1.
| Romain D’Huissier et les Chroniques de l’Etrange : l’urban fantasy et le folklore asiatique
On combat le poison par le poison.
Auteur de jeu de rôle et passionné par l’Asie, et particulièrement la Chine, Romain d’Huissier s’est lancé avec les Chroniques de l’Etrange avec une trilogie feuilletonnante en plein cœur d’un Hong Kong surnaturel aux allures de Hellblazer.
Johnny Kwan est le Constantine français ! Le héros narrateur est un fat-si, un exorciste. Il est l’intermédiaire entre le monde du jour, rempli d’humains et le monde de la nuit où réside les créatures du folklore chinois. Il s’assure que la rencontre entre les démons et les fantômes de la nuit ne se fasse pas sans mal pour les Hong-Kongais. Evidemment, si les créatures ne se tiennent pas tranquilles, l’exorciste est prêt à les mater avec son sabre. Son personnage est parfois (souvent) désabusé par la vie et par l’Humanité, ce qui promet quelques lignes de dialogues savoureuses.
Romain d’Huissier a conçu ses romans comme un feuilleton composé de nouvelles qui se répondent et qui suivent un même fil rouge. L’occasion pour l’auteur d’explorer des recoins de Hong Kong extrêmement différents, nous faisant rencontrer des communautés étranges et inhumaines. Toutes les créatures de ce folklore ne sont pas des monstres assoiffés de sang. Elles appartiennent à des communautés qui possèdent leur propre règle et qui sont encore plus superstitieuses que celles des humains, car leur histoire est plurimillénaire. Et certaines essayent même de s’intégrer aux coutumes humaines, avec des membres tiraillés par la tradition et la modernité. On ressent la fibre rôliste de l’auteur avec ces factions si différentes les unes des autres et qui aspirent à des idéaux et à des objectifs souvent opposés.
Ce qui va démarrer comme une banale enquête au sujet de meurtres étranges va progressivement se muer en une menace d’une ampleur diabolique qui mêlera secte et rois-dragons, au milieu de scènes délirantes, comme l’engueulade entre une déesse et une pop-star… L’esprit chinois (et plus largement asiatique) imprègne chaque aspect du roman, infusant une ambiance qui est dépaysante et qui change des codes nord-américains de l’urban fantasy. On sent tout l’amour de l’Asie et le sens du détail de l’auteur qui veut nous plonger au cœur de la nuit illuminée par les néons hong-kongais.
Les Chroniques de l’Etrange sont dépaysantes à bien des égards et raviront les fans du continent asiatique avec son folklore et ses ambiances bien particulières.
2.
| L’Empire d’Ecumes d’Andréa Stewart : Une fantasy indonésienne entre YA et fantasy adulte
Une vie de plus. Ce n’était pas grand-chose, juste une vie minuscule face à toutes celles qui avaient été perdues, mais c’était déjà ça. Une vie, ça faisait une sacrée différence à celui ou celle qui la vivait.
Andréa Stewart signe avec le cycle de l’Empire d’Ecumes une série aux notes indonésiennes au cœur d’un empire à la magie étrange, qui tire sa puissance des os de ses sujets. Dans une ambiance asiatique, cette fantasy nous projette dans une archipel indonésienne fantasmée où l’on suit l’héritière d’un empire, un contrebandier et la fille d’un gouverneur dans un empire prêt à s’effondrer. L’héroïne principale cherche à maîtriser cette magie des os qui permet d’animer des corps reconstitués à partir de cadavres humains et animaux (miam miam).
C’est dans un contexte de rébellion et de déliquescence de l’empire qu’apparaissent 3 personnages extrêmement marquants.
Lin est l’héritière de l’empire, mais une maladie lui a fait oublier nombre de ses souvenirs et son père, l’empereur, tend à préférer son frère pour lui succéder. C’est un personnage en quête perpétuel de repères et elle incarne la vraie partie Young-Adult du roman. Jovis, quant à lui, s’il devait être résumé serait un Han Solo au grand cœur qui recherche sa femme disparue et qui gagne en renommée à chacun de ses coups d’éclats (bien souvent involontaires) et qui se fait accompagner d’une créature hybride très mignonne et très utile, Mephisolou. Enfin, Philue est la fille d’un gouverneur et est amoureuse d’une femme de condition plus modeste qui baigne dans les milieux rebelles. Le personnage de Philue est très important pour l’autrice et le lecteur car elle permet de parler de la condition paysanne et de l’avarice des puissants qui mine les petites gens, tout en confrontant le lecteur aux sans-éclats, ces fameux rebelles !
On s’attache rapidement aux personnages quand chacun parle tantôt à l’amoureux, à l’explorateur, l’enfant, l’adolescent qui est en nous. J’ai une préférence pour Jovis qui est plein d’humour et qui pourtant est profondément attristé du sort des citoyens de l’empire et est rongé par le désespoir de retrouver sa femme. Le style d’Andréa Stewart arrive à parfaitement retranscrire ses états d’âme, ce qui nous le rend d’autant plus attachant !
