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Qu'est-ce que la dystopie ? (4/4, thèmes et enjeux de la dystopie)

Par Maxime - Carraz
7 min 25 février 2023
Qu'est-ce que la dystopie ? (4/4, thèmes et enjeux de la dystopie)

Nous voici arrivés à la fin de cette longue suite de dossiers, de ce projet de longue haleine dans lequel nous vous présentions l’approche qu’a la critique littéraire de la dystopie - à travers, essentiellement, le regard du chercheur Laurent Bazin, et son petit livre La Dystopie, publié aux éditions PUBP dans la collection L’Opportune.

 

 

Dans cette première partie, nous définissions la dystopie comme un récit aux éléments ambigus, qui a pour but de déconstruire les systèmes de croyance.

Puis nous avions fait l’histoire de la dystopie ; on a découvert qu’elle est un prolongement de l’utopie, que la dystopie est justement la pratique ambiguë de l’utopie.

Enfin, la dernière fois, à propos de la dystopie contemporaine, on avait séparé l'imaginaire dystopique (futur proche, société totalitaire, omniprésence de la technologie et de la surveillance, etc) né des traumatismes du 20e siècle, et la dystopie comme ensemble de processus critiques proprement narratifs, que l’on peut retrouver dans tous les genres (y compris en fantasy, fantastique et autre).

 

Aujourd’hui, dans la continuité, on va parler des thèmes de la dystopie, et de la manière dont les outils critiques du genre permettent d'appréhender ces thèmes d’une manière qui échappe à l’analyse traditionnelle.

Qu'est-ce que la dystopie ? (4/4, thèmes et enjeux de la dystopie)
1 - Fins et moyens
2 - Le progrès
3 - Dystopie et liberté
4 - Conseils de lecture
1. | Fins et moyens

C’est bien connu, l’enfer est pavé de bonnes intentions. On peut en dire autant des univers dystopiques : les buts qu'ils se donnent sont souvent louables (égalité, harmonie sociale, écologie dans certains cas), et pourtant nous restons souvent saisis d'horreur en les découvrant. C'est que, si les fins sont louables, les moyens employés pour les réaliser sont toujours discutables, et, de là, pour le moins contestables sont leurs résultats.

C'est sur cette contestation que se concentre la dystopie. Refuser, se révolter, c'est désirer autre chose. C'est réinstaurer le débat, le compromis, la politique, et c'est une émancipation, sensible et intellectuelle. La dystopie, comme prolongement de l’utopie, est un genre littéraire engagé et politique, qui construit ses récits sur le devenir du vivre-ensemble.

 

 

Tous les univers dystopiques sont organisés autour de la mise en scène d’un idéal : l’harmonie sociale et le bonheur pour tous dans Le meilleur des mondes d’Huxley, une alliance constructive entre les factions dans Divergente. Et ces univers sont ils un échec des idéaux qu'ils défendent ?

Les "Epsilons" de Huxley sont bêtes et laids, à cause des manipulations subies par leurs foetus, mais ils ne protestent pas. Ils sont heureux pour de vrai, leur être correspond parfaitement à leurs fonctions. Une huître ne souffre pas de n'avoir pas de jambes pour marcher, elle a son rocher ; il en est de même pour les Epsilon, qui n'ont ni intelligence ni désir, mais qui ont cette drogue appelée Soma.

 

Ce qui fait du Meilleur des mondes un échec, c'est non pas le malheur des personnages, mais ce qui est laissé pour compte, afin d'atteindre à ce bonheur horrible. Ainsi, Huxley fait de son livre un plaidoyer pour la santé, l'intégrité physique et mentale, pour l'éducation, contre l'industrialisation et la reproductibilité, qu'il étend jusqu'à l'être humain.

 

La dystopie, avec ses traditions et, on peut le dire sans exagérer, ses penseurs-romanciers, a finit par développer ses propres systèmes d'équivalence. Un acquis ne se fait pas sans perdre quelque chose ailleurs - qu'un système politique cherche, vraiment à tout prix, l'adhésion de ses citoyens, ne serait-ce que pour n'exclure personne ?

Que cet État refuse d'employer une autorité violente pour mater les réfractaires, qu'il veuille éviter l'émeute, ou bien le crime, sans se faire l'ennemi de la liberté ? Il agressera l'imagination même des gens, l'étouffera, de peur qu'un jour quelqu'un puise dans son seul désir la force de créer des alternatives au monde qu'on lui impose. Voici Fahrenheit 451.

 

On pourrait croire que la dystopie prône un genre de libéralisme où l'État devient nécessairement l'ennemi de la liberté individuelle. Ce n'est pas du tout ça. L'individu compte, dans le récit dystopie, parce qu'il inaugure la politique, à la fois comme volonté générale et comme définition de la part irréductible de la liberté humaine. Mais dans le cadre dystopique, cette liberté ne s'accomplit que dans l'invention d'un nouveau vivre-ensemble, qui ne la contredit pas. L'avenir y est toujours collectif.

 

La dystopie ne se contente pas de mettre en scène la lutte entre deux modes de gouvernement, démocratique et tyrannique, l’un bon et l’autre mauvais. Ses fondateurs ont pour beaucoup été témoins des faillites de la démocratie au 20e siècle, et de la manière dont les urnes ont amené au pouvoir des gouvernements autoritaires. L'État peut bien être l'avatar du groupe, et terrible, si par ses méthodes de gouvernement il réussit à faire que ses ses ressortissants se croient... des huîtres, en quelque sorte.

C’est réalisation des idéaux qui est interrogée, et aucun gouvernement n’est à l’abri des erreurs dénoncées par la dystopie. Mais en même temps, la dystopie donne une certaine idée désirable de ce qu'est l'être humain, et qui est désigné à la fois comme un but à atteindre, en dehors duquel la vie est inacceptable.

 

En fait, la dystopie c'est en bonne partie une perversion des concepts (la sécurité se change en surveillance, l’unité devient uniformisation, etc). Mais, surtout depuis ces dernières années, elles ont à coeur de proposer des remèdes à ces perversions, derrière chacune desquelles se trouve l'aliénation des personnages, le renoncement à soi, l'avilissement.

Qu’il s’agisse d’Hunger Games ou de 1984, l’amour devient le premier acte par lequel les personnages s’emparent de leurs existences. Et, suite à ce recentrement intime de la vie, ces dystopies explorent les différents moyens plus concrets de subversion. L'amour est le début du refus dystopique, parce qu'il est le premier acte par lequel on reconnaît sa propre valeur.

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