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Qu'est-ce que la dystopie ? (3/4, la dystopie contemporaine et le YA)
Par Maxime - Carraz
7 min
14 janvier 2023
Au cours de notre dernier dossier sur la dystopie, nous avons étudié son histoire. Dès ses origines, l’utopie se montre un outil critique, qui permet à la fois d’interroger les projets politiques et le fonctionnement concret des sociétés.
Peu à peu, écrivains et philosophes appliquent l’arsenal critique de l’utopie à leurs propres oeuvres : l’auto-critique fait alors parti de l’utopie et permet de reconduire immédiatement le projet, les idéaux et les valeurs qu’elle propose. C’est ce mouvement qui fait la dystopie.
Il faut bien comprendre, à l’orée de cette analyse, que chaque dystopie est une utopie qui ne fonctionne pas, qu’à la fois elle présente des alternative politiques et philosophiques radicales, et exige de son lecteur qu’il construise son propre projet, découvre ses propres désirs.
Aujourd’hui, nous abordons, toujours en compagnie de Laurent Bazin, la dystopie contemporaine.
Pour ceux qui voudraient jeter un oeil plus rapide à ce dossier, vous pouvez aller directement à la 4e partie, qui résume les éléments qui la précèdent.
1
- Aujourd'hui, c'est aujourd'hui et hier
2
- Les lieux de la dystopie
3
- La dystopie, un imaginaire transmédia ? (liste)
4
- Résumé et conclusion
5
- Conseil de lecture
1.
| Aujourd'hui, c'est aujourd'hui et hier
Il est difficile de penser le présent sans y inclure le passé proche. À défaut de le déterminer, ce passé constitue le corps à partir duquel le présent agit. Voyons d’abord par quelles causes le 20e siècle a vu se développer la dystopie jusqu’au point que l’on connaît aujourd’hui.
C’est d’abord une angoisse collective, compréhensible au vu de l’extension au 20e des conflits militaires et de la radicalisation des utopies révolutionnaire, exacerbée pendant l’entre-deux guerre par l’implantation du totalitarisme (fascisme, nazisme, stalinismes…). C’est ces situations à l’esprit que sont construits les classiques du genre (1984 & co).
Avec la seconde moitié du 20e, de nouvelles sortes de peur collective apparaissent, à l’échelle de la planète, provoquée par une ère fertile en bouleversements : guerres mondiales, génocides, dictatures, chocs pétroliers, chômage de masse, globalisation, catastrophes environnementales et emprise croissante des intérêts privés sur la vie politique et individuelle.
C’est tout cela qui mène à la remise en cause du modèle occidental, et plus encore ; aux dystopies s’ajoute l’apparition de contre-modèles idéologiques, sociaux, et religieux, à mesure que l’occident apprend à connaître et à respecter de nouvelles cultures.
Décréter l’échec de la culture occidentale n’a pourtant rien de simple. Car, s’il a lieu, c’est aussi au moment des avancées démocratiques, du mieux-être social, du progrès scientifique et technologique, etc. Que notre modèle soit sujet à la remise en cause ne signifie pas un rejet massif de ce qu'il incarne, et il est souvent difficile de départager ce que notre culture contient de positif et de néfaste.
La dystopie devient alors un mode du questionnement, et pas seulement un moyen d’émettre des postulats politiques abstraits: qu’est-ce qui, malgré ses réussites, est si destructeur et fou dans le monde occidental ?
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2.
| Les lieux de la dystopie
Le premier champ de diffusion de la dystopie, du moins ces 20 dernières années, est le roman pour adolescent et jeunes adultes (la YA, pour Young-Adult Literature). Cela s’explique à la fois par l’entrée dans un monde adulte perçu et parfois présenté comme hostile, et par les bouleversements physiques et psycho-cognitifs auxquels est sujet cet âge de la vie.
La dystopie YA s’adresse à l’adolescent comme un miroir où mettre en scène ses conflits et ses questionnements. De là une explosion éditoriale, avec À la croisée des mondes (Pullman, 1995-2000), Akira (Katsuhiro Ōtomo, 1982-1990) ou Neon Genesis Evangelion (Hideaki Anno, 1995-1996), Hunger Games (Collins, 2008-2010), Divergent (Roth, 2011-2013). Ces succès sont souvent très vite adaptés au cinéma, où ils seront découverts par de nouveaux publics, tandis que les fans peuvent partager leur passion et leurs réflexions sur Internet.
