1.
| Le Cyberpunk
En 1984, Gardner R. Dozois, auteur de science-fiction et rédacteur en chef du magazine Asimov's Science Fiction, utilise pour la première fois le terme cyberpunk pour définir le dernier roman de William Gibson. Celui-ci vient en effet de sortir Le Neuromancien, qui est largement admis comme la pierre angulaire de ce mouvement littéraire. On va retrouver dans celui-ci toutes les caractéristiques d'un genre qui va s'opposer à la SF classique.
Le genre lui-même nait d'une observation sur les années 80 qui voient l'explosion de l'informatique et de la robotique, avec une démocratisation de celles-ci. Il va surtout avoir une vision prémonitoire cruciale, puisque Gibson va avoir la prémonition de l'apparition d'internet et de son importance essentielle sur la société. S'il fantasme ce qui peut être considéré comme la plus grande invention de ces dernières années comme une forme de réalité virtuelle sur laquelle il reviendra plus tard, il est remarquable de voir qu'il avait déjà su en saisir les enjeux, sur la dualité liberté/contrôle qui est au cœur même de cette technologie.
Le Cyberpunk est par essence dystopique, il s'oppose à la SF des années 40 et 50 en cela qu'il considère l'avenir sous un jour pessimiste. Pour les auteurs de ce mouvement, outre Gibson on peut aussi citer Bruce Sterling, Lewis Shiner ou Pat Cadigan, le futur est irrémédiablement dirigé vers une Apocalypse certaine. D'où le terme punk, puisqu'il emprunte à la philosophie des Sex Pistols sa logique de "No Future", la conviction de n'avoir aucune chance d'avoir un monde meilleur plus tard.
Politiquement, le genre est fortement anarchiste. Pas dans le sens où ils appellent au Grand Soir pour mettre à terre tous les Puissants. Ils considèrent plutôt que la politique ne sert plus à rien, qu'en dépit des croyances du peuple, le pouvoir s'est déplacé des mains des gouvernants à celles des multinationales qui contrôlent dans l'ombre des démocrates fantoches, qui ne sont désormais qu'un des multiples organes de contrôle mis en place par une société moderne qui a fait de la gestion humaine sa priorité. Le cyberpunk nait de l'horreur de ses auteurs devant la réification de l'être humain.
Cette objectivation de l'être humain passe par le contrôle de ses affects pour le transformer en consommateur aussi aveugle que manipulable, mais aussi par l'altération même du corps avec une prégnance de la technologie sur le biologique. Ainsi, le cyberpunk se définit par la présence importante des augmentations technologiques, par des prothèses qui remplacent une chair faible et l'utilisation répétée des nanomachines. Surtout, au-delà de l'emprise de la technologie sur l'être humain, le genre va pressentir plusieurs éléments : la pollution et la surpopulation qui détruisent la Terre peu à peu, le clivage social et économique qui va en s'empirant et le pouvoir que s'agglomère entre les mains de quelques puissants. C'est en ça que ces œuvres furent considérées comme ambassadrice d'un nihilisme antisocial et apolitique.
Ce genre fut souvent taxé de paranoïa, présentant souvent des mondes où la véritable Histoire a été masquée par une chronologie officielle ou un univers virtuel qui devient la nouvelle norme, cachant la réalité (ce sera la thèse d'un film cyberpunk culte : The Matrix). Surtout qu'il va descendre en flèche le modèle du héros, présentant des marginaux, souvent des hackers (rien à voir avec Chris Hemsworth) qui s'opposent aux mégacorporations. Pour autant, ils gagnent peu, le cyberpunk mettant l'emphase sur l'insignifiance de l'être humain contre ces conglomérats surpuissants.
Prenant ses racines idéologiques autant dans le roman précurseur Frankenstein ou le Prométhée Moderne de Mary Shelley que dans les écrits visionnaires de Philip K. Dick, ce genre se développa essentiellement en littérature. Quand il fut récupéré par Hollywood, lors de l'adaptation de la nouvelle Johnny Mnemonic écrite par Gibson en 1995, ces auteurs punks annoncèrent la mort du mouvement, expliquant que la récupération corporatiste était aussi inévitables que fatale. Pourtant le cinéma a lui aussi développé le genre, de façon moins radicale certes mais qui aura le mérite de popularisé le message du cyberpunk.
En ce sens, Blade Runner de Ridley Scott fut un précurseur puisqu'il adapta dès 1982 le père spirituel du mouvement, Philip K. Dick, en amplifiant les aspects cyberpunks du roman. Le plus grand cinéaste cyberpunk restera sans doute Paul Verhoeven qui jouera très bien avec les codes du genre dans RoboCop (où il aura quand même la prémonition du futur dystopique et pourtant bien actuel de Détroit) et dans Total Recall (une adaptation de Philip K. Dick encore).
Là où le genre se développera sans doute le plus, comme un retour à l'envoyeur puisque ce pays influença en premier lieu William Gibson, ce sera au Japon. Avec des œuvres aussi essentielles qu'Akira, Ghost in the Shell, Appleseed ou Blame!, le Pays du Soleil Levant, comprenant peut-être mieux que personne ce que la technoreligion qui se développe de nos jours nous éloignent d'une spiritualité aussi essentielle que dénigrée.
