Critiques

Vei : Vaincre les Dieux, et renouveler l'inrenouvelable

Par Dragonarcane
3min 7 septembre 2023
Vei : Vaincre les Dieux, et renouveler l'inrenouvelable
On a aimé
L'originalité
Les efforts d'adaptation sans trahison
Les dessins, très soignés et parfois innovants
On n'a pas aimé
Des personnages parfois trop simples

Encore une fois de rudes vikings et des dieux vengeurs ? C'est ce que l'on pourrait dire en saisissant Vei, une imposante BD haute en couleurs sortie il y déjà deux ans. Repu, l'on pourrait reposer l'ouvrage, en se disant in petto que ce n'est là rien d'autre que du marketing, un vague copier-coller de thèmes connus depuis notre enfance esseulée au creux des livres (vous savez très bien ce que je veux dire). La mythologie nordique est à l'honneur ces dernières années, que ce soit dans les séries (Vikings, Vinland Saga), les jeux-vidéo (God of War, Assassin's Creed) et même les BDs, comme celle présentée aujourd'hui. Scénarisée par Sarah B. Elfgren et illustrée par Karl Johnsson, cette oeuvre mérite pourtant qu'on ne la repose pas tout de suite, et qu'on plonge plutôt avec elle dans les profondeurs bleu-sombre de ses pages.

 

Vei, c'est en effet l'histoire d'une jeune géante (la chose est plus compliquée bien sûr) du même nom, portée par les flots, recueillie par des hommes avides de sang et de gloire, qui cherchent à s'attaquer à Jötunheim, la terre de ces mêmes géants. Autrement dit, des vikings purs et durs, même si certains s'avèrent plus complexes que leur aspect de fer pourrait laisser penser. Pourtant, malgré toute leur force et tout leur orgueil, ils seront vite de peu de poids une fois pris dans les intrigues divines, et l'affrontement terrible entre les dieux d'Asgard et les géants. À Vei de prendre les décisions qui s'imposent et de comprendre les enjeux secrets de la guerre au grand jour ; au lecteur de s'engager avec elle sur ces sentes parfois sinistres, parfois souriantes.

Les beaux dessins de cette BD ont des couleurs qui hésitent toujours entre la vie éclatante et la mort tout aussi frappante, et les traits des géants sont notamment saisissants, assez neufs. L'histoire elle-aussi est assez originale, sans que la fin soit proprement stupéfiante j'en conviens, dans sa reprise des codes et thèmes nordiques. Reprise oui, mais reprise maîtrisée. 

C'est bien là tout l'enjeu des œuvres nordistes, qui doivent composer avec les attentes très fortes d'un public biberonné aux clichés et autres références ressassées encore et encore par la mer du Nord (je ne peux que recommander l'oeuvre de l'historien Bruno Dumézil pour qui s'intéresserait à la question). Les vikings sont violents et primitifs, le sang abonde. Une fois cela dit, quoi de neuf sous les brumes ?

Quelques éléments communs aux œuvres nordistes de ces dernières années : les dieux d'Asgard, et surtout Thor et Odin ne sont plus des héros et des modèles, mais des personnages sombres, tourmentés, voire mauvais. De même, est avant tout mise en avant l'indépendance des personnages féminins, leur agency (pour parler jargon), tout comme la noblesse et la légitimité des anciens minorisés, notamment les Géants, qui n'étaient jusque là guère plus que des bêtes primitives, appelées à s'effacer sous les roues des chars asgardiens et du progrès de l'histoire. Plus singulièrement, Vei met en avant le personnage de Freya, d'ailleurs en remettant en cause les codes qui la représentent comme nécessairement mince et fine, et la nature très ambiguë de Loki, en insistant sur son androgynie plus que sur sa moralité, ce qu'on pourrait regretter car cela aplatit un peu son caractère, mais d'autres personnages sont plus complexes moralement. Quant à la figure de Dal, je laisse la surprise, mais elle m'a paru très intéressante, et assez novatrice, digne d'être remarquée. L'habileté avec laquelle les cases s'enchevêtrent parfois pour représenter les évolutions de ces personnages, leurs recherches et leurs hésitations, m'a particulièrement marqué, parce qu'elle parvient à rendre un peu de la grandeur des lieux, et des difficultés à s'orienter, dans le palais des autres et dans sa propre histoire.

Mon interprétation est déjà peut-être évidente : j'ai aimé cette œuvre, non parce qu'elle serait complète, parfaite, mais parce qu'elle ose, sans pour autant renier toutes ses racines. N'est-ce pas l'équilibre que nous réclamons et voulons tous, retrouver la fraîcheur qui nous a fait aimer de prime abord ces œuvres ? Pour cela, il faut accepter des changements, qui, s'ils sont bien menés, s'expliqueront, ou plutôt se sentiront et vaudront par eux-mêmes. J'aurais aimé des personnages plus complexes, peut-être, que les frontières soient plus troubles encore sous le brouillard de guerre, et que les joies soient plus amères, mais c'est que je suis méchant, et l'oeuvre n'est pas simple ou simpliste.

 

Malgré certains commentaires glanés de-ci de-là, je trouve que Vei parvient à cet équilibre subtil entre ce qui réconforte et ce qui surprend, ce qui dérange et ce qui rassure, par son adaptation de la mythologie nordique, celle que l'on peut reconstituer à travers les œuvres des chroniqueurs chrétiens (ne jamais oublier que nous n'avons pas accès aux documents de la mythologie première, pour diverses raisons) et celle constituée ces dernières années par toutes les œuvres nordistes qui vont désormais partie de la culture commune.

Je ne peux qu'espérer que Vei y trouve également sa place, et contribue à faire vivre, c'est-à-dire évoluer, ce patrimoine riche par sa diversité même.

 

Pour se procurer cette BD originale, c'est sur le site d'Ankama, qui a édité l'ouvrage

 

Si jamais vous aimez la mythologie nordique (comme nous) n'hésitez pas à jeter un oeil aux

chroniques d'Alex Moon, de Lildrille et d'Eve :

Le Sentier des Astres (Stefan Platteau)

L'Ombre des Dieux (John Gwynne)

La mémoire d'Odin (Jason R. Forbus et Martina Gianello)

La Saga des Vikings (Linnea Hartsuyker)

Le Crépuscule des Dieux (Nicolas Jarry)

Prélude au Ragnarök (Federico Saggio)

La Dernière Veille des Dieux (Aurélie Haderlé)

La Mythologie Viking (Neil Gaiman)