- Quand le monstre, c'est le rêve : 2 Lovecraft en 1
Quand on parle des écrits de Lovecraft, certains critiques ont tendance à les répartir en trois cycles chronologiques :
- Le Cycle des Histoires Macabres, ensemble de courtes nouvelles d'épouvante sans interconnexions, s'étalant de 1905 à 1920.
- Le Cycle du Rêve, ensemble de balades oniriques et hallucinées où les rêves se confondent avec la réalité, de 1920 à 1927.
- Et enfin le Cycle de Cthulhu, qui est le plus populaire de l'écrivain, de 1927 à 1935.
Et pourtant, le cas de son récit La Couleur Tombée du Ciel, publié en 1927, est fascinant, car il est à la jonction entre deux cycles, tiraillé entre une influence onirique à la Lord Dunsany (contemporain de Lovecraft, précurseur de la Fantasy), et l'horreur cosmique des Anciens Dieux. Mais elle est aussi annonciatrice d'une autre horreur, cette fois-ci réelle, dont on découvrira l'ampleur bien après la mort de l'auteur...
L'histoire
L'histoire de cette nouvelle est celle d'un jeune architecte venu inspecter une lande à Arkham en prévision de la construction d'un réservoir. Cependant, il entend rapidement parler de rumeurs concernant cette "lande foudroyée", à propos d'un météore venu du ciel, et de la famille Gardner qui en a subi les conséquences funestes...
Il découvre alors la terrifiante vérité derrière les événements qui se sont produits sur cette lande condamnée : l'apparition d'une couleur dont on ne peut concevoir le spectre, et que l'œil humain ne peut appréhender, sous peine de sombrer dans la démence.
Couleur cosmique ?
Finalement, qu'est-ce que La Couleur Tombée du Ciel ?
Un récit du Cycle de Cthulhu, où on le rattache d'ordinaire, avec son météore rappelant une entité impie et indescriptible venue d'un royaume oublié du cosmos ?
Ou bien est-ce une nouvelle du Cycle du Rêve, de par l'aspect presque onirique qui semble émaner de cette "lande foudroyée", grise et terne ?
Cette possible liaison avec ce dernier cycle semble plus plausible - de par la date de publication publication de la nouvelle. En 1927, Lovecraft n'avait pas abandonné le cycle du rêve, et celui de Cthulhu signe le démarrage d'une nouvelle ère pour l'auteur, une rupture sur certains points, aussi bien concernant son imaginaire que son style. Or, la prose de La couleur tombée du ciel, ainsi que cette impression d'onirisme cosmique suintant de chaque centimètre du terrain des Gardner, rattache clairement la nouvelle au cycle du rêve.
Et certains autres éléments, pour leur part, appartiennent tout aussi clairement au cycle de Cthulhu : avant tout l'infinité démentielle de l'univers, qui signifie l'insignifiance de l'être humain, au contact de laquelle n'attend que la folie. N'est-on pas, alors, face à une sorte de récit hybride, mêlée des peurs du cosmos et de celles des rêves houleux ?
Holocauste coloré
Mais il n'y a pas que le tiraillement entre deux cycles qui soit fascinant dans cette œuvre, puisque dans la propriété de cette famille damnée, où d'étranges plantes poussent ici et là, une phosphorescence inquiétante émane de tout ce qui est vivant. Cette matière, sortie du météore, ronge et "suce la vie" d'absolument tout sur son passage. Elle maintient son emprise sur le vivant pour des années, et est aussi effrayante que l'aspect presque prophétique que revêt la nouvelle.
Car, notre couleur tombée du ciel...ne serait-elle pas un reflet déformé de la radioactivité ?
Il est intéressant d'apporter un peu de contexte : Lovecraft a vécu en plein essor d'un matériau considéré à l'époque comme une solution miracle : le radium. En effet, après les découvertes des Curies, la radioactivité est avant tout vu comme vecteur de bienfaits extraordinaires et durant les années 10 et 20, de nombreux produits associés à du radium inondent le marché.
Cependant, un an avant la parution de La Couleur Tombée du Ciel, une découverte majeure est faite dans le domaine de la radioactivité : le chercheur généticien Hermann Joseph Muller découvre les effets mutagènes de la radioactivité. Lovecraft, en bon amateur des découvertes scientifiques, n'aurait-il pas vu en cette découverte, l'opportunité d'horrifier la radioactivité, elle qui semblait avant si rayonnante ? Le parallèle entre le météore et cette découverte mène alors ce récit à une sorte de vision, certes involontaire, d'un cauchemar radioactif et apocalyptique, proche de ce que l'on découvrira plus tard avec la bombe nucléaire.
Pour en revenir à des notes plus joyeuses, il est important de savoir que cette nouvelle est celle dont Lovecraft disait être le plus fier... et cela se comprend, tant elle est l'une des plus abouties du maître. Le lieu est, lui aussi, iconique de par l'aspect que lui donne Lovecraft : maudit et stérile, victime d'une étrange pierre tombée du ciel, et premier destinataire d'un message âpre et isolé d'autres royaumes, perdus au cœur du cosmos.
Telle cette aberration chromatique qui suinte de la roche, qui voile l'existence de chaque être vivant, ce récit possède lui aussi une aura indéfinissable, impalpable et indescriptible, comme une couleur tombée du ciel.
Pour découvrir d'autres récits d'horreur, on ne peut que vous conseiller cette chronique sur les Chefs-d'oeuvre de Junji Ito ! Sinon, on avait fait ce petit papier biographique sur Lovecraft, histoire d'en apprendre plus sur le "reclus de providence".