L’Empire d’écume est un très bon premier roman d’une autrice de Young-Adult qui possède un style mature et qui sait superposer des intrigues bien ficelées tout en nous dévoilant doucement son univers de fantasy asiatique très sombre.
3.
| La Guerre du pavot de Rebecca F. Kuang : la guerre sino-japonaise revisitée
La guerre ne décide pas de qui a raison. Elle décide de qui reste en vie.
Rebecca F. Kuang est une autrice américaine d’origine chinoise qui est très précoce, car c’est lors d’un voyage en Chine à ses 19 ans qu’elle commence à écrire La Guerre du Pavot qui est un récit fantasmé d’une guerre entre la Chine et le Japon.
La Guerre du Pavot suit la formation de la jeune Rin au sein de l’armée de l’empire de Nikara, qui se prépare à un nouveau conflit avec la petite île de Mugen. Rin est particulière : elle est douée de pouvoirs chamaniques, qui font d’elle une recrue de choix pour l’empire. La première partie du roman est dédiée à sa sortie de l’adolescente et à sa détermination à servir Nikara au sein d’académies prestigieuses (la méritocratie étant possible, mais bien souvent seulement aux enfants nobles). Par la force des choses et de sa volonté, elle arrive à intégrer une école, qui n’est pas sans rappeler Poudlard avec son système de maisons et de petits gosses de riche insupportables ! Puis, la guerre est déclarée. L’insouciance et la plume douce de l’autrice vont disparaître au profit d’un récit grim-dark et très dur.
La seconde partie de la Guerre du Pavot est donc dédiée à cette guerre mais aussi aux rebondissements du conflit et aux diverses trahisons qui vont toujours de pair avec la guerre et le jeu des alliances politiques. Et cette partie est également vouée à l’exploration de la magie de Rin, sous la supervision d’un vieux maître fantasque et étrange, Jiang, dont on se prend d’affection facilement (comme tous les vieux hommes fantasques en fantasy, Gandalf on te voit !)
En tirant la trame de son récit dans l’Histoire de Chine et notamment des conflits sino-japonais, l’autrice pose un décor extrêmement cohérent et très riche émotionnellement. En effet, certaines scènes rappellent les massacres et les exactions perpétrés pendant ces conflits. Et la plume de la jeune autrice nous prend aux tripes pendant ces moments remplis de haine et de noirceur. Le récit est extrêmement bien amené et la superposition des intrigues permet plusieurs approches de lecture en glanant ici et là des indices sur les rebondissements à venir !
Rebecca F. Kuang s’est renseignée sur l’art de la guerre de l’époque et toute la philosophie asiatique qui y fut associée, comme celle de Sunzi. En effet, elle met souvent en lumière des stratégies militaires et des tactiques qui font preuve d’un certain génie. Stratégies qui s’associent évidemment à la magie des dieux (fantasy oblige) pour des résultats spectaculaires ! Mais le personnage de Rin est très réfléchi et, bien que sanguine, elle cherche à discerner le sens derrière les messages des dieux et la philosophie militaire afin de se doter d’une certaine droiture et d’un code moral (qui sera fortement éprouvé par la guerre !).
L’autrice s’attache à dépeindre les divers personnages de la manière la plus réaliste et la moins manichéenne possible, ce qui a pour conséquence de nous faire apprécier les ennemis de Rin, aussi bien que ses amis. Elle développe tout au long de son récit la question de la haine de l’étranger et du désir de pouvoir des régnants et de pauvres, à qui on fait miroiter un avenir meilleur, ce qui permet de nuancer certains actes, tout en nous poussant à les comprendre !
La Guerre du Pavot est un excellent roman d’apprentissage et de guerre qui arrive à produire deux ambiances très marquées au cœur d’un seul et même roman, grâce à deux parties intéressantes sur la vie de son personnage principal.
4.
| Le Jeu de la Trame de Sylviane Corgiat & Bruno Lecigne : des salauds en Asie
Comme un œuf blanc et lisse, le monde ne cesse de se briser en mille morceaux car le fait même qu'il soit un œuf contient la promesse de son fendillement.
Sylviane Corgiat est une autrice renommée en jeunesse et Bruno Lecigne est à l’origine du hors-série des Méta-Barons sur la maison des Ancêtres, et ils se sont tous les deux associés pour écrire le Jeu de la Trame, un récit dur et réservé à un public averti aux inspirations chinoises, japonaises et mongoles.
