Présentation
Comme chaque mois, et dans le cadre du partenariat entre Syfantasy et le collectif d'auteurs Plumea, nous vous proposons de découvrir une nouvelle de SFFF écrite par l'une de leur jeune plume ! Nous espérons ainsi faire gagner en visibilité à ce genre d'initiative, et au passage vous proposer un bon moment de lecture !
Titre original : Gachis
Version PDF : gachis.pdf
Cette nouvelle est diffusée à titre gratuit. Elle ne peut en aucun cas être vendue.
Elle appartient à son auteur qui en laisse l’usage au site SyFantasy afin de la promouvoir et de la faire découvrir.
Cette nouvelle a été écrite et sélectionnée au sein du Collectif Plumea, une association loi 1901 d’entraide à l’écriture, librement accessible sur Discord via ce lien : https://discord.gg/9pRzHActXC
Elle a été retenue par la rédaction de syfantasy.fr pour ces qualités scénaristiques et littéraires ainsi que pour son inventivité.
Nous vous souhaitons une belle découverte et une agréable lecture.
Gâchis
Dixis
* * * La faille noire, là où ils reposaient tous en paix. Son amour s'y trouvait aussi désormais, jeté lors de l'Amer avec les autres. Il avait embrassé ses lèvres bleues une dernière fois, déposé quelques larmes sur son front, puis regardé le corps glisser dans les ombres. Derrière lui, toute la communauté le soutenait, les Fileuses chantaient, le gouverneur égrainait un hommage d'une voix vibrante. Peltia la borgne, quant à elle, attendait au bord du gouffre, les bras croisés sur sa poitrine et une expression renfrognée sur son visage. Avec un œil, elle semblait voir plus que les autres.
Il revoyait la scène aujourd'hui, seul et à genoux, penché au-dessus du trou noir. Une stèle de pierre vierge marquait l'endroit, éclairée par la lueur d'un globe électrique. Depuis l'Amer, Caleb était revenu chaque jour contempler le vide. Un espoir stupide demeurait accroché à son cœur, celui de voir son amour renaître des ténèbres pour se remplir de la vie et prendre forme face à lui. Mais la seule chose qu'il parvint à effleurer fut un fantôme. Alors qu'il cherchait encore, il sentit quelqu'un approcher. Le gouverneur, Resmond, un homme qui ne vieillissait plus vraiment, aux cheveux entièrement gris et aux yeux calmes abritant une étincelle rassurante. Il s'habillait simplement, d'un costume usé par-dessus une chemise blanche. Toute sa présence provenait de l'intérieur, car en dépit de sa carrure légère, il paraissait immuable, exactement à sa place.
— Comment te sens-tu ? La communauté s'inquiète pour toi.
Caleb baissa la tête, prit une inspiration, puis se leva face au gouverneur. Il ne fit aucun effort et ne prétendit pas sourire. Lorsqu'il marcha droit vers le chef, l'air devint électrique. Sans le quitter du regard, il lui rappela :
— Je finirai par savoir.
— Je sais que tu souffres et c'est un sentiment valide, c'est une perte injuste, mais je t'en conjure, ne va pas te perdre sur des chemins en cul-de-sac, avertit Resmond d'un ton désolé.
La supplique ne reçut qu'un grognement de mépris. Caleb remonta le tunnel qui menait à la faille noire, un boyau illuminé par des fibres optiques posées le long des parois. Il rejoignit le jour de Sun-o à la surface, leur soleil. L'astre était suspendu au plafond comme une grosse ampoule et recouvrait la ville d'un éclat blanc un peu cru, surtout à cette heure. Plus tard, le générateur à fusion entamait progressivement sa veille et la luminosité prenait un aspect plus naturel. Caleb le connaissait bien, il s'occupait de son entretient grâce aux textes transmis depuis des lustres.
