Celui des posters sur les murs. Par association d’idée, je pense à la chambre de Lou ! ou aux intérieurs réconfortants et alambiqués d’un Claude Ponti. Une cabane, en somme. Et ce n’est pas pour rien, je pense, que l’un des premiers teasers publiés sur les réseaux par les auteurs les représentait, tous deux, dessinés à la manière des protagonistes du roman, au travail, dans une chambre.

La culture pour survivre

Ces chambres fourmillent de détails où l’on reconnaît des références de pop-culture. Léon se trimballe avec L’Attaque des titans dans son sac et écrit des comics en citant les maîtres du genre. C’est un livre de geek, je crois qu’on peut le dire. Ce qui est frappant, c’est l’omniprésence de ces références dans le passé lointain, leur persistance dans le passé proche (celui de la catastrophe) et leur absence au présent. Comme si la culture ou plus généralement la création s’en était allée avec la jeunesse des personnages. À un moment tragique de leur périple, Joachim confie le soin à Léon d’achever le comics qu’ils écrivent ensemble s’il venait à disparaître. Au cœur même du chaos, l’aspiration à laisser une trace à destination du futur, de vivre à travers l’art, survit. Mais au présent, nulle trace d’une suite à ces comics. La créativité disparait en même temps que l’enfance. On voit ici un paradoxe. Intradiégétiquement, la création est associée à la joie, l’émulation, l’amitié, le partage. C’est aussi ce qui est à l’origine de ce roman extradiégétiquement. Mais dans ce même plan d’analyse, la douleur, le traumatisme, et autres joyeusetés sont les ressorts de l’action. On sait bien que les aventures de gens heureux ne font pas de bonnes histoires ; mais l’on pourrait aller plus loin : l’auteur donne des mots à des personnages qui n’en ont plus. Il les fait vivre, il leur donne ce dont ils sont privés.

Comme un attentat

La dimension rétrospective de l’ouvrage permet, enfin, de livrer une vision du deuil, de la résilience, de la reconstruction de soi. Peut-on dire qu’Emergence 7 est un roman déprimant ? Non, l’enthousiasme qui déborde du passé idéalisé et l’énergie qui se dégage du passé catastrophe confèrent du dynamisme au récit. Qu’en est-il du présent ? Les pérégrinations mémorielles de Léon devenu adulte témoignent plutôt d’une rancœur tenace que d’une dépression manifeste (même si elle est là, en filigrane). Un point qui souligne cela est le contraste entre l’effet de groupe et la solitude. Alors qu’un roman quelconque aurait présenté un groupe uni après la catastrophe, Emergence 7 propose une vision beaucoup plus crue, dure, juste ?, des relations humaines. Les personnages sont traumatisés et trouvent chacun des moyens différents pour se reconstruire : par le combat, le militantisme, le laisser-aller, la rancune. Le roman ne se fait pas sentencieux. Il n’a pas la prétention de dire comment gérer un deuil. Il montre seulement comme l’on peut faire. Et mettre de tels exemples entre les mains d’une jeunesse ayant vécu de loin ou de près des traumatismes (car avec ce kaiju, on n’est pas loin de la métaphore d’un attentat), c’est rudement bien.

Ces différentes visions donnent à Emergence 7 une valeur de manifeste, autant par son propos que par son existence même, celui d’une littérature jeunesse audacieuse et ambitieuse qui assume de frapper fort pour toucher juste.

Conclusion

 

Il y a quelque chose d’infiniment complet dans ce roman entièrement illustré. Rares sont les livres qui se permettent une telle liberté de thèmes, de tons et de sujets. Il assume pleinement d’être un roman jeunesse au trait parfois naïf, d’être un roman d’apprentissage, d’aventure et de survie. D’être au carrefour des genres, romans, mangas, BD. De se nourrir d’influences multiculturelles. D’être aussi drôle et palpitant que touchant. 

Je pourrais dire qu’il a le cul entre trop de chaises, j’assume mais corrige en disant qu’il a le fessier de la largeur d’un kaiju pour lequel l’adage « qui trop embrasse mal étreint » ne s’applique pas.  

 

Vous pouvez retrouver ce roman aux éditions Actes Sud jeunesse, ici, aux côtés des autres romans de Vincent Mondiot.  

 

Un immense merci aux éditions Actes Sud jeunesse de nous avoir permis d’utiliser les illustrations du roman. ©Actes Sud jeunesse

 

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