Keido vient de perdre sa sœur Kirike et est prêt à tout pour la ressusciter. Et pour ce faire, il a besoin du jeu de la Trame. Il y a longtemps, un empereur mythique a fait bâtir une immense Muraille de Pierre pour séparer les terres humaines des Terres de Cendre, proche de l’enfer, et où vivent des créatures terrifiantes. Cette muraille tient grâce aux cartes qui constituent le jeu de 39 du Jeu de la Trame pour autant de portes de la Muraille de Pierre. Chaque carte fut autrefois confiée à un vassal de confiance mais les guerres de pouvoir ont fait perdre la trace de certaines d’entre elles et le peuple les a oubliées. Sauf que celui qui arriverait à réunir les 39 cartes serait doté de la toute-puissance. Et c’est ce pouvoir que Keido recherche absolument !
L’écriture à quatre mains est très satisfaisante et très fluide, ce qui porte un récit très rythmé par la quête de Keido. La force d’évocation des deux plumes réunies sert les descriptions de cet Asie fantasmé, tout en prenant aux tripes les scènes de violence extrême très rapides. L’univers emprunte les costumes et les règles de la Chine et du Japon anciens, tandis que les actions et la guerre se rapprochent de la culture mongole pour un voyage dépaysant ! Les rôlistes de la Légende des Cinq Anneaux ne seront pas en reste avec ce cycle !
Le gros point fort du cycle du Jeu de la Trame consiste en la noirceur de ses personnages. Aucun d’entre eux ne peut être considéré comme un « héros » ou un « gentil ». En effet, Keido est prêt à toutes les mesquineries et les machinations pour ressusciter sa sœur, qui n’est pas meilleure que lui. Il est narcissique, égoïste, menteur, pervers et cruel, ce qui en fait un personnage qu’on adore détester !
Le Jeu de la Trame est un cycle de dark-fantasy aux touches asiatiques extrêmement dépaysant ! L’écriture à quatre mains sert un récit dur, philosophique et parfois très poétique !
5.
| Les Chevaux Célestes de Guy Gavriel Kay : le meilleur auteur de fantasy historique
De petits royaumes combattants hier, des hommes et des femmes ambitieux se jalousant à la cour impériale aujourd'hui. […] Tous luttaient pour une place éminente autour de l'empereur, qui était le soleil.
On ne présente plus le plus grand auteur de fantasy historique des vingt dernières années. Guy Gavriel Kay a écumé tous les continents et leur histoire pour nous proposer des récits de fantasy dotés d’un réalisme poussé à l’extrême : Reconquiesta espagnole, chute de l’empire byzantin, presque tout a été décrit par sa plume. Et c’est avec Les Chevaux Célestes qu’il s’est attelé à la Chine ancienne et la dynastie des Tang du VIIème siècle.
Shen Tai est le fils cadet du général Shen Gao et l’impératrice le remercie pour sa piété en lui offrant un cadeau hors-norme qui attisera les convoitises de tous les seigneurs de l’empire. En effet, il désira mener le deuil de son père en commémorant le décès des 100 000 soldats morts sans sépulture au bord du lac Kuala Noir. La souveraine décida alors de le remercier en lui offrant 250 chevaux sardiens, des chevaux si précieux qu’un seul vaut une fortune ! Commence alors un jeu politique dans lequel le jeune garçon sera balloté par les événements.
Le dépaysement est garanti par la plume de Guy Gavriel Kay qui s’est documenté au point de faire rejaillir une civilisation entière et parfois oubliée. Au réalisme, il mêlera quelques éléments surnaturels comme les fantômes de l’armée au bord du lac Kuala ou encore les femmes-renardes du folklore chinois. A cela s’ajouteront les chamans et leur magie spirituelle tout droit venus des steppes mongoles. L’auteur nous impose un jeu de piste ludique où on n’aura de cesse de chercher quel nom appartient à notre monde, comme les guerriers kanlins, inspirés des monastères Shaolin !
L’intrigue n’a rien à voir avec la dark fantasy ou les combats sordides, qui ont forgé la fantasy de nos jours. Non, ici, la politique et les intrigues ont toute leur place. C’est le style qui impose le rythme et non les combats. Guy Gavriel Kay brosse une magnifique ambiance du début à la fin et met en lumière les crises à la cour d’un empereur chinois à l’Antiquité. Comme à chaque fois avec l’auteur, les factions s’entremêlent et s’opposent sans manichéisme. Chaque personnage présente une palette d’émotions et d’intérêts qui alimente un récit extrêmement dense dans une époque troublée (l’empereur en fin de vie s’opposant à l’armée, l’administration et à une concubine). Il faut tenir compte du rang de chacun, du rôle de chacun, peser ses mots et ses moindres gestes. Chaque faux-pas peut être mortel !
La guerre n’est pas décrite. L’auteur préfère les coulisses et l’issue incertaine de batailles sur lesquels les courtisans n’ont aucune prise. Cette pudeur face à la violence n’est pas coutumière de l’œuvre de l’auteur et montre bien qu’ici c’est la politique qui prime et les machinations de ses personnages pour se frayer un chemin vers le pouvoir.
Les Chevaux Célestes est une belle excursion au cœur de la Chine ancienne, grâce à la plume poétique et rythmée d’un auteur qui n’a plus rien à prouver !