Le cyberpunk n'est pas réellement mort, comme l'ont annoncé ses créateurs, mais il a dû évoluer avec l'avancement technologique. On trouve chez Neill Blomkamp des thèmes qui ne sont pas sans rappeler ceux de Paul Verhoeven, on peut aussi noter en jeu vidéo la licence Deus Ex qui s'est fendu d'un très bon et très intelligent dernier opus. L'avenir du cyberpunk s'inscrit surtout dans les nombreux dérivés qu'il a engendré et dans une esthétique désormais très répandue.
2.
| Le Steampunk
Tout comme le cyberpunk possède son Pape en la personne de William Gibson, le steampunk a en K.W. Jeter une figure tutélaire. Ce dernier est étudiant en Californie dans les années 70 quand il va rencontrer Philip K. Dick et se lier d'amitié avec lui. Il servira même de modèle au célèbre écrivain quand il créera Kevin, le héros de Valis. Jeter va se faire connaitre quand il publiera l'un des romans-phares du cyberpunk : Dr Adder. Dans ce roman, nous découvrons des Etats-Unis qui ont été partagées entre plusieurs méga-corporations qui réinstallent un système féodal (ce qui sert d'inspiration à l'univers créé par Greg Rucka dans Lazarus). Pendant qu'elles se précipitent dans une course effrénée à la technologie, on suit le quotidien d'un chirurgien-plastique qui modifie les organes sexuels de ses patients, se pliant à toutes les demandes, même les plus inhabituelles.
Cet auteur qui écrira quatre suites à Blade Runner, où il cherche à concilier les différences entre le film de Ridley Scott et le roman de son mentor, avait auparavant écrit une nouvelle qui faisait suite à La Machine à Explorer le Temps de H.G. Wells. Celle-ci lui servira d'inspiration quand il inventera presque comme une blague le steampunk dans son roman Machines Infernales. Cet amoureux de Jules Verne et de l'auteur de La Guerre des Mondes y imagine une uchronie où la vapeur est la base de la technologie qui est pourtant aussi avancée que la nôtre.
Lui et ses amis rencontrés sur les bancs de la fac, Tim Powers et James Blaylock, jetèrent les bases d'un genre inspiré par le cyberpunk dans la démarche intellectuel. Convaincu des même dérives technocratiques de la société, ils voulurent déplacer le débat dans le contexte qui favorisa ce paradigme : la révolution industrielle. En forme de validation intellectuelle, William Gibson s'adonna au genre avec La Machine à Différences. Le steampunk était lancé et parmi ses auteurs les plus emblématiques, citons Brian Stableford avec sa Trilogie du Loup-Garou de Londres et Christopher Priest avec Le Prestige qui inspira le film éponyme de Christopher Nolan.
L'esthétisme de cet univers victorien couplé d'un humour bien plus prononcé que le morne cyberpunk fit qu'il se développa rapidement (il n'est apparu qu'à la fin des années 80) dans le monde. Il s'empara notamment très vite du monde du jeu de rôle qui aida à développer un univers visuel qui parvint jusqu'aux yeux du cinéma, où l'un de ses plus fervents défenseurs est le Français Jean-Pierre Jeunet, avec des films comme Delicatessen ou La Cité des Enfants Perdus.
Le Japon encore une fois s'emparera bien vite de cet univers, avec Hayao Miyazaki notamment qui semble amoureux transi des tuyaux en tous genres, n'hésitant pas à en user encore et encore dans Le Château dans le Ciel ou Le Voyage de Chihiro. Encore une fois, Katsuhiro Otomo se retrouva dans ce genre critique envers la technologie et en usa dans (la relecture de) Metropolis qu'il scénarise et surtout Steamboy, où l'on suit un jeune garçon qui se voit remettre la source ultime d'énergie dans un monde où l'on croise zeppelins gigantesques et trains démesurés.
Il faut noter que le genre puisant son esthétisme à la fin du 18ème siècle, il en aspira non seulement les codes visuels mais aussi les personnages. Il n'est ainsi pas rare de croiser des figures littéraires majeures comme Dracula, Sherlock Holmes, Frankenstein ou Jack l'Eventreur. D'ailleurs, la tendance veut souvent qu'ils se rencontrent tous au sein d'une même œuvre, à la manière de ce qu'a pu faire Alan Moore dans La Ligue des Gentlemen Extraordinaires qui permet de voir Dorian Gray s'adresser au Captain Nemo puis d'apercevoir le Mister Hyde sauter d'un toit.
3.
| Le Biopunk
En 1995, William Gibson annonce dans un air de défi que le mouvement cyberpunk est mort alors que le film Johnny Mnemonic est sorti, ce que l'auteur considère comme la récupération corporatiste du genre. La même année sort Féérie de Paul J. McAuley, qui est considéré comme le premier roman cyberpunk. On y découvre Alex Sharkey (encore cette obsession pour le "héros" solitaire, le marginal), génie de la génétique qui a le moyen de réécrire le génome. Dans son impudence, il créé des êtres organiques artificiels doués de pensées. Dans sa quête pour les retrouver, il voyagera dans un monde étrange où la biologie est entièrement manipulable.