Plutôt que de continuer vers les habitations au centre de la cave, Caleb choisit la périphérie, empruntant un sentier qui grimpait sur une corniche. En hauteur, une vue formidable d'Alpha s'offrait au marcheur. Des maisons rondes comme des bulles parsemaient les éperons de roche. Elle étaient parfois coincées entre les pics, transpercées par la pierre, accrochées sous des arches ou simplement posées sur des plateaux. Des antennes hérissaient les structures décorées par des guirlandes de câbles. Deux bâtiments se différenciaient des autres : la halle commune, forum et place d'échange d'Alpha, visible en plein cœur, faite d'arcades à ciel ouvert. Puis l'usine d'impression, responsable de la création des pièces utilisées au quotidien. La plupart des gens travaillaient là- bas.
Caleb s'arrêta, mais son regard ne fit que frôler la ville, venant se poser sur l'immense porte blindée au fond de la caverne. Un sas de dix mètres de diamètre, entouré par des pistons enchâssés dans la paroi. La barrière se dressait avec arrogance et la matière qui la composait ne subissait pas les âges. Longtemps source de curiosité pour Caleb, elle lui rappelait désormais la perte de son amant. Il le savait, sa mort ne pouvait être un hasard.
Au bout de la route sinueuse se trouvait leur demeure perchée sur une saillie, adjointe à son laboratoire. À la surprise de Caleb, un groupe de personnes sortait de l'étude en transportant des boîtes remplies de matériel et de livres. Peltia était là aussi, sur le côté, comme d'habitude, à surveiller les va-et-vient. Le sang monta à la tête de Caleb qui courut vers les pillards. Anticipant sa colère, la borgne se mit en travers de son chemin. Elle était grande et bâtie par des tâches rudes, sèche, en pleine force de l'âge. Avec ses cheveux très courts, ses traits en angles et ses muscles, elle ressemblait à un homme. L'œil droit portait un cache, l'autre était noir. Elle ne dit rien et pourtant Caleb s'arrêta.
— Qu'est-ce que vous faites ? Vous n'avez pas le droit !
— Les affaires peuvent être utiles à la communauté. Nous ne prendrons rien de personnel, expliqua Peltia sans montrer d'émotion.
— Tout est personnel ici ! Ces livres...
Enragé, Caleb dépassa la gardienne pour s'emparer d'un vieil ouvrage de fiction, l'agitant sous le nez de l'un des porteurs.
— Utile à la communauté ? Vous vous foutez de moi ? Ça nous appartient, cela appartenait à sa famille depuis toujours. Et ça, ce sont ses travaux, comme par hasard...
Une caisse contenait des piles de carnets, de notes et de journaux. Calab voulut la reprendre, mais Peltia l'en empêcha en posant une main sur lui. Le geste restait doux, pour l'instant, néanmoins déterminé.
— Resmond décidera. Si des choses doivent être rendues, elles le seront.
— C'est ça... Prenez tout, bande de charognards. Il est à peine froid que vous l'effacez déjà, vous n'avez aucune honte, absolument rien ! Mais je sais ce que vous faites, je le savais, je lui avait dit.
Les gens le regardaient avec un mélange de pitié et d'incompréhension. Des expressions insupportables qui faillirent le faire hurler. Caleb réussit à réprimer son cri au prix d'un grondement de colère, cachant son visage sous ses mains pour ne plus les regarder. Peltia fronça les sourcils ; une réaction forte pour le masque neutre qu'elle arborait en permanence.
— Je suis désolée, vraiment.
Malgré ses efforts, ses mots demeuraient atones. À contrecœur, Caleb accepta de voir à nouveau et fixa la grande femme par en-dessous. Il remarqua quelque chose au fond de l'œil orphelin. De la frustration ? Non. De la tristesse ? Cela semblait impossible.
— Partez vite, allez-vous-en...
Las, Caleb attendit jusqu'à ce qu'ils finissent de dérober ses souvenirs. Lorsque les pillards eurent déserté, il entra dans l'étude désormais vide. Sur les étagères, des rayons de poussière restaient, espacés par les empreintes des affaires enlevées. Sous les tables, un débarras sans valeur avait été abandonné : des machines cassées, de l'électronique obsolète ou des chutes. Après un moment immobile sur le seuil, Caleb traversa la pièce jusqu'au bureau et passa sa main sous le meuble. Il connaissait les secrets de son amant. Comme tout scientifique porté sur la procédure, l'homme gardait plusieurs journaux au cas où l'un d'eux serait perdu. Un compartiment caché glissa et révéla un livret fait d'une vieille couverture usée et de pages jaunies retenues par une spirale.
