1.
| Présentation
Le 20 octobre est paru à Le Bélial’ la traduction du cinquième et dernier tome de Terra Ignota, une fresque SF de 2500 pages, à propos de laquelle la Kirkus review a écrit, quand sortait le troisième tome : « Intéressant, ça vaut le coup de continuer, mais ça commence à sentir la sueur ». Sur tor.com, un autre magazine en ligne américain, on lisait : « Certainement ambitieux. Intéressant ? Oui. Une réussite ? Non, du moins pas en tant que roman ». Ces deux sites n’ont pourtant rien de snob, et pourquoi, au nom de quelles prescriptions ou de quelle norme exclure Terra Ignota du romanesque ? Il me semble, pour ma part, que les arguments invoqués pour discréditer les réussites esthétiques de Terra Ignota sont les plus à même de révéler ses qualités exceptionnelles.
Ada Palmer est historienne de formation. Elle a un doctorat dans ce domaine obtenu à Harvard ; elle enseigne aujourd’hui l’histoire des 17 et 18e siècle en Europe à l’université de Chicago, spécialisée dans l’histoire de la philosophie. En 2008, elle co-écrit un livre sur la résurgence de la philosophie antique à la renaissance, et en 2014, elle publie seule Reading Lucretius in the Renaissance, à propos d’un poète matérialiste de l’empire romain.
En utilisant les outils narratifs et stylistiques développés par la SF depuis ses débuts, elle propose ce qui est à la fois un dialogue et un pastiche des penseurs européens des lumières - d’abord de Voltaire et de Sade dans les deux premiers tomes, puis de Hobbes.
2.
| Une utopie inspirée d'aujourd'hui
Le roman débute en mars 2454, après trois siècles de paix et de prospérité. On découvre une utopie, où n’existe plus la faim, grâce à une nourriture synthétique produite sans limites, où l’on n’est contraint qu’à vingt heures de travail par semaine, où l’on peut se déplacer d’un bout à l’autre de la terre en deux heures, où ont disparu les États-nations et la famille nucléaire. Chacun, à sa majorité, fait son choix parmi sept « ruches », organismes politiques définis classiquement par ses institutions et ses lois, mais aussi par ses valeurs, étalées sur toute la terre et mélangées dans toutes les villes ; les frontières n’existent plus.
Le « Bash » a remplacé la famille par une communauté choisie de proches regroupés dans un même foyer. La religion est du domaine de l’intime, les opinions en ce domaine n’étant partagées qu’avec un guide spirituel appelé le « sensayer », genre de psychologue métaphysique. Chacun publiquement se genre de façon neutre. Les pronoms « il » et « elle » laissent place à un « on » universel ». Enfin, un criminel, s’il est considéré comme non-dangereux, ou incapable de récidiver, est condamné à se mettre au service d’autrui, et à échanger son travail contre ses repas : la peine est l’interdiction de la propriété, sans laquelle les servants sont entre l’esclave et le mendiant. Mais les coupables ne subissent pas l’enfermement.
Le narrateur, Mycroft Canner, est justement l’un d’eux. Ses talents font apprécier ses services parmi les puissants de ce monde. Il nous raconte, dans une chronique mêlée de commentaires philosophiques, comment le vol d’un article de journal inédit met en péril la stabilité de cette utopie. Le premier tome, Trop semblable à l’éclair, se construit donc comme une enquête, au cours de laquelle Mycroft nous dresse le portrait d’un nombre impressionnant de personnages, et des magouilles diverses par lesquelles leur pouvoir se maintient et s’agencent leurs politiques.
En secret, il prend soin en plus d’un enfant nommé Bridger, ayant un pouvoir de métamorphose : il change les choses en ce qu’elles symbolisent, une peluche en chien, un soldat en plastique en vétéran des guerres mondiales. En arrière-plan, la ruche utopiste change, elle, par la science, les rêves en réalités. Elle donne vie à des animaux chimériques, elle bâtit des villes sur la lune et les technologie pour visiter l’espace.
