1.
| Inventer en littérature
J’ai parfois des caprices d’enfant avec mes livres : je cherche une épopée dont les personnages ébranleront mes passions, un monde, doux ou cruel - qu’importe - qui exalte ma volonté, mes déboires et mes succès. Je cherche de la magie, de la folie, la puissance dans la lecture : des textes où peut exister ce que le réel refoule. J’ai conservé, aveugle, ces attentes trop longtemps, hermétique au délire propre à Fabrice Colin. Mais après avoir réalisé mon erreur et fouillé Golden Age, j’y ai découvert une écriture jouissive, intense et généreuse.
Fabrice Colin part de ces pulsions qui n’ont, malheureusement, pas d’autre destin que l’art - du corps, en tant qu’il produit sans cesse des idées et les organise, et du désir qui pousse à y voir son reflet, à créer des choses belles à son image. Puis il place quatre vieux bonhommes en panne d’inspiration, une jeune femme que l’amour quête, un gosse introverti curieux, et quelques âmes errantes. Et le roman est presque lancé. Il ne manque que l’elfe, être espiègle que dissimule le réel, qui agit sur le récit comme ces idées qui surgissent - d’où ? De sorte que la narration fonctionne de la même manière que la création dont elle parle ; par irruptions d’idées et d’images.
Et puisque la création, ce n’est pas une parcelle maigre et restreinte de l’existence, mais l’être - la vie même - au loin Fabrice a rajouté la guerre, son obstacle.
C’est la perception de cette structure originale qui m’a manquée de prime abord. Un système narratif fonctionne un peu comme un langage ; habitué, la lectrice ou le lecteur n’a guère besoin de la décrypter, il l’entend ; c’est par un phénomène semblable que les vieux romans, sur lesquels des générations ont vidé toutes les larmes de leur corps, nous paraissent parfois secs. Tout y est pourtant.
Cette introduction visait à vous montrer que ce système est significatif, qu’il porte en lui-même un message, et que nos goûts procèdent trop souvent de l’habitude. Mais l’auteur qui a le courage et le talent pour en inventer de nouveaux créé aussi de nouveaux paysages sensibles et intellectuels. Trouvons les intentions qui ont présidé à la création d’une telle histoire, et chacun des éléments qui la constitue deviendront intelligents.
Ce dossier sera une humble tentative pour découvrir quelles étaient les intentions de Fabrice Colin, quand il a écrit Golden Age. Mais la réussite, au fond, importe peu : il suffit que le sens m’y ayant apparu soit probable, pour en rendre la lecture agréable et vivante. Et alors, quelle lecture !
C’est d’ailleurs avec la bénédiction de l’auteur que je me risque à cette trahison, lui qui tient surtout à ce que le sens échappé du texte, comme le pissenlit effeuillé de la couverture, vienne au gré du hasard germer dans l’intelligence de ses lecteurs.
Bienvenue au Dandelion Manor !
Fabrice Colin est une des figures de prou de la Fantasy des années 90, incarnant avec ses amis Mathieu Gaborit et Henri Loevenbruck une partie de ce qu’on appelle la « Nouvelle École Française ». C’est à partir de ces auteurs que les maisons d’édition françaises ont commencé à se spécialiser dans la Fantasy nationale, comme La Volte (Horde du Contrevent, Damasio), Bragelonne (Le Paris des Merveilles, Pevel), Scrinéo, l’Atalante et encore Critic. Fabrice Colin a été quatre fois lauréat du Grand Prix de l’imaginaire (2000, 2004 à la fois dans les catégories Roman Francophone et Roman Jeunesse, et 2011 pour La Brigade Chimérique, BD dont il était scénariste en collaboration avec Serge Lehman). À partir de 2012, il change de genre et se consacre au polar et à la littérature générale. Golden Age, sorti le 5 octobre dernier, marque son retour à l’imaginaire.
2.
| Créer, c’est être vivant
Golden Age parle de la création, au sens le plus intime et le plus essentiel que peut prendre ce terme ; le problème n’est pas que de savoir comment faire des oeuvres d’art. Plus précisément, la création est envisagée comme notre faculté, au quotidien, à produire des idées, des phrases, des formes, que ce soit avec à la main une caméra, un stylo ou même dans une conversation. Pour Fabrice Colin, la création, c’est la perception en acte, et d’un coup devenue cohérente par notre volonté.
Dans Golden Age, pas de grandes aventures, de conflits énormes et d’épreuves mystiques à surmonter : ce qui compte pour l’auteur, c’est en quelque sorte l’intensité du texte. Ou pour être plus clair, ce que le lecteur percevra vite, c’est sa densité, le maillage serré de signification qu’il constitue. Fabrice Colin se place aussi bien dans l’héritage du merveilleux que de la littérature générale ; la syntaxe du récit héroïque est abandonnée, et moins car elle serait convenue, que parce qu’elle détournerait l’attention du monde créé par l’écriture, intense parce que dans l’instant, ambitieux car tourné vers l’épaisseur du quotidien.
Tu ne t'es jamais demandé pourquoi on voyait de moins en moins bien en vieillissant ? Pourquoi on devenait sourd ? [...] En fait, on voit et on entend toujours pareil. C'est juste le monde qui s'éloigne.