Caleb s'était abstenu de replonger dans ce passé encore trop présent, par peur de se blesser. Mais maintenant qu'il ne lui restait plus qu'un fragment de son ancien tout, il ne pouvait plus l'ignorer. L'exploration du contenu l'occupa des heures. Il oublia de manger, écroulé dans les brumes de sa lecture, assis par terre contre le mur. À chaque mot lu, il se rappelait mieux et les paroles dessinaient des scènes, des échanges partagés entre eux. Des moments privés et intimes. C'était dangereux, ils le savaient tous les deux, mais Maxim aimait se brûler avant d'accepter les choses. L'entrée la plus récente du journal évoquait leur dernière discussion à ce sujet.
— C'est ce qu'il y a de l'autre côté : toutes les possibilités du monde. On ne peut pas les voir, alors on ne peut que théoriser et le choix nous revient si l'on accepte de regarder.
— Ce que tu dis ressemble à une interprétation douteuse de la physique quantique.
Maxim sourit face au scepticisme de Caleb.
— Je crois que j'ai trouvé une façon d'ouvrir la porte, une faille dans ses mécanismes de verrou. C'est simple en réalité...
— Tu es fou... Et les autres ? Il ne faut pas ouvrir la porte, cela fait partie des règles de la communauté.
- Cela devrait être un choix personnel. Resmond ne devrait pas décider pour tout le monde.
— Ne me dis pas que tu veux vraiment le faire ?
Il ne répondit pas tout de suite, préférant embrasser Caleb pour tenter de taire ses craintes. Le baiser était ardent et en appelait plus, mais ils se séparèrent, soudain trop sages.
— Je le dois. C'est toute ma vie. C'est mon unique choix jamais accompli.
Caleb se réveilla en sursaut, le journal posé sur ses jambes. La fatigue l'avait assommé. Il se sentait lourd et battu par son court sommeil. Son cœur accéléra lorsqu'il se leva, le laissant essoufflé dos à la cloison. Seulement un jour après leur conversation, Maxim avait péri dans un accident, une chute aux abords de la porte, là où il venait souvent faire ses relevés. La coïncidence était grotesque, impossible à croire.
Sur la dernière page du journal, une méthode pour franchir le passage blindé était décrite en détail. Le fruit d'années de travail et de recherches. Caleb ne sut quoi faire de la découverte qui avait emporté sa moitié. Lui-même commençait à s'interroger sur la légitimité de la fermeture de la porte, ainsi que des mystères interdits qu'elle cachait. Sans nul doute, Resmond serait ravi d'adresser ce manque de foi et d'enterrer cette déviation en lui rappelant l'importance de la communauté. La vie suivait son cours paisiblement depuis que la porte était fermée, alors pourquoi se risquer à l'ouvrir ?
Caleb repoussa les pensées, obsédé par autre chose : avant tout, il voulait un aveu et la fin de l'hypocrisie. Le journal regagna sa poche, puis il quitta la maison d'un pas déterminé et descendit en ville.
Une réunion animait les arches de la halle. Les gens d'Alpha, tous agglutinés, ne virent pas arriver Caleb. Il écarta nerveusement la foule. On le laissa passer jusqu'au premier rang en lui assénant toujours ces regards désolés qu'il détestait. Sur le podium central, Resmond annonçait les nouvelles et discutait des projets futurs. Le chef ne remarqua pas la commotion, contrairement à l'œil de Peltia. Elle décida de le laisser faire.
Cent fois, Caleb imagina interrompre le discours, mais il ne trouva ni les mots ni la force. L'éducation engravée en lui l'en dissuadait, il franchirait le point de non-retour. Cette inertie le dégoûta, car Maxim n'avait jamais eu peur de parler. Il se prépara à partir, honteux, lorsque la fin de la séance fut sonnée. Le retrait de la foule le révéla à Resmond et le chef lui sourit en quittant son piédestal. Peltia se limita à observer.
