Si vous passez régulièrement ici, vous savez sans doute que la rédaction en général, et votre serviteur en particulier, s'inquiètent chaque jour un peu plus de l'état de l'industrie du jeu-vidéo. Personnellement, je suis toujours perdu quelque part entre ce qu'on appelle des Triple A satisfaisants mais vite oubliés et des jeux indépendants qui demandent plus de recherche ou de connaissances. Bloqué entre les hardcore et les casual, je suis un consommateur de jeux-vidéo qui s'éloigne toujours un peu plus du marché. Mais s'il y a bien une licence qui pouvait m'y ramener, c'était Star Wars. Seulement, comme le montre l'annulation toute récente du jeu Star Wars de Visceral Games, même la saga la plus puissante du cinéma ne peut rien contre la loi de la jungle dictée par le jeu-vidéo.
Et pourtant, les liens entre la saga imaginée par George Lucas et l'industrie vidéoludique ont toujours été étroits. Plus d'un titre dérivé de Star Wars est un jeu-vidéo culte, à l'échelle de ce milieu, et plusieurs ponts ont été construits entre la saga et l'industrie vidéoludique au fil des ans, même si certains ont été détruits depuis. On pense notamment à la disparition de Lucasarts, ou à une autre annulation, celle de Star Wars 1313, souvenir encore douloureux des fans de la franchise.Mais revenons à nos moutons en rappelant les faits. Développé depuis au moins trois ans, le jeu Star Wars de Visceral, aussi surnommé "Project Ragtag" était dirigé par Amy Hennig, une pointe du jeu solo derrière les meilleures heures de la franchise Uncharted. On s'attendait donc à voir débarquer - en 2018 au plus tôt, même si on sait maintenant que le titre devait sortir vers mars 2019 - un Uncharted-like dans l'univers de Star Wars. Mais le projet va radicalement évoluer dans les mois à venir, comme l'a laissé entendre un communiqué de presse d'EA, qui pointe plutôt vers un jeu dit "game as service" et en monde ouvert, d'après ce qu'on lit entre les lignes.
L'éditeur, seul exploitant de la licence Star Wars sur nos consoles, mobiles et PC, ne s'en cache donc pas : l'une des raisons, si ce n'est LA raison derrière la fermeture du studio Visceral est économique. Elle répond même directement aux évolutions les plus récentes du marché. Mais au juste, quelles sont-elles ? On peut en identifier au moins trois.
Les trois commandements
La première, c'est l'importance du multijoueur. De nos jours, ce sont les titres multijoueurs qui sont susceptibles de capter l'attention des lecteurs sur la durée. Ce qui arrange bien les éditeurs, qui peuvent alors greffer sur cette attention de nouveaux contenus, la plupart du temps payants, et diverses extensions dont la fonction est de maintenir le jeu à flots pour quelques temps encore. C'est d'ailleurs la deuxième tendance du marché : l'idée de faire de l'argent non pas (ou non plus dans le cas du free-to-play) avec le jeu de base, mais bien avec des contenus supplémentaires, des micro-transactions et toutes sortes d'opérations qui emmènent le joueur à la caisse. Ironiquement, ce système de monétisation vient du free-to-play, mais s'applique désormais à toute l'industrie. Après tout, pourquoi se limiter à faire de l'argent avec la galette de base quand on peut faire de l'argent avec le jeu ET toutes ses extensions ?La dernière tendance, est peut-être la plus subtile, c'est la puissance du streaming. Le succès énorme de Twitch le montre bien, la consommation de jeux-vidéo passe désormais aussi par le fait de regarder du jeu-vidéo. Or, peu nombreux sont les spectateurs à s'intéresser au streaming d'un jeu solo, par essence plus figé que ses cousins orientés multijoueur, avec leur règles changeantes et le besoin, dans le cas de jeux très compétitif, de toujours ajuster sa technique.
Je ne suis pas journaliste jeu-vidéo, et je peux très bien me tromper sur l'influence de ces trois tendances, mais dans tous les cas, elles vous feront comprendre que la promesse du jeu de Visceral allait à contre-courant du marché. Un premier problème pour EA, qui devait s'inquiéter de mettre autant d'argent dans un développement aussi risqué, et encore plus en confiant ce projet à Visceral. Malgré la présence d'Amy Hennig, il faut en effet rappeler que les dernières heures du studio avaient été complexes. De nombreuses têtes pensantes du studio avaient quitté le navire ces dernières années, avant que Visceral ne soit relayé à l’exécution de projets de commande comme Battlefield Hardline, par exemple.
La Force des promesses
Cela dit, on peut comprendre pourquoi EA avait tout de même tenté le diable. Because it's fuckin Star Wars, après tout. S'il y a bien une exception pour confirmer la règle, c'est cette franchise. Et si cet état de fait peut avoir des conséquences négatives, comme celle qui conduit le public à survoler les avancées de la saga (du côté représentations par exemple), il peut aussi pousser de grosses machines à revoir leur stratégie, pour créer de l'originalité. Avec Hennig aux commandes et Doug Chiang, l'un des concept-artists les plus influents de Lucasfilm, en renfort, nous étions en droit d'attendre un EA confiant, si ce n'est audacieux.
Après tout, l'éditeur a déjà la machine Battlefront du côté du multijoueur (apéro) et lancer un jeu purement solo pour rétablir l'équilibre dans la Force aurait été plutôt bien vu. Mais apparemment, et malgré ce qu'on a pu entendre sur le scénario très complexe du jeu, la plus belle des histoires n'est pas à l'épreuve des canons fixés par l'industrie du jeu-vidéo, qui paraît parfois plus cruelle encore que celle du cinéma.
C'est en tous cas l'impression que j'ai quand j'apprends que l'univers de fiction le plus connu du monde n'est pas assez fort pour porter un jeu narratif et solo. Certes, on pourrait pester contre un contexte qui aurait été une fois encore celui qui sépare les épisodes III et IV de Star Wars. Mais ce bac à sable est si vaste, et ses jouets sont si attrayants qu'on aurait eu du mal à cracher dans la soupe. La promesse d'un jeu Star Wars narratif est forte. Elle l'était d'autant plus quant Hennig théorisait sur ce qu'est la narration de la saga et les mécanismes qu'elle aurait pu inspirer au jeu.
C'est à croire qu'aux portes de l'innovation, l'industrie du jeu-vidéo cherche le repli sur des codes toujours plus stricts. Et que même avec la puissance de frappe de Star Wars chargée dans le barillet, un éditeur comme EA préfère camper sur ce qui marche. Une forme de dictature de l'instant, qui existe tout autant à Hollywood ou dans bien des industries, mais qui blesse encore plus quand on cause jeux-vidéo, un domaine plus jeune, bourré de talents et de moyens, et pourtant déjà gangréné par des pratiques terribles et de plus en plus établies.