Et si les fées sont essentielles, c’est qu’elles permettent de représenter le sens des choses, leur devenir et leur signification ; dans Golden Age, le magique, c’est quand la perception devient intelligence. De cette manière s’installe un système narratif complexe, dont l’explication, à la manière d’un polar, ne sera donnée qu’à la fin. Béatrix, qui va au Dandelion Manor pour surprendre son amant Albert, est la seule pour qui les passages narratifs sont à la première personne, comme si elle était seule instigatrice du récit, de l’écriture.
De l’autre côté du livre, il y a un être magique, que l’on voit vivre depuis le monde des fées. Un elfe, un leprechaun, un lutin. Là, le travail poétique sur la langue est hypertrophié, au point que le style se substitue au récit comme finalité de l’écriture. Ces passages sont écrits en blanc sur des pages noires : cette alternance de couleurs symbolise la frontière entre le monde magique et le monde réel. Sur les pages blanches, où sont relatées les vies humaines, l’écriture, noire, n’existe alors qu’aussi longtemps qu’elle manifeste la présence des fées.
Je ne peux pas inventer - ce serait une menterie.
Et c’est là que se dévoile comment fonctionne le roman ; la force motrice n’y est pas l’instabilité provoquée par une situation de crise ou des conflits, comme ça peut être le cas dans des romans d’aventures ; elle est l’irruption, dans l’écriture, ensemble, du jeu, du sens et du plaisir. Et on ne pouvait pas rêver mieux que Fabrice Colin pour mener un tel roman, lui qui manie comme pas deux les changements de ton, de perspective, de focalisation ou de type de discours (dialogues avec ou sans tirets, pensées des personnages etc), sans jamais perdre en clarté et sans égarer son lecteur.
La matrice du récit, c’est, par le rêve d’un être magique, l’irruption d’un réel vivant dans la création. Mais Golden Age a quelque chose du récit apocalyptique ; face à la création désirée, il y a la mort. Ou plutôt il y en a deux.
3.
| - Oh, que c’est joli !
Vous trouverez au Dandelion Manor pas mal de personnages ; Trevor, Cassandra, Merlyn, Causabon, Albert, et ces quatre fameux écrivains sur le retour : Kembell Gradey, Carl Dodilus, James Balfour, et Flin Boyce.
Ceux-là cherchent à maîtriser l’inspiration. Ils la voient comme un phénomène, domesticable pourvu qu’on puisse en reproduire les causes ; mais sans renoncer à le définir comme un don des fées. Chacun développe donc sa méthode : l’un fabrique une machine qui décèle leur présence, un autre veut affliger son âme et torture son pupille, pour éveiller leur intérêt.
L’art de nous intéresser par ce qui ne mène nul-part, par cette effrayante suspension des passions dans le quotidien, par l’éparpillement de soi dans l’erreur et l’errance, voilà aussi ce que Fabrice Colin a emprunté à la littérature générale. Cette dimension tragique a deux causes. L’une est proposée de manière poétique au début du roman, tandis que l’autre constitue un de ses sens profonds.
L’Elfe, dès la première page, est associé à Hermès, et Trevor, que l’on suit alors, roule au volant d’une Mercurio - nom latin d’Hermès. Il s’agit, dans le monde antique, du dieu messager, mais aussi du seul qui parcourt à la fois l’Olympe et les Enfers. Douce manière de dire que le Dandelion Manor est un seuil à plus d’un titre, et que ses habitants ne sont pas de la première fraîcheur.
L'inspiration, c'est ma présence au monde. Or, nous vieillissons [...]. Peu à peu, le flot impétueux de la vie se tarit ; un jour, il nous quittera tout à fait.
La seconde cause se rapporte justement à cette idée d’intensité de présence au monde - dont l’inverse est figuré par le départ des fées. Le choix des fées est justement fait en rapport avec le kitsch naïf qu’on peut leur supposer ; avec elles, c’est le monde qui est vivant, les roses, le scarabée d’or, tout ce qu’on célébrait autrefois, et qui devient caduc avec l’industrialisation de la guerre et sa mécanisation.
Le départ des fées, il est aussi dans l’impossibilité de dire la guerre, de prendre conscience de son existence, absente qu’elle est et qu’elle demeure des discussions et considérations au Dandelion Manor. Et de leur départ découle une autre impossibilité : celle de célébrer le monde.
Ne serait-ce que par la qualité de son écriture, Fabrice Colin montre qu’il n’est pas infaisable - malgré l’absence du monde - de donner forme à l’intensité de notre existence, mais le problème qui se pose, et auquel je n’ai pas trouvé de réponse dans son roman, c’est justement : vers quoi la tourner ? Ou bien l’existence devient-elle un désir sans objet, un feu seulement, à la chaleur exilée au fond de nous-mêmes ?
Il me l'a dit, le nom du royaume où ils s'en allaient [...]. "Fy nghalon". Mon coeur.
Avec cette guerre, annoncée dans les journaux, dont personne ne sait prendre conscience et s’en prévenir, Fabrice Colin pousse le rapprochement avec les catastrophes climatiques à venir. Et la nostalgie de l’hymne qu’il éveille en nous ne saurait pourtant venir plus à point : car s’il est des solutions, elles sont peut-être aussi dans l’amour naïf et sans concession du monde - et des êtres humains. Peut-être qu’il n’y a plus de mensonge en deux-mille vingt-deux à dire d’un arbre en fleur qu’il est joli : car on ne peut plus le dire qu’avec un sentiment de perte, la nature agonisant, et de révolte.
Toutes les illustrations de cet article ont été crées à l'aide de MidJourney.
Les citations sont quant à elles, bien sûr, tirées de Golden Age.
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