— Je suis heureux de te voir de retour parmi nous.
Sans la pression du groupe, Caleb ne retint plus ses intentions.
— Pourquoi Maxim devait mourir ?
Resmond perdit sa chaleur et jeta un regard à la ronde pour vérifier que personne n'écoutait.
— Il n'y a malheureusement pas de réponse à cette question. La réalité peut être affrontée, mais jamais tout à fait comprise.
— Pourquoi ne pas l'avoir laissé ouvrir la porte ? Peu importe la réalité à affronter...
— Ce n'est pas du tout la même chose. Écoute, mon rôle est de faire en sorte que notre communauté soit heureuse. C'est ma fonction historique, celle de mon père et de mon grand-père avant moi, une chaîne remontant aussi loin que la mémoire d'Alpha ne le permette. Alors je ne peux céder aux sirènes de la curiosité et du mystère. Certaines questions sont dangereuses et leurs réponses plus encore. Le bonheur ne peut s'obtenir qu'avec un sacrifice. Un sacrifice dont je suis prêt à porter le fardeau.
— Quel sacrifice ?
— Celui de l'ambition.
Eh bien, c'était un sacrifice inutile. Tu as échoué, je ne suis pas heureux.
Fais-tu encore seulement partie de notre communauté ?
La mâchoire de Caleb demeura soudée. Une réponse plus éloquente que les mots. Il s'éloigna en comprenant que déplacer des montagnes était impossible, plus désespéré encore. Ses pas l'emmenaient vers la porte et l'œil de Peltia le suivit. D'un geste, Resmond ordonna à la gardienne de faire son travail.
À l'autre bout d'Alpha, l'accès à la porte passait par les pierres d'un vallon escarpé. Le chemin rarement emprunté montait jusqu'à une esplanade naturelle où le décor s'ouvrait sur le monument d'acier. Au cours des années, peu osaient braver le tabou qui entourait les lieux ; on apprenait dès le plus jeune âge à ne pas déranger la paix de la porte. Des enfants plus curieux ou des adultes désœuvrés venaient parfois, mais Resmond rappelait tout le monde à l'ordre, avec sa gentillesse habituelle.
Il y avait eu des personnes plus résolues, comme Maxim. Des gens qui ne se satisfaisaient pas du non, des gens qui devaient savoir. Perché sur les hauteurs, Caleb regarda en contrebas, dans un fossé tombant abruptement aux abords du plateau. C'était ici que Maxim aurait perdu l'équilibre. Une grimace écœurée froissa son visage. La nausée l'obligea à reculer, il tituba en arrière, ses pieds glissèrent sur la roche lisse et un bras fort le stabilisa. Peltia le retint contre sa figure taillée dans le marbre, aussi solide qu'une colonne.
Surpris, Caleb se détacha d'elle et prit de la distance sans la quitter des yeux. Après réflexion, la présence de cette femme ne l'étonnait pas. Il réalisa néanmoins avec quelle facilité elle aurait pu clore le chapitre.
— C'est toi qui l'as fait ? C'est ce que Resmond voulait ? demanda-t-il au mépris du danger.
Elle se tut, indéchiffrable, avant de céder :
— Il a glissé, comme toi.
— Sûrement, tu devais le surveiller, comme moi. C'est ce que tu as vu ? Vraiment ?
La question parut l'ennuyer et elle pencha la tête vers le sol, choisissant le silence. Caleb y vit un aveu. Il passa à côté d'elle pour approcher la porte et murmura :
— Tu mens.
Puis il leva les yeux vers le sommet de la barrière, redescendit sur les verrous disposés autour du disque et termina par les consoles de commandes encastrées dans la paroi. La logique, le langage et la sécurité impliqués dans le contrôle de la porte étaient des vestiges d'un autre temps, d'une civilisation différente. Mais la méthode de Maxim semblait en avoir percé les secrets.
— Tu ne t'es jamais demandé ce qu'il y avait de l'autre côté ? reprit Caleb à haute voix.
— Si.