Le roman n'a finalement pas déclencher d'impact intellectuel comme put le faire Le Neuromancien, principalement car il n'a pas la même portée visionnaire, ses choix étant souvent plus d'ordre esthétique. Le cyberpunk s'appuyait sur un fond de hard-science pour essayer de deviner vers quelle direction allait la technologie. Il eut pourtant le mérite de populariser les idées du biopunks, rappelant que le cyberpunk avait oublié un champ entier des nouvelles technologies en omettant la biologie.
Reprenant certaines des idées de ce roman, Paul Di Filippo, auteur cyberpunk qui était un proche de William Gibson et Bruce Sterling, publia un manifeste en 1996 sur un mode humoristique mais qui avançait de réelles idées. Dans Ribofunk, il déclare que le "cyber" est une crainte dépassée (il enterre un peu rapidement la robotique si on en croit les derniers investissements de Google) et que c'est désormais la génétique qui représente la technologie qui définira le futur. Di Filippo assène alors quelques slogans dans ce recueil de nouvelles aussi comiques que tragiques.
C'est surtout sur la pensée nihiliste du mouvement cyberpunk qu'il va revenir. En effet, il amorce un changement de paradigme en expliquant que la posture du punk était autodestructrice, ne pas croire au futur étant un aveu d'échec. Il préfère alors lui opposer une pensée positive, fondée sur la chaleur humaine, la puissance (opposée au pouvoir) créatrice et vitale qui peut contrer l'uniformisation ambiante et la technologie froide. Il va aussi marquer par un discours qui considère que la raison pure nous a mené à un échec, l'auteur à qui Alan Moore confiera l'écriture d'une mini-série Top Ten dessinée par Jerry Ordway fait alors un plaidoyer pour l'exaltation du corps, le retour à l'empirisme.
4.
| Le Postcyberpunk
Suivant ce mouvement positiviste induit par Rubofunk, le critique Lawrence Person, qui est aussi le rédacteur en chef de Nova Express, fanzine de SF, publiera Notes pour un manifeste postcyberpunk. Il y affirme en préambule que le cyberpunk est une impasse. L'explosion technologique qu'avait prévue William Gibson n'a pas détruit la société, elle est devenue la société. Celle-ci a muté à une vitesse folle, s'est adaptée et a intégré la technologie. Partant de ce constat, Person remet en perspective la science-fiction spéculative avec le monde d'aujourd'hui (enfin, celui de 1998).
Pour le critique, le marginal s'est intégré a la société tout comme la technologie. Surtout, il va combattre la technocratie en essayant de la changer. En effet, la dystopie prévue n'a pas eu lieu, le monde ne s'est pas écroulé sur lui-même. Lawrence Person ne dit pas qu'elle n'arrivera jamais, mais admet qu'elle peut encore être combattue, grâce à ces technologies de pointe, le réseau de télécommunication, la biotechnologie et la nanotechnologie. Dans sa démarche, on retrouve l'idée d'enclave au sein de la technocratie, de la résistance active.
Dans les faits, la littérature postcyberpunk (qui est encore très jeune) a une vision beaucoup plus fine de la technologie. Finie les membres métalliques protubérants, ici les modifications sont génétiques et discrètes. La technologie s'est adaptée au quotidien et pullulent ordinateurs personnels designs et autres maisons intelligentes. La technologie est propre. Le changement essentiel dans la pensée, c'est que le postcyberpunk n'exclut pas l'utopie technologique, tout en étant parfaitement consciente que la conscience informatique omniprésente est liberticide.
L'auteur le plus emblématique de ce genre est Neal Stephenson qui s'est même montré antérieur à ce manifeste avec Le Samouraï Virtuel, sorti en 1991. Il y anticipe l'apparition d'internet, même s'il l'imagine comme une univers virtuel façon Second Life, où l'effondrement des Etats a permis à des corporations de recréer une hiérarchisation politique sur le net où le code informatique est la nouvelle Loi. Là où il va aller à l'encontre du cyberpunk, c'est que son héros, un hacker, va affronter ce système de l'intérieur. Il s'accomplit dans sa révolte.
Bien sûr, les dérivés du cyberpunk ne s'arrêtent pas là et il est amusant de voir comment ce genre qui n'a que trente ans d'existence a pu essaimer. Pourtant, c'est surtout le steampunk et son approche plus esthétique qui vont inspirer de nouvelles variétés de SF uchroniques. Ainsi, le dieselpunk, genre prenant racines entre la Première Guerre Mondiale et le début de la Guerre Froide et qui nous permet de découvrir des méchas nazis, ou encore l'arcanepunk où la source d'énergie principale est la magie. Le message du cyberpunk a dû lui évolué bien rapidement, aussi rapidement que l'époque qu'il critique et qui l'a déjà dépassé.