On comprend vite à la lecture ce qui fait paraître Terra Ignota peu romanesque, et forcé. Ada Palmer refuse par moment la vraisemblance - et donc l’immersion dans le récit - à travers des pastiches caricaturaux, de Voltaire ou de Sade. Cette mise à distance est renforcée par la pédanterie du narrateur, dont on nous signale régulièrement le manque de fiabilité. Mycroft Canner fait oeuvre de romancier lui-même et non d’historien, il impose aux événements une rationalité philosophique qui les déforme. Mais par ce biais, c’est la rationalité qui fonde son comportement et son rapport au monde qui l’entoure, de même que pour chacun des personnages, plutôt que l’expérience subjective bornée. De là, tout doit être expliqué ; de là, une lourdeur pour certains, et une rupture très nette vis-à-vis des traditions du roman.
3.
| Un style nouveau pour des enjeux contemporains
L’enjeu est énorme. Le lecteur s’étonne vite de l’absence, dans l’univers d’Ada Palmer, pourtant construit comme une continuité du nôtre, du problème écologique ; s’il est absent du récit, on le retrouve au coeur de son style. C’est qu’afin de le saisir, et d’agir, il faut repousser les bornes de notre existence, refuser qu’elle s’achève dans l’expérience subjective. Comment, par le seul recours à l’expérience personnelle, se représenter les catastrophes liées au changement climatique, comment y réagir ? Comment prendre en compte ces surgissements de la nature, l’invalidité qu’ils jettent sur nos paradigmes intellectuels et politiques ? Terra Ignota explore de nouveaux liens possibles avec notre propre monde, elle propose une rationalité qui prenne en charge le magique, qui rende ainsi à l’intelligence ce qu’elle a de frais, de vibrant et de fragile.
Cela passe par un traitement original du magique : Bridger, qui crée des miracles, est l’image de ce surgissement de l’incompréhensible. Que le narrateur, descendant intellectuel des lumières, soit si rationnel, soit son tuteur, permet de créer un sens à partir de ce qui a lieu, et qui devrait être impossible. Un autre usage de la raison est inventé, ou plutôt réinventé, qui ne vise pas à découvrir le fonctionnement mécanique du monde - quitte à feindre que ce qui sort du modèle n’existe pas : le but est au contraire de faire entrer toute l’existence dans un modèle toujours en suspens.
Ada Palmer, qui refuse les mécanismes traditionnels du roman, ses non-dits qui le font avancer sans effort, a donc peut-être écrit comme l’entend l’article de tor.com quelque chose qui n’est pas du roman. Ou bien, si l’on adhère au renouveau qu’elle propose, elle fonde un roman d’un genre nouveau. Une fois ces paramètres pris en compte et cette démarche comprise, on est en droit d’être admiratifs de la consistance de ses personnages, de la puissance de l’action, de la complexité de l’intrigue ; ainsi que de la générosité de l’autrice, car si tout suivre et tout comprendre dès une première lecture relèverait de l’exploit, le fil rouge du roman reste assez clair pour qu’on puisse se jeter dessus et le dévorer en quelques jours (les quatre premiers tomes, s’entend). L’expédier ainsi ne serait pas dommage : le style est de son côté suffisamment réussi pour nous donner envie d’y revenir.
La radicalité philosophique du livre comprend un travail tout aussi radical sur la langue, et peut-être la version originale est-elle la meilleure ; je ne sais pas, j’ai pour ma part lu la traduction de Michelle Charrier, qui s’est vu décerner le prix de la meilleure traduction au grand prix de l’imaginaire en 2020 pour son travail sur Trop semblable à l’éclair. Si je ne connais pas l’original, je peux assurer la qualité de la version française, tant pour la qualité de l’écriture que pour la subtilité des termes choisis quant aux concepts.
Terra Ignota est disponible aux éditions Le Bélial’ pour environ 25 euros chaque tome, avec de belles illustrations de Victor Mosquera (les images du dossier sont toutes issues de son travail), ou sur e-book pour à peu près 12.