Il prévoyait plus de silence et la réplique l'intrigua.
— Qu'as-tu imaginé ?
Je ne sais pas, dit-elle en haussant les épaules.
Maxim m'a dit qu'il y avait des possibilités, des choix.
— C'est ce qu'il m'a dit aussi.
— Je crois que je veux savoir ce qu'il y a derrière, je ne peux plus l'ignorer. Je veux savoir pourquoi vous l'avez tué.
Le calme des paroles de Caleb blessait plus que la haine. Pour la première fois, l'impassibilité de Peltia vola en éclats. Son front se rida, soucieux, ses traits étaient tristes.
— Ne fais pas ça. C'est trop dangereux.
— Pour moi ou pour la communauté ?
— Les deux, finit-elle par admettre.
Lorsqu'il se dirigea vers les commandes, Caleb se prépara à une intervention de Peltia, mais la borgne ne fit rien. Elle se détourna vite et prit la route opposée, vers Alpha, agitée par une détresse peu commune. Resmond prendrait la décision. Malgré ses airs de dure, Peltia n'avait pas le sommeil tranquille. Cette fuite offrait un peu de temps à Caleb et il se dépêcha. Sans même s'en rendre compte, il venait de faire un choix grave, il venait de faire le choix de l'ambition et marchait désormais dans les pas de son amour, au bord du précipice. Il poursuivait son fantôme.
Grâce à son savoir technique et ses discussions avec Maxim, il parvenait à décrypter les schémas et les explications inscrites dans le journal, commençant à expérimenter avec les panneaux des boutons et de leviers. Il progressait rapidement, entrant dans une forme de transe où il enclenchait les séquences requises pour l'ouverture. La mémoire de Maxim le guidait, il voyait l'homme accomplir les mêmes mouvements sûrs à sa place.
— Arrête.
Sa main resta suspendue au-dessus de la validation finale, immobilisée par l'autorité de Resmond.
— Laissez-moi faire, répliqua Caleb de dos, pourquoi cela vous importe-t-il tellement ?
— Tu ne comprends pas. Cela créera un précédent. Tout comme Maxim t'a inspiré, tu en inspireras un autre, puis la réaction en chaîne sera dévastatrice. En peu de temps, tout sera ruiné.
— Comment le sais-tu ? Pourquoi les choses ne pourraient-elles pas être meilleures ?
— L'ambition, les choix, certains seront mauvais, toujours, car la réussite intéressée est synonyme de pouvoir. Les hommes ne peuvent s'empêcher de causer des catastrophes pour se satisfaire.
— Et les rêves ?
— Les rêves...
Resmond soupira, affecté par l'idée, ses yeux regardant au-delà de Caleb, tout droit au travers de la porte.
— Les rêves sont terribles. Ils doivent être craints. Ils sont un abîme que personne ne devrait se risquer à franchir. Ils sont à la racine de la déception et de la jalousie.
J'en ai assez des peurs ! Maxim n'avait pas peur de rêver et ça le rendait beau.
Peltia !
Le temps parut ralentir. Caleb tira une manivelle tandis que la gardienne se jetait sur lui. Un grondement retentit, pareil à une corne ancienne annonçant la charge. Le métal tonna, grinça, remit en mouvement après des siècles de repos. Chaque verrou claqua, l'un après l'autre. De la poussière et des débris tombèrent du plafond. La terre tremblait, Peltia empoigna Caleb, mais se figea en réalisant l'inutilité de son agression ; le mal était fait. Une secousse emporta le couple au sol alors que la porte commençait lentement à s'entrebâiller. Derrière eux, Resmond s'écroula à genoux, anéanti par ce qui se déroulait face à lui.
Un halo de lumière pénétra la cave et enveloppa toute la ville. La zone éclairée grandit, avala les parois, éclipsa Sun-o soudain réduit à une étoile trop distante pour rivaliser avec la puissance de l'illumination. Après le vacarme vint un silence qui pétrifia la scène. La porte s'ouvrait avec patience, comme une gueule sur le point d'engloutir une proie. Bientôt Alpha n'existait plus, son monde n'existait plus, transfiguré de façon irréversible. Caleb contempla une nouvelle perspective.