La littérature « pour adultes » n’est cependant pas en reste : en 2005, c’est Houellebecq qui publiait La possibilité d’une île, 1Q84 de Murakami, en 2009, est quant à lui devenu un classique très rapidement. Il y a une dynamique de délégitimation/réappropriation de la dystopie propice à l’invention, au mélange des genres : avec la SF (comme dans Les Furtifs, Damasio, 2019), le roman psychologique (Never let me go, Ishiguro, 2015), ou avec la fantasy (certains épisodes d’Harry Potter ou de Game of Thrones).
C’est peut-être en sortant de ce cadre de fiction spéculative d’ordre philosophique que la dystopie est devenue, également, un ensemble de convenance narrative, un cadre et un décor. Mais ses outils sont quant à eux disponibles pour tous les récits, y compris en dehors des codes narratifs qui identifient la dystopie.
D’un genre, la dystopie était devenue, un instant, une destination, l’adolescent. Mais lorsque les auteurs se la sont réappropriée, elle est devenue un mouvement narratif de plus en plus souple, capable d’intervenir dans des récits très différents les uns des autres, et complexe.
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3.
| La dystopie, un imaginaire transmédia ? (liste)
Le monde contemporain a vu arriver ce qu’on peut appeler une révolution du regard - que ce soit avec la prédominance nouvelle de l’image, la personnalisation du contenu, ou par d’autres phénomènes. Il s’agit également d’une révolution quant aux supports d’expression, y compris de l’imaginaire. On démultiplie les représentations, et les moyens de représentations à la fois.
En s’emparant des écrans, la dystopie a atteint un public bien plus nombreux, et peu à peu elle structure nos représentations collectives. Les cinéastes s’en sont servis dès les années 20 comme un terrain d’expérimentation esthétique et idéologique (Métropolis de Lang en 1927, Les Temps Modernes de Chaplin en 1934). Dès les années 30, les premières adaptations voient le jour (Things to come de Cameron en 1936, La machine à explorer le temps, Pal, 1960), Orwell est transposé en film et en dessin animé (La ferme des animaux, Halas, 1954).
Avec les années 80 arrivent les blockbusters : Blade runner, Scott, 1982 ; Bienvenue à Gattaca, Nicoll, 1998 ; Minority Report, Spielberg, 2016.
La publicité également devient le support de cet imaginaire dystopique. L’exemple le plus fameux est sans doute la pub pour Apple qui a lancé le Macintosh en 1984.
Les jeux vidéos ne sont évidemment pas en reste : Remember Me (Dontnod, 2013, conçu par deux écrivains de SF, Damasio et Beauverger), Half-Life 2 (Vivendi, 2004), Beholder, Observer (dont nous avons fait une critique).
Les joueurs sont tantôt en situation de rébellion, tantôt de superviseurs. Dans ces cas-ci, la transgression morale, par rapport aux normes de notre société, se double d’une reproduction didactique des mécanismes de contrôle (réels ou spéculatifs) de la dystopie mise en scène. Ce procédé est repris dans des jeux de rôle ou de plateau : Euphoria enseigne par exemple à gérer la productivité de ses ouvriers tout en veillant à limiter leur lucidité.
Mais ce qui est intéressant ici, c’est que le joueur est invité à construire ses propres stratégies, et la dystopie mise en scène est brisée par les inventions auxquelles elle invite.
Enfin, il serait dommage de ne pas évoquer la dystopie en musique. Handmaid’s Tale, écrit en 85 par Margaret Atwood, avant de devenir une série avait été adapté au cinéma, en ballet, et en opéra (par Ruders, 1998). On peut citer aussi 1984, adapté en opéra par Maazel en 2005. Les autres genres musicaux y font référence sans problème : Diamond Dogs de Bowie en 1974, Resistance de Muse en 2009, Mylo Xyloto de Coldplay en 2008.
