1.
| Premiers repères
On devrait commencer par noter la recrudescence du terme de dystopie, par lequel on désigne à la fois des fictions populaires et des oeuvres d’avant-garde, ou bien des régimes dictatoriaux bien réels, ou les dérives possibles de notre société. La présence croissante de la dystopie dans notre imaginaire serait-elle le signe que l’idée de progrès cède peu à peu à une désillusion pragmatique et désespérée ? Rien n’est moins sûr, et nous verrons, au fil des articles, que la dystopie est peut-être particulièrement à même de nous faire renouer avec le désir du progrès.
La dystopie est connue pour mettre en jeu la société. Elle est donc liée à l’histoire des idées politiques, mais par son origine critique, qu’on la situe au 20e siècle avec Le Meilleur des Mondes de Huxley ou 1984 d’Orwell, ou au 16e siècle avec Utopie de Thomas More, elle a développé sa propre manière de penser. En la définissant aujourd’hui, on va découvrir quels sont les principaux traits de la pensée dystopique.
2.
| Quels livres sont dystopiques ?
Rappelons d’abord que le genre est une catégorie pratique, dont se servent les éditeurs à des fins marketings, les libraires pour guider le lecteur, les universitaires pour construire des grilles d’analyse. Tenter une définition de la dystopie revient donc plutôt à faire un « guide de voyage » dans un territoire littéraire dont les frontières bougent à chaque nouvelle publication.
En général, on associe l’émergence de la dystopie à la publication du Meilleur des Mondes et de 1984, ainsi que de Fahrenheit 451 de Bradbury et de Nous autres de Zamiatine. Une définition de la dystopie par les points communs de ces romans en ferait la mise en scène, dans un futur plus ou moins proche, des dérives du monde contemporain (société de consommation, communisme, développement technologique exponentiel, nationalismes, etc…). Elle serait insuffisante : le tome sept d’Harry Potter, typiquement, met en scène une dystopie au sein d’une uchronie de fantasy. Surtout, la dystopie contemporaine ne met pas en jeu que des problèmes liés à la gouvernance des peuples. Le film Her, par exemple, qui raconte la relation amoureuse d’un écrivain avec une IA, peut-être qualifié de dystopie sentimentale.
Pour dépasser cette limite, il faut jeter un oeil sur le fonctionnement de la dystopie. Elle est la plupart du temps construite sur des idéaux positifs (égalité, bonheur etc…), dont elle interroge la réalisation. De ce point de vue, la dystopie est une prolongation de l’utopie, dont elle met en lumière les dimensions problématiques. Nous explorerons maintenant cette hypothèse.
3.
| Origine de la dystopie
En 1516, Thomas More, un philosophe et homme politique anglais, publie L’Utopie - titre en grec qui signifie à la fois le lieu qui n’existe pas et celui où il fait bon vivre. Comme de nombreux livres de l’époque, celui-ci contient des images : la première à apparaître est une carte de l’île, mais la disposition des villes et le navire représenté au Sud figurent un crâne. More signe de son nom latinisé, Mori, ce qui veut dire en latin la mort, et qui mime l’expression memento mori, soit : souviens-toi que tu es mortel.
Comment interpréter ces références macabres ? More désire peut-être un lecteur méfiant quant à l’utopie qu’il propose, peut-être veut-il mettre en garde contre les excès de ce régime imaginaire, contenant en lui les germes de sa destruction. Mais il rappelle lui-même que s’il est une philosophie convaincue de son bon droit et de sa force, qui se prétend applicable en tout lieux, il en est une autre qui connaît sa place : sur le côté, où les perspectives changent, où les certitudes vacillent. C’est de cette démarche que se réclame la dystopie. Les événements et les éléments du récit dystopique se veulent ambigus, visant à faire remettre en question ce que le lecteur valorisait jusqu’à présent. Tout y est déplacement, de contexte (d’usage, par exemple, d’une technologie, dans certains épisodes de Black Mirror), de point de vue. C’est pour cette raison que la mise en scène du regard est constante dans les dystopies, via par exemple celui omniprésent de Big Brother dans 1984, ou bien via les caméras dans Hunger Games et la mise en scène des combats.
Par un pas de côté, la dystopie veut nous faire apprendre autrement ce que l’on tenait pour acquis. Le sens des choses s’y infléchit, pour nous faire réfléchir, d’une façon cruelle, sur leur destruction possible, sur l’annulation d’un projet utopique, par exemple mais pas que, dans sa réalisation.
4.
| Quelques définitions possibles
More, avec L’Utopie, fonde un nouveau type de récits, caractérisés par la présence simultanée de ces deux termes contradictoires : refuser la réalité par l’invention de nouvelles manières de vivre ensemble, et admettre l’ambiguïté des constructions politiques ainsi inventées. La dystopie est présente lorsque l’on insiste sur ce second terme, et que l’on préfère l’ambiguïté de résultats contradictoires au dogmatisme des solutions exclusives.
L’utopie contemporaine et la dystopie encouragent une perception exclusive des choses : leur but est de désigner ce à quoi il faut adhérer, ce qu’il faut condamner. La dystopie maintient aussi longtemps que possible la divergence des points de vue. Celles-là veulent convaincre leur lectorat d’une idéologie décidée en amont, dont la construction est étrangère au récit qu’elles contiennent. Dans la dystopie, les idées, les valeurs, les ambiguïtés sont construites dans le récit, à travers la découverte de l’univers fictif et les évolutions des personnages. De cette manière, la dystopie ne présente jamais de point de vue unique, que ce soit par la multiplicité de personnages dont les voix diffèrent, ou par la présence de plusieurs narrateurs. La dystopie interroge, mais elle ne ferme pas les possibles, elle ouvre plutôt à la diversité des devenirs du présent, qu’on le prenne sous l’angle technologique, idéologique ou même sentimental.
La dystopie se caractérise a minima par ces trois points : elle nous place en étranger vis-à-vis de notre propre monde (en le caricaturant par exemple), les éléments de ses récits sont toujours sujets au changement de sens, et enfin, elle cherche à déconstruire les systèmes de croyance - surtout ceux qui se présentent comme suffisants et absolus.
5.
| Conseil de lecture
Pour conclure ce premier article, je vous propose Malevil, de Robert Merle, publié en 1972. Après une destruction d’origine non-précisée, probablement atomique, un groupe de survivants miraculés tâchent de reconstruire une société dans un vieux château du moyen-âge, le château de Malevil, dans le Périgord.
La narration est fictivement par le chef du groupe Emmanuel, dont on lit le journal, agrémenté de notes de son ami Thomas. Livrés à eux-mêmes, que peuvent-ils désirer reconstruire, si ce n’est une utopie ? Mais est-elle possible, face aux dangers de l’extérieur ? Comment constituer une utopie, lorsque chaque résident du château de Malevil est si différent ? Ainsi, ce sur quoi porte le roman, c’est sur les moyens de faire politique ensemble, et sur les contraintes de cette pratique.
Lien vers le livre
Chez l'éditeur
Edit :
2/4 : Histoire de la dystopie
3/4 : La dystopie contemporaine et le YA
4/4 : Thèmes et enjeux de la dystopie