Partout où il regardait, il ne voyait plus les choses comme elles étaient, mais comme elles auraient pu être, comme elles devraient être. Peltia avait deux yeux. Resmond, quant à lui, avait disparu. Par la grande fenêtre ouverte sur l'extérieur, Caleb perçut un paysage indécis où l'herbe poussait sur les lacs et les mers noyaient les montagnes. Le ciel n'était qu'un miroir reflétant un autre ciel reposant dans la terre et engendrait une infinité de fractales. Leurs identités se mélangeaient, toutes égales, pourtant distinctes. À l'horizon de cette brume des possibles se tenaient les copies de Maxim, minuscules, telles des flammes d'ombre. Une vision aussi enivrante qu'addictive.
Il passa la porte qui ressemblait désormais à une lentille pointée sur cet autre monde. Au moment où il franchit le seuil, une éventualité le frappa physiquement : Peltia qui le poignardait quelques minutes plus tôt. La froideur de la lame glissant entre ses côtes jusqu'à son cœur le fit frémir, puis la possibilité se désagrégea. La gardienne marchait avec lui, son attitude déliée, émerveillée comme jamais. Ils arpentèrent ces terres de cristal qui se modelaient à mesure de leurs pas. Une version d'Alpha apparut, tout en transparence, ses maisons de glace aux murs inondés de lumière. Des silhouettes remplies de potentiel peuplaient les rues impossiblement larges. La petite ville était devenue une cité.
Le paysage aurait dû paraître étrange aux visiteurs, mais pourtant ils se sentaient chez eux. De bonnes odeurs et des voix familières créaient une atmosphère accueillante, propice à l'imagination.
— Tout ce que vous changerez aura un coût.
Une forme de fumée s'étendit en volutes et roula hors de la foule. Resmond émergea du brouillard d'habitants tel un spectre.
— L'Alpha que vous connaissiez n'existe déjà plus...
— Les choses iront pour le mieux, rétorqua Caleb en admirant le futur.
— Le plaisir de la curiosité rend aveugle. Vous avez déjà piétiné un royaume pour arriver ici. Vous en détruirez un autre pour une parcelle personnelle et éphémère, puis vous en conquerrez plus encore pour étendre le rêve. Combien auront à tomber comme moi et la communauté ? Peltia, ne le sais-tu pas mieux que quiconque ?
L'adresse intrigua Caleb qui se détacha des possibilités et se tourna vers la gardienne. Puisqu'elle ne répondait pas, ses yeux baissés, Resmond expliqua :
— Elle est un rejeton d'un rêve. Elle est arrivée un jour par la porte, terrifiée, blessée, unique rescapée amnésique de l'ambition d'un autre. Ils seront nombreux ceux qui comme elle s'échoueront sur nos rivages abstraits, vidés, réduits à des rebuts charriés par vos orgueils, vous, les rêveurs... Peut-être faisions-nous tous partie d'un rêve, mais nous ne recherchions que la tranquillité, loin du tumulte, à vivre sans heurt. C'est fini, désormais.
Ses derniers mots s'intégrèrent à l'air, au paysage, sur les visages, dispersés partout comme du pollen soufflé par le vent. Caleb vécut le regret, mais sans fléchir, pas plus que Peltia. Ils avaient goûté à l'ambroisie des possibilités et s'en étaient intoxiqués. Au travers des courants de la foule, chacun trouva une chimère à poursuivre. Maxim pour Caleb, qui le dirigeait de loin, se retournant souvent pour lui rappeler son sourire. Une famille pour Peltia, des enfants, les siens, qu'elle poursuivait avec un cœur fort. Resmond les observa tristement. Les mirages continuaient de danser, les mondes continuaient de tourner et leurs rêves avalaient tout sur leur passage. Toujours, ils ne faisaient qu'effleurer le bonheur et lentement, l'amertume projetait une ombre immense sur eux ; certaines choses ne pouvaient être qu'acceptées et jamais retrouvées. Ils étaient frappés par une malédiction où tout demeurait inachevé.