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4.
| Résumé et conclusion
La dystopie contemporaine se développe donc dans deux directions indépendantes l’une de l’autre. D’un côté, on a un imaginaire transmédia, qui trouve régulièrement de nouvelles déclinaisons, et de l’autre un ensemble de motifs narratifs et d’outils critiques indépendants du genre (SF, Fantasy, littérature générale). Cet imaginaire a été façonné dans les traumatismes et les peurs collectives du 20e et du 21e siècle : génocides, totalitarismes, catastrophes climatiques, chômage de masse etc ; il devient presque, à force, un sentiment, et comme on dirait : "voici de l'horreur", on cherche parfois une forme à un malaise dystopique qui s'empare définitivement d'une place de choix dans notre psychisme.
La dimension critique de la dystopie semble plus complexe à aborder, parce qu’elle renvoie certes à l’histoire de la dystopie et de l’utopie, mais aussi à un corpus philosophique plus récent (voir le titre programmatique de ce livre de Gunther Anders, L'Obsolescence de l'homme : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, traduction de 2011, ou bien le concept du panoptique de Bentham (la visibilité comme prison) utilisé à plusieurs reprises par Damasio).Et au sein de cette part critique du genre, il ne faut pas prendre à la légère son adresse aux Young Adults.
Il ne faudrait pas croire que la littérature pour adolescents est plus grossière, comme pour s’adapter à un goût qui se formerait encore ; ce serait faux. Ce sont des dynamiques, des enjeux, un modèle de récit inspiré de la vie adolescente, c’est à dire de la négociation vécue à cet âge, entre les désirs sans limites projetés jusqu’alors dans le fantasme et la réalité d’une société où chacun se voit distribuer reconnaissance et droits en fonction du rôle qu’il occupe.
Cet âge connaît un déplacement, qui n’est pas que de l’intériorité vers la réalité, du subjectif vers l’objectif. Ce qui incarne les vraies contraintes de la vie adulte, c’est la société, en tant qu’elle est produite par la politique. Entre l'enfance et l'âge adulte, le déplacement qu'opère l'adolescent va plutôt du rêve vers l'autre.
On pourrait ainsi postuler, sans l’y réduire, que la mutation la plus essentielle de la dystopie est la littérature Young Adult : l’adolescent doit apprendre à projeter son existence dans un monde qui semble le refuser, où il doit trouver ses espaces de liberté, dont il doit maîtriser les modalités de changement.
De la même manière que l’utopie avait évolué en cherchant l’ailleurs dans l’avenir, elle devient aujourd’hui un âge, ce qui est peut-être le meilleur moyen d’inclure ce qu’elle contient d’outils critiques à l’évolution de la société.
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5.
| Conseil de lecture
Prochaine sortie en dystopie des éditions Big Bang, Absolu est sans doute l’oeuvre la plus à même de vous faire découvrir avec plaisir la dystopie Young Adult. Margot Dessenne s’y approprie les romans du genre les plus populaires des années 2010 (Hunger Games, Suzanne Collins, 2009, Le Labyrinthe, James Dashner, 2009, et Divergente, Veronica Roth, 2011), en y ajoutant les réflexions et préoccupations qui ont vu le jour au cours des dix dernières années.
Dans Absolu, vous découvrirez l’État d’Erit, là où se situe la Pologne aujourd’hui. Vous vous baladerez dans la Zone, ainsi qu’on a rebaptisé Varsovie fortifiée. Il y rôde un monstre féroce, la Chose, une machine crée par l’Humanité pour détruire, et pour l’empêcher de répandre sa fureur sur le monde, seul la bloque des murs immenses.
Ces murs devaient défendre Varsovie de tout assaut extérieur ; ils servent désormais de prison, à la fois pour le monstre qui s’y trouve, et pour les milliers de soldats qui ont comme mission de le détruire. Chaque année, 100 jeunes hommes et femmes de nouveau vont grossir les rangs des sacrifiés.
Nous suivons cette 20e salve de chair, en les personnes de Prym, un soldat, de Joanna, une médecin, et d’Edouard, un intellectuel, futur diplomate, tous arrachés à la carrière qu’ils rêvaient. Dans une alternance rapide de points de vue, de valeurs et de perceptions du monde, nous partons sur les traces atroces mais libératrices du mystère et du danger.
Les images de cet article ont été soit crées sur Midjourney (les carrées) soit ont été prises sur le site de notre partenaire https://fr.depositphotos.com/